De près de 800 pages, l’épais livre blanc de Bernard Teyssèdre (25 euros) risque de surprendre le lecteur par son odeur forte : j’ai pu croire que l’huile de friture imprégnait l’endroit où je lisais. Les paragraphes sont courts, sans être nettement démarqués. L’aération et la clarté des pages naissent d’interlignes plus importants, de l’abondance de titres, de l’inclusion des citations et illustrations. Maniable malgré son format et apparemment résistant du point de vue de la reliure, il se compose d’un avant-propos de Jean-Jacques Lefrère, de vingt chapitres distribués en trois parties et d’un dossier de compléments. Les notes (60 pages) ne figurent qu’à la fin de l’ouvrage et sont suivies d’un index, d’une table des illustrations, ainsi que d’une bibliographie nourrie, mais clairement « limitée » à l’Album zutique et à la période septembre-décembre 1871. La table des matières est très détaillée et les remerciements soulignent la participation active à l’élaboration de l’ouvrage, « parfois même ligne à ligne », de rimbaldiens et verlainiens connus (Lefrère, Pakenham, Murphy). Les reproductions du manuscrit de l’Album zutique sont directement issues des photographies prises sur le document original (collection Jean-Jacques Lefrère, voir aussi Ducoffre, David, « Belmontet, cible zutique », Histoires littéraires, vol. XI, n°41, janv.-mars 2010, p.58-78). L’avant-propos de J.-J. Lefrère dévoile une lettre inédite adressée à Marcel Coulon du temps de la découverte du manuscrit (12 février 1932) et surtout cite in extenso la lettre de Charles Cros à Gustave Pradelle du 6 novembre 1871, où il n’est pas seulement question de l’hébergement de Rimbaud et d’une collecte en sa faveur, mais encore d’une comparaison précoce entre les vers de Rimbaud et ceux de Mallarmé : « Je regrette de n’avoir pas de ses vers à vous envoyer mais je suis sûr que vous les trouverez beaux. Les vers de Mallarmé vous en donneront une vague idée. » Remarquons au passage que cette citation prouve bien que Pradelle, sous-préfet à Loches éloigné de Paris, n’a pas fait partie du cercle du Zutisme en octobre-novembre 1871, bien que Charles Cros ait associé ses initiales à la cosignature d’un sonnet reporté dans l’Album : Pradelle n’avait encore jamais lu de vers de Rimbaud, il ne fut pas un zutiste, ce que n’a pas manqué de constater B. Teyssèdre par ailleurs ! Le dessin des Vilains Bonshommes Verlaine, Valade et Mérat fumant à table est ici accompagné de sa légende « Merde alors ! » insérée dans une couronne de lauriers. Notons seulement que l’auteur n’en a pas saisi la jubilation zutique, puisqu’il croit que cela exprime l’ennui.
Avant de traiter des qualités réelles d’un ouvrage appelé à faire référence, il nous faut parler de ses défauts les plus sévères. Problème gênant pour le chercheur, l’index des auteurs cités ne concerne que le corps de l’ouvrage, à l’exclusion des notes. Or, je me suis rendu compte que je suis cité quelques dizaines de fois dans les notes, mais seulement cinq fois dans le corps de l’ouvrage, ce qui ne me vaut plus que cinq reports dans l’index. Je ne suis cité dans les chapitres du livre que pour ma double découverte des citations de Belmontet derrière les poèmes Vieux de la vieille et Hypotyposes saturniennes ex Belmontet (p.284-404). J’en prends l’habitude, il est accessoire de faire remarquer nettement que j’ai découvert les intertextes du poème Lys, du monostiche attribué à Ricard, du vers 4 de L’Angelot maudit, etc. C’est en notes que plusieurs intertextes coppéens sont signalés et l’importance de la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation pour une lecture des Remembrances du vieillard idiot ne m’est attribuée qu’une fois, tout en étant de toute manière non réellement évaluée. L’étude sur Lys reprend pourtant plusieurs fois mes découvertes. Une annonce erronée de note 27 concernant la formule « spiritualiste malgré lui » est restée sans suite à la page 189.
