Au printemps 1872, Rimbaud a bouleversé comme jamais les règles de la poésie en vers. Impossible de déterminer la césure des vers de onze syllabes du poème Larme. Certains poèmes contiennent des vers faux : une ligne de six syllabes apparaît au milieu des pentasyllabes du poème Âge d’or. Difficile de comprendre le schéma des rimes de poèmes tels que Jeune ménage, Comédie de la soif ou Larme toujours, pour ne pas parler de Bannières de mai. Ce joyeux massacre des conventions a connu des signes avant-coureurs. Par exemple, dès 1871, Rimbaud a pratiqué la rime hybride d’un mot se terminant par un « s » avec un mot qui ne se terminait ni avec un « s », ni avec un « z », ni avec un « x ». C’est le cas de la rime « vert-chou » :: « caoutchoucs » du poème Mes Petites amoureuses, doublement fautive : et le « c », et le « s » discréditent le choix du pluriel « caoutchoucs » comme rime au singulier « vert-chou ». Les audaces de Rimbaud s’inscriraient dans la continuité des audaces des poètes romantiques : Hugo, Baudelaire, Banville et quelques autres. Puis, brutalement, Rimbaud aurait aggravé la démarche provocatrice. Dans un tel cadre de compréhension, les métriciens étaient invités à dater chacun des types de transgressions successives. Avant Rimbaud, la lenteur de cette évolution permettait de mieux comprendre et considérer les résistances du système. A partir de 1872, il ne restait plus qu’à admirer la manière de destruction globale opérée par Rimbaud. Cette façon de voir est un peu schématique et ne manquait pas d’aboutir à un discours plus nuancé, mais nous restions enfermés dans une approche comparatiste entre les corpus des différents auteurs ou des différentes époques. Or, Jacques Bienvenu a découvert une cause externe à l’évolution métrique de Rimbaud : le Petit traité de poésie française de Banville.
Longtemps, nous avions cru que ce traité n’avait été publié qu’en 1872. Le document passait simplement pour contemporain de la dernière manière en vers de Rimbaud et personne ne songeait à l’envisager comme un élément déclencheur. Jacques Bienvenu a révélé que les quatre premiers chapitres de ce traité furent publiés dans L’Echo de la Sorbonne durant les vacances scolaires de l’été 1870. Avec beaucoup de perspicacité, le critique faisait remarquer que Banville avait répondu à la même époque à la première lettre de Rimbaud et qu’il était probable que cette réponse comportât une allusion à la publication à venir. Les quatre premiers chapitres du traité devenaient une source possible d’idées exprimées dans les lettres dites « du voyant », voire d’audaces de versification des trois poèmes contenus dans la lettre du 15 mai 1871 à Demeny. C’est parce que Banville aurait oublié de proscrire la rime d’un singulier avec un pluriel (appellation réductrice commode) que Rimbaud aurait osé balancer en tête de son poème Mes Petites amoureuses la rime provocante « vert-chou » :: « caoutchoucs » dont nous avons parlé plus haut. Telle est la thèse de Bienvenu à laquelle nous adhérons pleinement. On peut remarquer que, inclus dans la même correspondance, le poème Chant de guerre Parisien est connu pour sa rupture dans l’alternance des rimes masculines et féminines au dernier quatrain. Les quatrains précédents s’ouvraient par une rime masculine (sans « e » final) et se concluaient par une rime féminine (avec « e » final), ce qui forme une cadence féminine : « car » / « vertes » / « Picard » / « ouvertes » ou « chaud » / « pétrole » / « faut » / « rôle ». Le quatrain final inversait la distribution par une cadence masculine : « prélassent » / « accroupissements » / « cassent » / « froissements », qui faisait directement se succéder deux rimes féminines distinctes d’un quatrain à l’autre : « rôle » / « prélassent ». Des rimes potentielles avec le titre Odes funambulesques dans les banvilliens triolets du Cœur supplicié envoyé à Izambard et les mentions ironiques en marge des poèmes « Quelles rimes ! » achèvent de conforter cette hypothèse et nous avons évité de vider ici le dossier de manière exhaustive.
Jacques Bienvenu a par ailleurs donné une preuve éloquente de l’importance de cette lecture pour Rimbaud. Dans la lettre qui contient le poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, Rimbaud se présente à Banville comme un « imbécile », ce qui fait nettement allusion au discours maladroit de l’auteur du Petit traité de poésie française accablant de ce nom son lecteur attendu, selon le préjugé qu’il ne serait pas naturellement poète, qu’il n’aurait pas reçu le don inné des rimes et qu’il serait réduit à apprendre à en singer le rendu esthétique par le respect des règles. Peu importe pour l’instant les énormités, bévues et niaiseries accumulées par Banville dans son traité, il n’en est pas moins certain que Rimbaud a dû beaucoup méditer cette lecture théorique d’un praticien pour lequel il avait de la sympathie et une certaine admiration. Or, la suite du traité a été publiée à la toute fin de l’année 1871, à peu près à l’époque de l’hébergement de Rimbaud par Banville. Par conséquent, le traité dans son ensemble pourrait avoir inspiré toute la révolution métrique de Rimbaud pour l’année 1872. Intervient ici une nouvelle thèse de Bienvenu. Paul Verlaine et Arthur Rimbaud auraient longuement discuté entre eux du traité, et ceci nous aurait valu autant les vers de 1872 de Rimbaud que les Romances sans paroles de Verlaine.
Nous sommes en mesure de prouver que Bienvenu a vu juste, et cette preuve ne va pas passer par une analyse au plan des rimes, mais par une analyse au plan du répertoire des mètres.
A suivre…
Bibliographie :
BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « Intertextualités rimbaldiennes : Banville, Mallarmé, Charles Cros », Parade sauvage n°21, 2006.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
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