En principe, l’auteur d’un compte rendu ne parle pas de son propre travail de chercheur. Je l’ai fait dans mon compte rendu, car j’ai estimé que cela s’imposait. Les contributions des poètes à l’Album zutique sont essentiellement des parodies et, dans la plupart des cas, le nom de la cible nous est donné. Ni Pascal Pia, ni ses successeurs n’ont cherché attentivement à déterminer les sources des parodies zutiques. Pascal Pia a même mis en doute la pertinence parodique des « vieux Coppées » de Rimbaud. Des intertextes plus que patents lui ont ainsi échappé. Par exemple, le dizain de Valade « Malgré son nez d’argent… » traitant du mythe de l’Invalide à la tête de bois parodie le dizain coppéen « Malgré ses soixante ans… ». Le dizain Pieux souvenir du même Valade et le dizain « Il la battait sans fiel… » d’André Gill sont des réécritures de deux des Poëmes modernes de Coppée, respectivement Bénédiction et Le Père (« Il rentrait toujours ivre et battait sa maîtresse »).
Dans le seul cas de Rimbaud, abstraction faite des deux résidus de poèmes déchirés, nous constatons la présence de vingt poèmes dont seize sont accompagnées d’une cible parodique, si nous incluons l’épître attribuée à Napoléon III. Seuls les trois Conneries et Vieux de la vieille ne précisent pas leurs cibles. Coppée est visé à huit reprises, sept fois sous la forme du dizain. Or, malgré le signalement parcellaire de quelques sources, ces parodies ne furent pas véritablement étudiées en tant que telles, la critique rimbaldienne n’ayant pas daigné s’atteler à un dépouillement systématique du corpus littéraire de François Coppée. Pour les autres parodies, certaines ont été traitées avec plus de faveur. Steve Murphy, Philippe Rocher et quelques autres ont contribué à l’établissement de sources à la célèbre parodie du recueil L’Idole d’Albert Mérat qu’est Le Sonnet du Trou du Cul. La qualité de lecture s’en ressent forcément. Il n’a pas été difficile de trouver des sources au poème Fête galante parodiant Verlaine. Enfin, Steve Murphy a confirmé la présence intertextuelle de Ratisbonne derrière L’Angelot maudit et il l’a révélée quant au poème Jeune goinfre. En revanche, les attributions zutiques à Armand Silvestre, Léon Dierx, Louis-Xavier de Ricard et Belmontet étaient demeurées énigmatiques. S. Murphy, l’homme qui a le plus apporté à la compréhension des poèmes en vers de Rimbaud, a proposé dans son livre La Ménagerie impériale une étude du poème Lys où il réduit l’attribution à une « plaisante divagation onomastique » sur les doublons : lis, lys / Silvestre, Sylvestre (page 129). Selon lui, le quatrain avait pour cible Napoléon III. Il a ensuite étudié dans le chapitre suivant de son livre les Hypotyposes saturniennes ex Belmontet en tant que fragments parodiques du style de Belmontet. Les chercheurs très peu chercheurs considéraient tous que Belmontet avait été à ce point prolifique (ce qui est faux) qu’il était préférable de ne pas tenter de retrouver s’il s’agissait de citations authentiques ou non. J’ai eu le culot de me dire que le travail n’avait pas été fait correctement et j’ai ainsi trouvé l’intégralité des vers ou lignes de Vieux de la vieille et des Hypotyposes saturniennes dans l’œuvre de Belmontet, avec en prime, de la part de Jacques Bienvenu, le jeu de mots sur le titre Hypotyposes pyrrhoniennes ex Sextus Empiricus.
