dimanche 16 janvier 2011

"Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? " par David Ducoffre


 Première partie

Dans le livre de Steve Murphy Rimbaud et la Commune paru en 2010, une note de bas de page attire l’attention. Dans un article consacré au poème Accroupissements, l’auteur revient sur le problème de vers attribués à Rimbaud par les témoignages de Delahaye. A en croire celui-ci, Rimbaud aurait consacré une de ses « poésies ultra-comiques » à un concierge du collège de Charleville. Et Delahaye d’en citer deux vers de mémoire :

Derrière tressautait en des hoquets grotesques,
Une rose avalée au ventre du portier…

Chapeau bas ! L’allure de ces vers est effectivement rimbaldienne, et pas seulement par leur obscénité et le choix de mots qui se retrouvent dans Le Cœur volé, Les Premières Communions et autres (« hoquets », « grotesques », « portier »,…). Quelle syntaxe ! Le rapprochement avec Accroupissements va de soi, sauf que les reconstitutions de mémoire de Delahaye ont incité la critique rimbaldienne à une certaine prudence. Pourtant, Steve Murphy précise à la note 3 qui chevauche les pages 322 et 323 de son étude : « […] des recherches inédites de David Ducoffre, que nous ne connaissions pas au moment de publier la première version de ce chapitre, proposent des arguments incitant à prendre au sérieux ces reconstitutions. »
Rappelons quelles sont les reconstitutions de mémoire proposées par Delahaye. La plupart de celles-ci figurent dans son livre intitulé Souvenirs familiers paru en 1925. Mais, la publication originale s’est faite dans plusieurs numéros de la Revue d’Ardenne et d’Argonne de 1907 à 1909 sous le titre : « A propos de Rimbaud. Souvenirs familiers. » Dès 1907, Delahaye cite un vers inédit qui sonne effectivement comme du Rimbaud : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… » Il s’agirait du souvenir d’une « production initiale […] malheureusement perdue », quand Rimbaud se montrait « élève d’un boléiste fougueux : Ariste Lhéritier ». Sans définir le mot « boléiste » qui s’appliquerait plutôt à un élève remportant les premiers prix, Delahaye précise que son ami poète exhibait alors des « satires imitées du Lutrin, où il débutait dans l’humour violent qui devait nous donner plus tard A la musique et Les Assis. » En 1908, la moisson de Delahaye est plus riche encore. Outre les deux vers cités plus haut, il prétend avoir le souvenir d’un poème dont il ne précise que le titre : Le Carnaval des Statues, et d’une composition dont il parvient à restituer le sujet, ainsi que le premier et le dernier vers. Il s’agirait du « roman intensément passionnel – très condensé : vingt ou trente vers au plus – de quelque Andromaque dans une situation pire ; [il en a] oublié le titre, mais retenu la première et la dernière phrase, qui résument le sens » :

Brune, elle avait seize ans quand on la maria
[…]
Car elle aime d’amour son fils de dix-sept ans.

Et, en note de bas de page, Delahaye confronte l’évocation de ces deux poèmes perdus à la découverte des manuscrits inédits confiés par Forain à Millanvoye : « Ils se retrouveront peut-être, comme les pièces communiquées, l’an dernier, par Georges Maurevert : les Douaniers, les Sœurs de charité, dont parlait avec enthousiasme Verlaine, et plusieurs beaux poèmes en prose, qu’a publiés notre vaillant René Aubert dans sa Revue littéraire de Paris et Champagne. »
Et voilà que, toujours en 1908, Delahaye continue de nous impressionner. Il cite un autre texte inédit, et en entier cette fois. Il s’agit de huit vers que Rimbaud aurait transcrit au terme de l’Année terrible (juin 71) à l’intérieur même de la cloche d’une église de Mézières. Comment Delahaye peut-il avoir la mémoire intacte de ces huit vers (huitain ou deux quatrains), en les appelant ainsi erronément un « sixain » ? Voilà qui est incompréhensible. Il semble plutôt qu’il évoque négligemment un texte qu’il aurait sous les yeux. Ces vers sont d’ailleurs loin d’être mauvais : comparaison bien sentie des deux premiers vers, habile formulation prosodique d’une date au vers 3, truculence du vers 4 et balancement rythmique remarquable des quatre derniers vers en phase avec l’idée d’une cloche un peu louche.