Dans son avant-propos, Lefrère considère que « [l]’apport majeur de Bernard Teyssèdre, avec sa datation de nombre de pièces de l’Album, est de montrer que la participation de Rimbaud s’est déroulée sur une période très resserrée, de l’ordre d’un mois : de la mi-octobre à la mi-novembre 1871. Le chercheur a mis à profit les points de repère que lui donnaient, d’une part, l’Album lui-même, avec les dates indiquées sur quelques poèmes par leurs auteurs, d’autre part, les collections de deux quotidiens, Le Figaro et Le Rappel, dont il a entièrement dépouillé la collection, à la recherche du moindre indice d’actualité, sur la période considérée. » Le problème, c’est que j’ai déjà publié cette datation avec des preuves solides à l’appui. A rebours des habitudes prises par l’histoire littéraire, j’ai souligné que les transcriptions des colonnes de gauche sur le verso du feuillet 2 et sur le recto du feuillet 3 étaient postérieures à celles des colonnes de droite. J’ai souligné la fiabilité des dates dans l’Album zutique, en tant qu’elles coïncidaient parfaitement avec la participation et libération le 18 octobre de Charles de Sivry. J’ai aussi exploité le témoignage de Mercier pour établir la naissance du cercle vers la mi-octobre. Tout cela peut se vérifier dans ceux de mes articles qui sont cités dans la bibliographie du livre de Teyssèdre. Celui-ci n’a fait qu’apporter des précisions, et plutôt des suggestions que des preuves. La méthode de dépouillement de l’actualité, je l’ai encouragée dans mes articles et je l’ai mise en pratique avec l’exemple sûr du Monde illustré. La lecture de deux périodiques primordiaux de l’époque est en revanche une excellente initiative. Encore ne faut-il pas perdre de vue qu’ils ont une valeur témoin plus relative en fait de datation au jour le jour des allusions zutiques à l’actualité. Dans le même ordre d’idées, il faut savoir tirer les conclusions qui s’imposent quant à la révélation de la signature « PV » au bas du manuscrit de « L’Enfant qui ramassa les balles… » et arrêter de l’ignorer ou minimiser (Murphy, Lefrère, Guyaux, Dominicy, Teyssèdre, Steinmetz, etc.).
Quoique bien documenté, l’auteur commet un certain nombre d’erreurs. Par exemple, le photographe Carjat change souvent de prénom, tantôt Etienne tantôt Emile, ou bien la copie zutique du Sonnet du Trou du Cul est refusée à Rimbaud pour devenir celle de Verlaine. On relève un vers faux page 663 « La chère fut exquise et bien ordonnée ». Les interprétations aventureuses sont légion. Malgré la transmission à Coquelin Cadet, l’Album zutique a-t-il jamais appartenu à Charles Cros ? Les signes ne manquent pas pour penser qu’il a plutôt appartenu à Léon Valade, surtout à l’époque des transcriptions de 1871 et 1872. Je ne vois pas non plus l’intérêt de rappeler la thèse de Pakenham selon laquelle les initiales d’un passant « J. M. » seraient celles de Jules Mary, personnage dont le témoignage sur Rimbaud est plus que suspect et sans lien avec le zutisme. Plusieurs fois, il est répété que Rimbaud a dû lire Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes, ce qui n’est qu’un acte de foi influencé par un témoignage plus que suspect de Delahaye. B. Teyssèdre s’aventure dans de nombreuses hypothèses psychologiques qui ne méritent pas l’adhésion. Je passe sur les fictions biographiques qui valent leur pesant de cacahuètes (des dialogues fictifs où Rimbaud méprise Verlaine avant même de devenir son amour, des considérations freudiennes dignes de Freud lui-même : Verlaine battrait sa femme une semaine avant l’accouchement parce qu’il n’a pas fait l’amour depuis des mois et qu’il manifeste le désir inconscient (pourquoi inconscient et qu’est-ce que l’inconscient ?) de devenir l’amant de Rimbaud. Les considérations de ce genre sont trop nombreuses que pour les relever toutes, mais il faut au moins souligner un contresens considérable à propos de la réaction de Verlaine au sujet des séries intitulées Conneries. Selon Teyssèdre, le personnage « Paul » du poème Jeune goinfre a provoqué la colère de Verlaine. Les maximes qui ont peut-être empêché la transcription sur un seul feuillet des trois Conneries connues de Rimbaud en seraient le témoignage, comme si les mentions « à reporter » et l’humour des maximes n’établissaient pas clairement l’humeur joyeuse de ces provocations.
C’est là que nous touchons à l’un des défauts majeurs du livre de Teyssèdre : les jugements de valeur. L’auteur a décidé de considérer certains poèmes comme des échecs (Cocher ivre, etc.). Mais sur quels critères se fonde-t-il ? Cocher ivre est un poème en monosyllabes mal rimé et volontairement dysharmonique. Va-t-on juger l’échec sur le fait exprès ? Le pire vient de ce que B. Teyssèdre juge négativement les blagues de Verlaine : « La pédérastie est un cas bandable » ou « La propreté, c’est le viol ». Peut-être que ce n’est pas de l’humour universitaire ou de l’humour de séduction mondaine des élites cultivées, mais je crois préférer pour ma part l’esprit de cuisiniers blagueurs dans un lycée que la plaisanterie entre enseignants ou universitaires. Justement, le Foutoir zutique est rempli de feintes et je n’ai pas envie d’en citer une seule. Ce livre n’est ainsi pas en phase avec son objet d’études et l’adoption d’une certaine écriture familière dans l’échange manque de souffle. Quant au recours abondant au Dictionnaire érotique moderne de Delvau, y compris pour définir le mot « con », il ne me convient pas du tout. L’ouvrage de Delvau est pédant, froid, sans inspiration, bête, mortellement ennuyeux, bavard, complaisant et il n’atteint à aucun moment la drôlerie espérée. Quant à la lecture obscène, elle n’est agréable, indépendamment de la question de sa pertinence, qu’en tant que jeu avec la mise en forme des textes, avec la suggestion des images, des phrases, etc. Sans parler d’un étalage grotesque de définitions, je ne comprends pas, par exemple, qu’on puisse recourir à l’argot la fenêtre de derrière pour commenter « J’occupais un wagon de troisième […] ». Où est la logique ?