Pour ne pas perdre mon temps, je lisais les rimes. J’ai délimité ce que Silvestre, Dierx et Ricard avaient publié avant la fin de l’année 1871. Je connais même des poèmes inédits de Mérat, non retenus dans son recueil Les Villes de marbre, mais simplement parus dans une revue. J’ai lu Avril, mai, juin de Mérat et Valade, Philoméla de Mendès. J’ai épluché à nouveaux frais les recueils de Coppée et Ratisbonne et j’en ai rapporté une riche moisson d’intertextes. J’ai même exploré le Parnassiculet contemporain au point de comprendre d’où venait la pratique zutique du sonnet monosyllabique (voir mon article dans la revue Europe). Il me reste encore quelques éléments en réserve, mais j’ai publié mes résultats dans différents articles récents. Or, privilégiant le public, je n’ai pas hésité à communiquer une partie de mes découvertes alors inédites (Album zutique, déchiffrement de vers de L’Homme juste, minutes des procès de Verlaine en août 1873). J’ai également pressenti que la révélation de la signature « PV » en bas de la copie par Rimbaud du poème « L’Enfant qui ramassa les balles… » allait passer sous le boisseau.
Je constate qu’à l’heure actuelle il n’existe aucune édition exacte des deux vers déchiffrés de L’Homme juste. La nouvelle édition des Poésies de Rimbaud en Garnier-Flammarion semble même l’ignorer, ce qui est un peu gros. D’autres veulent croire cette mise au point hypothétique, alors que son objectivité jure par les deux yeux (notre démonstration peut être consultée en ligne sur ce blog). La signature « PV » continue d’être traitée avec défiance. Enfin, si Bernard Teyssèdre publie un ouvrage de synthèse sur l’Album zutique, avec le « concours du Centre national du livre », comment peut-il ne me citer dans ses chapitres que pour les seules études sur les « centons » de Belmontet ? Il publie dix pages sur le quatrain Lys qui se fonde sur mes conclusions et il reprend à plusieurs reprises ma citation de Sand du « spiritualiste malgré lui », y compris en sous-titre. Pour comprendre que cela vient de moi, il faut non seulement lire les références des notes en fin d’ouvrage, mais mes articles eux-mêmes. En ce qui concerne Vieux de la vieille et les Hypotyposes saturniennes ex Belmontet, il est question en revanche de me charrier. J’avais établi que les citations de Belmontet ne provenaient que de trois ouvrages Les Deux règnes, Poésies guerrières et Lumières de la vie, sachant que les sources de ce dernier ouvrage figuraient déjà dans Les Nombres d’or. Au mépris de la publication plus récente et mieux diffusée des Lumières de la vie, ce que mon travail de chercheur non parisien a éprouvé, B. Teyssèdre soutient que je me trompe et que c’est la lecture des Nombres d’or qui a suffi. Il ajoute que j’ai tort de penser que Rimbaud a probablement connu l’autre version de l’extrait « Quel est donc ce mystère impénétrable et sombre ? », sous prétexte que Rimbaud ne l’a pas exploitée. Il me semble pourtant évident qu’il ne devait citer que l’une ou l’autre des versions.
J’en viens maintenant à la question de la datation. Pour le verso du feuillet 2 et le recto du feuillet 3, on considérait que les poèmes de la colonne de gauche étaient antérieurs aux transcriptions de la colonne de droite. Le sonnet de Pelletan et le quatrain de Valade auraient été suivis par le Sonnet du Trou du Cul et le quatrain Lys. Les éditions des œuvres de Rimbaud donnent les poèmes Vu à Rome et Fête galante avant les deux « vieux Coppées » et le monostiche de Ricard. J’ai pu constater que le quatrain de Valade s’infléchissait sous le dernier vers du quatrain Lys de Rimbaud. J’ai fait part de cette remarque à André Guyaux qui en tient compte dans les notes de son édition 2009 de la Pléiade. J’ai donné toutes les autres précisions dans mon article « Rimbaud Vilain Bonhomme et poète zutique » dans la revue Rimbaud vivant, n°49, juin 2010 (p.31-54). L’encre des transcriptions de gauche est plus foncée que celles de droite pour ces deux pages. Il fut un temps où l’Album zutique ne comportait que les poèmes suivants avec d’importantes marges à gauche : Propos du Cercle, Sonnet du Trou du Cul, Lys, deux « vieux Coppées » rimbaldiens enchaînés comme ceux de Verlaine dans une lettre de juillet à Valade et un monostiche de Ricard. Ce n’est que plus tard que Pelletan et Valade ont parodié la suite sonnet plus quatrain de Verlaine et Rimbaud, tandis que Rimbaud ajoutait ses nouvelles parodies Vu à Rome (avec reprise de l’idée de surtitre de L’Idole à Lèvres closes) et Fête galante dans la marge laissée par ses propres « vieux Coppées » au recto du feuillet 3. B. Teyssèdre n’a tenu aucun compte du problème pour son effort de datation des diverses contributions. Il signale en revanche ce que j’avais minimalement indiqué dans la revue Europe, le sonnet de Pelletan et le quatrain de Valade sont postérieurs à Lys, comme le prouve le chevauchement des transcriptions. Sans m’attarder sur l’interprétation psychologisante des interventions de Pelletan et Valade proposée par Teyssèdre, j’ajouterai comme preuve au dossier que le sonnet de Pelletan reprend la thématique printanière de la parodie de Silvestre : « Avril… » « Tes floraisons… ». Tout cela mériterait des approfondissements.