Oh ! si les cloches sont de bronze,
Nos cœurs sont pleins de désespoir !
En juin mil huit cent soixante-onze,
Trucidés par un être noir,
Nous Jean Baudry, nous Jean Balouche,
Ayant accompli nos souhaits,
Mourûmes en ce clocher louche
En abominant Desdouets !...

Et toujours en 1908, Delahaye nous livre le tout début (trois vers) d’un autre poème inédit La Plainte des épiciers et, à ses dires, la quasi intégralité d’un poème en quintils destiné à la rédaction du Nord-Est ! Nous allons revenir plus loin sur ces deux citations exceptionnelles, d’ailleurs contemporaines du huitain précédent.
Précisons encore que, dans une lettre du 25 juillet 1924 à Marcel Coulon, lequel a alors annoncé une découverte (il va s’agir du poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs), Delahaye prétend à nouveau citer plusieurs vers inédits d’un poème perdu, une Lettre à Loulou, « une chose amusante que Verlaine a eue, car il en rappelle les rimes dans le Coppée […] : ‘Je renonce à Satan’, etc… De cette lettre (une moquerie contre l’impératrice Eugénie), [il aurait] retenu quelques vers : […] C’est de fin 70, un peu postérieur, probablement à l’ode funambulesque. »

Mon pauvre vieux Louis, va-t-en.
Adieu, cherche une barcarolle…
Faisons comme à la Périchole…
Et tu t’envoles, et je m’envole, [vers faux au plan littéraire, 9 syll.]
Et nous avons chacun nos nids…