Passons aux qualités de l’ouvrage. Nouveau venu parmi les rimbaldiens, B. Teyssèdre a assimilé les travaux critiques antérieurs sur l’Album zutique et, de manière stimulante, il essaie d’avoir le culot de rebondir là où les autres chercheurs se sont affaissés. Il arrive très bien à présenter ses convictions. Tantôt, l’auteur est confiant en son intuition, tantôt il consent à donner sa langue au chat en indiquant un problème, tantôt il présente avec défiance une hypothèse qu’il ne peut réprimer. Passée sa lecture du Sonnet du Trou du Cul où des liens dérisoires sont établis avec le sonnet Voyelles, l’ouvrage passe soudainement à des considérations plus fines, plus mûres et plus justes. La documentation critique et d’époque est remarquablement exploitée. L’attention portée à celle-ci permet d’élaborer des garde-fous, de déterminer les axes de recherche pertinents et de gagner en lucidité critique. Teyssèdre apporte peu de preuves en fait de datations, mais l’actualité exhibée établit tout de même une pression favorable en termes de chronologie et surtout elle ne manque pas d’éclairer de manière cruciale les contributions zutiques, ce qui demeure le plus important pour l’histoire littéraire. Les intuitions fusent et les remarques intéressantes de détail sont les pépites de cet ouvrage que je ne domine pas encore. Dans « J’occupais un wagon… », je partais du principe que la signature de Coppée impliquait une lecture bonapartiste du « rejeton royal » et surtout de la « chique / De caporal ». Teyssèdre amène un récit cohérent. Le rejeton serait le duc de Chambord (non pas Napoléon III, le Prince Impérial ou le duc d’Aumale) et l’aumônier-chef Mgr Dupanloup. La demande « énergique / Et triste » de la chique de caporal s’expliquerait par la nécessité d’une conciliation entre les franges royalistes rivales et les bonapartistes. L’intransigeance du comte de Chambord a ruiné l’espoir d’une restauration monarchiste précisément en octobre 1871. Sans être toujours convaincant ou décisif, Teyssèdre propose d’autres thèses de la même portée qui permettront certainement à l’avenir de mieux déterminer les enjeux de poèmes tels que « Je préfère sans doute… », Vu à Rome, Exil, peut-être L’Angelot maudit, d’autres encore. Mais, aux lecteurs désireux de s’éprouver à la recherche littéraire de se faire une idée au cas par cas. Apprécions tout de même l’idée originale en ce qui concerne les « Sœurs mortes » du poème Le Balai. Rimbaud ferait allusion aux « règles mortes » du sonnet La Mort des cochons transcrit quelques jours plus tôt dans l’Album. Ce serait là un beau problème rimbaldien de résolu, par un subtil rappel du contexte. Nous nous contentons de lire les contributions poète par poète, en nous en tenant aux noms de Verlaine, Rimbaud, Cros et Nouveau. C’est un tort.
L’auteur traite ici attentivement de toutes les contributions rimbaldiennes et plus rapidement des autres contributions. La première partie présente l’arrivée de Rimbaud à Paris, les différents membres du cercle, les réunions antérieures des Vilains Bonshommes. La deuxième, la seule qu’il soit nécessaire de lire, concerne l’étude au cas par cas des contributions zutiques au fil du temps. Elle s’intéresse rapidement aux transcriptions postérieures à la participation rimbaldienne. La troisième partie est plus synthétique. Elle justifie, non sans jargon, la méthode de datation proposée, suggère une réflexion théorique sur les problèmes d’interprétation et puis une autre sur l’obscène. En prolongement des difficultés d’interprétations communardes posées par certaines mentions de noms propres du sonnet Paris (Robinets, Menier), problèmes en partie liés au fait que la Commune est trop souvent assimilée au communisme et l’esprit républicain libertaire de Rimbaud trop souvent rapproché du trotskysme et du marxisme, l’auteur propose en outre un chapitre autour de la politique et des prétentions de Rimbaud à devenir journaliste, chapitre qui entre dans un dialogue avec d’autres critiques fortement portés sur les significations communardes ou parfois non de l’œuvre de Rimbaud comme Reboul et Murphy.
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