Mais, j’en viens maintenant à l’essentiel. On savait depuis longtemps que les premières transcriptions de l’Album zutique dataient des quatre derniers mois de l’année 1871 et on avait connaissance d’un certain nombre de dates figurant sur le manuscrit, mais le préjugé selon lequel la pagination ne reflétait pas nécessairement la chronologie des transcriptions a empêché la critique rimbaldienne de s’y fier trop exclusivement. Or, à la différence de B. Teyssèdre, c’est parce que je me suis posé cette question que j’ai pu affiner la datation du recueil. L’exception venait des feuillets 2 et 3 et des contributions de 1872. J’ai donc osé affirmer que les dates présentes dans l’Album permettaient de mieux dater les transcriptions au fil du temps. Enfin, j’ai conforté l’idée par deux preuves externes. J’ai souligné un fait imparable : Charles de Sivry a été libéré de Satory le 18 octobre. En m’appuyant sur son témoignage auprès de Darzens, j’ai même considéré qu’il n’a pas été un membre du cercle en tant que tel. Il n’a fait que passer. Il s’agissait là d’un argument décisif. B. Teyssèdre n’insiste pas sur cet argument, mais sur un autre. Charles de Sivry ne peut pas avoir fait une allusion à la pièce de Coppée Fais ce que dois avant sa représentation le soir du 21 octobre. Bien que la preuve soit plus relative (le titre était annoncé dans la presse), je crois que Teyssèdre a raison dans la mesure où c’est la représentation qui a dû délier les langues, mais la priorité ne m’en reste pas moins acquise. L’autre argument décisif que j’ai produit, c’est le témoignage de Mercier auprès de Darzens. Voici un extrait de mon article de juin 2010 (art. cité p.37) :
Dès le poème liminaire, la coprésence d’Antoine Cros et d’Arthur Rimbaud exclut l’idée d’une création du groupe en septembre, puisque, d’après les témoignages connus (merci à Darzens), les deux hommes ne se sont rencontrés pour la première fois qu’au début du mois d’octobre, dans le salon du docteur Antoine Cros précisément, et après le dîner des Vilains Bonshommes du 30 septembre. Au verso du feuillet 9, Charles de Sivry a donné son unique contribution à l’Album, en précisant sa libération au présent de l’indicatif : « Je sors de Satory pour venir faire le plus bel ornement du doigt rabic mais… » Rabic est peut-être une corruption « zutic » ou « doigtpartiste » de « rabique ». Ce n’est pas très clair. L’événement eut lieu le 18 octobre.
La suite vaudrait la peine d’être citée, mais l’essentiel est dit. B. Teyssèdre a repris ces arguments, mais, si je ne suis pas enseignant en Sorbonne et si je n’ai pas écrit de livre, je n’en existe pas moins avec mon antériorité de publication. Ayant bien profité de la lecture du Foutoir zutique, je dirais aujourd’hui que « rabic » est bien une corruption rageuse (pourquoi croire qu’il est écrit « ubic » et non « rabic » sur le manuscrit ?) qui s’attaque à l’idéologie « doi(g)tpartiste » de Coppée. Il devient clair que, dans les pages qui précèdent, les marques du doigt de la part de Pelletan sont aussi des allusions patentes au titre de la pièce de Coppée (dois moralisant contre doigt obscène), ce qui jette un trouble sur les hypothèses de datation, puisque ces « marques du doigt » semblent admises antérieures à la représentation de Coppée dans le Foutoir zutique. Je ne crois pas non plus qu’on ait empêché Rimbaud d’écrire le temps que chacun ait participé au moins une fois, comme je ne crois pas un instant que l’absence de contribution de Mérat signifie qu’il ait quitté le groupe indigné. Quant aux pages quasi vierges dominées par des lettrines solitaires de la part d’Antoine Cros, on peut estimer qu’elles étaient préparées en fonction de poèmes précis qui, finalement, n’ont pas été reportés. Malgré la finesse de ses observations, B. Teyssèdre me semble avoir manqué ici quelques signes de désordre. Il semble que la pièce de Coppée ait entraîné des réactions de violence désorganisant la dynamique littéraire du groupe.