Enfin, il ne faut pas oublier que, dans une lettre du 14 octobre 1883, Delahaye a recomposé, prétendument de mémoire et pour Verlaine, le texte des trois sonnets que ce dernier baptisa « Les Immondes » et qui nous sont connus sous le titre apocryphe Les Stupra. Delahaye a ainsi reconstitué en grande partie deux sonnets obscènes inédits : « Nos fesses ne sont pas les leurs… » et « Les anciens animaux saillissaient… », mais surtout rien moins que les quatorze vers du Sonnet du Trou du Cul, alors inconnu.
Tout le vingtième siècle a visiblement méprisé ces bribes, y compris les poètes et écrivains qui ont écrit sur Rimbaud : Breton, Claudel, Aragon, Char, Reverdy, Bonnefoy, Gracq,… Personnellement, il n’est pas une de ces citations qui ne nous fasse quelque bonne impression. Si Delahaye fut un faussaire, quel grand poète avons-nous perdu là ! Quelqu’un dira : « Peut-être s’est-il fait aider ? » De fait, seules deux citations sont d’un niveau accessible à Delahaye. Le vers : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… », pourrait relever d’un travail de pastiche, tandis que, malgré un petit caractère irréductiblement saisissant, les vers du roman « de quelque Andromaque » auraient pu venir sous la plume de tant et tant de poètes. En revanche, les autres citations présentent toutes des marques de génie qui peuvent difficilement passer pour tributaires de procédés imitatifs.
Contre la thèse de citations de mémoire par un non spécialiste de la langue des vers, observons que toutes ces citations témoignent de connaissances précises en fait de versification. Deux règles discrètes et difficiles à observer spontanément ne sont nulle part prises en défaut. La proscription du hiatus est observée sans faiblesse et la liaison des hémistiches peut être citée en exemple dans ce vers remarquable : « Une rose avalée au ventre du portier… » Aucun mot n’enjambe d’un hémistiche à l’autre d’un alexandrin, malgré une abondance certaine de césures audacieuses sur proclitiques. Qui peut croire que Delahaye s’est souvenu de mémoire du vers 13 du premier sonnet des Immondes avec, d’abord, sa césure (ici notée +) sur un proclitique, en l’occurrence le déterminant possessif « sa », et puis ses deux diérèses appuyées au second hémistiche : « Le front tourné vers sa + porti-on glori-euse » ? D’autres diérèses académiques sont impeccablement reconduites dans la mention « mari-a » de l’alexandrin : « Brune, elle avait seize ans quand on la maria », et dans l’occurrence « Louis » du premier octosyllabe cité de la Lettre à Loulou : « Mon pauvre vieux Louis, va-t-en. » Remarque-t-on le moindre défaut d’observance des règles dans la graphie des rimes des trois Immondes ou dans les huit vers supposés avoir été reportés sur une cloche de Mézières ? Dans sa biographie d’Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère, qui parle, contrairement à nous, de « mauvais huitain », n’a pour sa part nullement observé la licence du « s » graphique qui permet de faire rimer le principal « Desdouet(s) » avec le pluriel du nom « souhaits ». En 1908, Delahaye n’a pas écrit : « En abominant Desdouest » comme il apparaît à la page 297 de la transcription du poème dans la biographie Arthur Rimbaud de Lefrère, mais bien « En abominant Desdouests », comme on peut le vérifier sur Gallica.
Plus précisément, Delahaye privilégie même l’orthographe « Desdouets » dans le corps de sa relation écrite, comme le montre cet extrait utile à la compréhension des huit vers : « Mme Rimbaud, prévenue par circulaire – ô monsieur Desdouets !... vous ne pouviez pas nous laisser tranquilles ?... – avait donc prescrit à son fils de rejoindre au plus vite la couvée universitaire dans le temple de Thalie et de Melpomène. Arthur, sèchement, répondit qu’il ne se sentait aucune disposition pour le théâtre. » Si le biographe pense avec raison qu’il n’est pas crédible que ces huit vers se soient gravés immédiatement dans la mémoire du complice, il écarte un peu vite la piste du manuscrit non divulgué. Lefrère en est réduit à considérer ce huitain comme un exemple de ces « facéties » ou « grosses farces » entre amis qui peuvent tant venir du poète que du quidam, ou bien qui peuvent tant être le reflet d’un fait authentique qu’une invention gratuite d’un témoin désireux de faire parler de lui. Or, non seulement une telle approche péjorative manque la perfection formelle du poème, mais elle échoue à en rendre la portée. Delahaye a présenté ce poème comme une création du mois de juin 1871, à peu de distance de la répression sanglante de la Commune, et il lui donne pour contexte la réouverture de l’école. Au-delà du témoignage aveugle de Delahaye, ce poème dévoile clairement l’esprit de colère qui anime les mauvaises blagues de Rimbaud et il fait tout de même clairement état de la motivation politique qui sous-tendait le refus du poète de retourner à l’école tant dans la période communarde d’espoir qu’après la Semaine sanglante. Va-t-on croire que Delahaye a créé un faux qui ne sert qu’à le ridiculiser parce qu’il n’en comprendrait pas les implications ?
Pour en revenir au plan de la versification, seule la Lettre à Loulou suppose des lacunes. Sur les cinq octosyllabes que nous livre Delahaye, le premier et le dernier ne riment avec aucun autre vers, tandis que les vers deux à quatre riment tous trois en « -ole / -olle ». A l’évidence, il s’agit de bribes et non pas de cinq vers consécutifs. Or, le quatrième vers cité par Delahaye, tel qu’il est reproduit par Marcel Coulon et Daniel Mouret (Arthur Rimbaud 1, direction Louis Forestier, Revue des Lettres modernes, « Rimbaud tels qu’ils l’ont connu. Lettres inédites Izambard – Delahaye – Coulon », Minard, 1972, p.43-84), pose un problème d’élision, sinon de quantité syllabique : « Et tu t’envoles, et je m’envole[.] » De deux choses l’une : ou, à la manière des poètes du seizième siècle reprise par Barbey d’Aurevilly, on s’accorde la licence de supprimer le « s » marque de deuxième personne du singulier, ou bien le vers est faux, puisqu’il compte alors neuf syllabes. Il est difficile de trancher, vu cette fois l’indiscutable caractère flou du souvenir et nous n’envisagerons pas ici l’idée d’une métrique de chanson, comme pour « Ô saisons ! » et Chanson de la plus haute Tour dans la version du livre Une saison en enfer. La Lettre à Loulou est une reconstitution de mémoire lacunaire et défectueuse. On peut remarquer par ailleurs un trait commun frappant à trois citations de Delahaye. Trois fois, on retrouve le balancement binaire d’un vers par une reprise de mêmes termes et de mêmes formes grammaticales : « Nous Jean Baudry, nous Jean Balouche, » « Et tu t’envole(s) et je m’envole, » « A tous tes abonnés, pitre, à tes abonnées[.] » A quoi ajouter « Vous avez / Menti, sur mon fémur, vous avez menti, […] ». Serait-ce là l’emblème de la poésie rimbaldienne ludique conservée par Delahaye ? L’idée n’est pas nécessairement grotesque. Gardons-nous d’attribuer trop vite ce travers à un Delahaye faussaire.
Grâce à un article récent de Geneviève Hodin : « Rimbaud, lecteur du ‘brillant poète de juillet’ » (Rimbaud vivant n°47, juin 2008, p.45-51), la question des reconstitutions de mémoire par Delahaye a connu un rebondissement intéressant. Le vers : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… », est une réécriture de deux hémistiches inversés d’un alexandrin du poème La Cuve du recueil des Ïambes d’Auguste Barbier :

Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs
Charbonnant en sifflant mille croquis impurs ;
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,
[…]

Un hémistiche est même conservé tel quel et, comme le précise Geneviève Hodin, « nous ne saurons jamais si Rimbaud citait un vers de Barbier devant son ami ignorant des Ïambes, ou un passage d’une de ses [propres] satires perdues. » Notons qu’Auguste Barbier est l’auteur d’un recueil de Satires et Chants qui contient des sections de Satires dramatiques et de Satires comiques, ce qui fait écho à la formule de Delahaye de « satire imitée du Lutrin ». Dans de telles conditions, doit-on croire que Delahaye ait osé se moquer des admirateurs de Rimbaud ? Il faut tout de même considérer que le poète fut à ses débuts un spécialiste de la réécriture qui lorgnait vers le plagiat (Invocation à Vénus, Les Etrennes des orphelins). Or, Geneviève Hodin nous apprend encore que le vers 4 du sonnet Le Buffet reprend un passage du vers 4 d’un autre poème des Ïambes, Le Rire, en inversant à nouveau la position d’un hémistiche :

Qui jaillissait du cœur comme un flot de vin vieux. (Barbier)
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants. (Rimbaud)

L’article montre ensuite plusieurs passages dans l’œuvre de Rimbaud qui semblent bien s’inspirer de vers d’Auguste Barbier, notamment au plan de certaines reprises lexicales comme « fouaille » et « ulcère ». Les poèmes engagés comme Le Forgeron, Paris se repeuple, Les Mains de Jeanne-Marie et L’Homme juste sont plus nettement concernés par de telles réécritures. L’association de deux mots du dernier vers de Vénus Anadyomène : « Belle hideusement d’un ulcère à l’anus », semble s’inspirer directement d’un autre vers de Barbier : « Et l’ulcère hideux qui lui ronge les flancs ! » (Melpomène). Et, dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, les expressions « lyre aux chants de fer » et « siècle d’enfer » seraient encore d’autres réécritures du même : « lyre aux cordes d’airain » (La Lyre d’airain) et « siècle d’airain » (Ïambes, Prologue). Même la leçon « désirs brutaux » qu’Izambard prétend avoir censurée dans une version originelle inconnue du poème A la Musique se trouve dans l’œuvre du poète romantique : « Pour servir de pâture à vos désirs brutaux » (Pot de Vin). Il valait la peine d’évoquer le détail d’un pareil dossier dans la mesure où Delahaye, si on veut le supposer faussaire, n’a pas pu créer un emprunt à Barbier qui aurait l’opportunité de coïncider d’une telle sorte avec les pratiques intertextuelles de Rimbaud.

A suivre…

1 commentaire:

  1. On se rend compte après cet article que l’orthographe du nom du principal Desdouets n’est pas un problème insignifiant. Déjà Darzens écrit Desdouets avec un (s) dans la préface du « Reliquaire ». Il se base sur une lettre d’un ancien professeur du lycée de Charleville qui écrit Desdouets et qui précise que c’était son beau-père. Cette lettre a été publiée dans un manuscrit de Darzens qui fait suite à la préface du Reliquaire et que Jean-Jacques Lefrère a publié dans son livre « Les Saisons littéraires de Rodolphe Darzens » en 1998, puis republié dans son dernier livre « Correspondance posthume » où il reproduit ce texte. M. Lefrère écrit Desdouet sans (s). Il est possible que M. Lefrère ait consulté des archives qu’il signale d’ailleurs dans sa biographie. On peut cependant penser que le professeur de Charleville devait bien connaître l’orthographe du nom de jeune fille de sa femme. Du moins cela montre que Rimbaud et Delahaye ont pu écrire Desdouets avec un (s) comme écriture naturelle. Dans ce cas ce ne serait pas une licence graphique comme le dit David Ducoffre mais simplement l’orthographe du nom selon Rimbaud. Il est toutefois plaisant d’observer que Lefrère corrige le poème de Rimbaud en écrivant « Desdouet ». De plus la question de la rime ou un vers se terminant par un (s) rime avec un vers ne se terminant pas par un (s) est essentielle et provient comme je l’ai fait observer dans de nombreux articles de la lecture que Rimbaud avait commencé en 1871 du traité de Banville

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