Dans mon article, j’ai considéré que les transcriptions finales de Rimbaud Les Remembrances du vieillard idiot et de Ressouvenir avaient dû excéder de très peu la date fatidique du 11 novembre inscrite en haut d’un quatrain de Valade qui constatait une nouvelle fois, après un inconnu J. M. le premier novembre, l’étiolement du cercle. Là encore, j’ai une petite antériorité, même si, de manière stimulante, B. Teyssèdre amène des arguments précieux au plan de la datation. Il faudra y revenir. Quant au poème Les Remembrances du vieillard idiot, il ne faut pas oublier le modèle bien relevé par Jacques Roubaud : Les Contemplations de Victor Hugo. L’erreur a été d’annexer ce jeu de mots à la thèse métrique du livre La Vieillesse d’Alexandre. L’allusion est pourtant très drôle, si on reste concentré sur les thèmes de cette parodie de Coppée. L’obscénité du trait final « – et tirons-nous la queue ! » vient de la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation : « il portait la queue, une queue serrée dans un ruban de soie noire,, qui battait constamment le collet de son habit bleu… », « et souhaitons-nous tous deux bon courage. » Nous l’avons déjà indiqué dans notre article « Anthologie de textes utiles à la compréhension des parodies zutiques » de l’ouvrage La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, sous la direction de Seth Whidden, éditions classiques Garnier, études rimbaldiennes 7, 2010, p.101-117.
Enfin, il est un autre point sur lequel j’aimerais intervenir. Parmi quelques autres idées reçues, Charles Cros passe pour le possesseur de l’Album zutique, ce qu’admet B. Teyssèdre, même quand il constate une contradiction entre les allusions à l’actualité de la fin de l’année 1872 et le départ de Charles Cros pour Genève, puis l’Italie. En fait, l’Album zutique s’est retrouvé dans les mains de Coquelin Cadet, celui qui déclamait les monologues de Charles Cros, l’initiateur de deux cercles du Zutisme à environ dix ans d’intervalle. L’idée d’une transmission de l’Album de Charles Cros à Coquelin Cadet s’est ainsi imposée. Or, j’ai déjà indiqué dans un article intitulé « A propos de l’Album zutique » (revue Europe, octobre 2009, n°966), que l’initiative d’un nouvel album du type de celui des Vilains Bonshommes, perdu dans l’incendie de l’Hôtel de Ville sous la Commune, venait de Verlaine, comme l’atteste nettement sa correspondance avec Valade, lequel, rappelons-le, travaillait tout comme Mérat et Verlaine à l’Hôtel de Ville. Ma pensée a progressé depuis. Il se trouve que deux des contributions de 1872 sont dédiées « A Léon Valade ». Les contributions de 1872 sont souvent signées de deux initiales en manière de monogramme par les parodistes. Or, seuls Valade et Cros reprennent ce procédé parmi les premiers membres du cercle. Des poèmes sont dès lors signés deux fois. Enfin, Charles Cros est absent de Paris à la fin de l’année 1872, ce qui entre en conflit avec les allusions à l’actualité de plusieurs nouvelles contributions sur l’Album. Force est d’admettre que, du moins du temps des transcriptions, le document était la possession non pas de Charles Cros, mais bien plus probablement de Léon Valade lui-même.
Un prochain complément à mon compte rendu reviendra sur les méthodes et les points forts ou faibles du livre d’actualité de Bernard Teyssèdre. Merci.
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