Comme invité de France culture pour parler de l’Album zutique, Bernard Teyssèdre pouvait sembler tout indiqué puisqu’il a récemment publié un livre de près de 800 pages sur le sujet. Pourtant, l’entretien radiophonique n’a pas tenu ses promesses. Un temps important est consacré à l’obscénité et au Sonnet du Trou du Cul, sonnet pour lequel il ne s’agit plus que de se demander si nous avons affaire à un poème homosexuel ou non, alors qu’il s’agit bien évidemment d’une parodie obscène du recueil L’Idole d’Albert Mérat. Celui-ci prétend avoir été censuré pour certains blasons osés de parties du corps féminin. Rimbaud et Verlaine ont indiqué une partie du corps que le poète lui-même censurait et ils se sont permis en prime l’équivoque homosexuelle. Etrangement, Bernard Teyssèdre déclare que ce n’est pas la vulgarité et les frasques de Rimbaud et Verlaine qui l’intéressent le plus. L’animateur lui réplique pourtant que la crudité et les défauts des deux poètes sont justement des paradoxes captivants pour une réflexion portant sur la poésie. Mais, cela demeure sans suite dans l’entretien. A la question qui lui est posée du profit fait par Verlaine de son espèce de « soumission » à l’influence rimbaldienne, B. Teyssèdre ne songe pas à un instant à mettre en avant l’échange poétique. Il revient sur son contresens flagrant à propos des maximes de Verlaine face aux vers de Jeune goinfre. Ce poème est réduit à une déclaration haineuse de Rimbaud pour dire à Verlaine qu’il fait fiasco. Outre le caractère insondable d’une telle lecture, rappelons que les deux hommes en sont encore aux premiers temps de leur rencontre. L’article de presse qui décrit Verlaine au bras d’une demoiselle Rimbault n’a pas encore vu le jour. Pour Teyssèdre, qui suit Pascal Pia, le jeu de mots « La propreté, c’est le viol » est « bête », ce qu’a heureusement contesté l’animateur qui trouve au contraire l’idée très drôle. L’invité ne s’arrête pas en si bon chemin, puisqu’il voit encore un lien entre l’expérience ratée du hachisch rapportée par le témoignage de Delahaye au sujet de l’Hôtel des étrangers et les évocations colorées du sonnet Voyelles. Enfin, nous avons droit à un historique lapidaire étonnant pour résumer la liaison Verlaine – Rimbaud qui se limite à une succession de dates de plus en plus espacées dans le temps. Après le détail de dates pour les premiers mois de l’année 1872, le critique mentionne le 7 juillet, le 7 septembre, puis le 10 juillet (sous-entendu de l’année suivante à Bruxelles), et enfin la publication des Poètes maudits en 1883. Quelle concision ! Enfin, on peut croire qu’il se tient tout de même un propos de haute volée quand l’Album zutique est présenté comme un recueil important de satire politique. Le problème, c’est que Verlaine comme Rimbaud ont produit d’autres poèmes satiriques et obscènes. Qu’on le veuille ou non, l’Album zutique ne réunit pas les poèmes les plus ambitieux des deux poètes. Il s’agit réellement d’une production littéraire quelque peu seconde. C’est un poncif de la critique littéraire que de revaloriser un objet d’études jusque là fort délaissé, mais il est certains cas où on peut se contenter de considérer que ces poèmes ont été insuffisamment étudiés parce qu’ils sentaient le soufre. Ils ont un intérêt aussi pour l’image qu’on peut se faire des deux poètes, mais ce recueil obscène impubliable en son temps dont tout le monde se fait une idée exacte, sans le moindre effort, n’a pas à être exhibé comme un recueil engagé et paradoxalement non assumé. Il est vrai que, la veille, dans la même émission, Jean-Luc Steinmetz, l’éditeur des œuvres de Rimbaud chez Garnier-Flammarion, soutenait lui-même imperturbablement que la poésie et la philosophie sont deux mondes opposés et reconduisait l’idée grotesque que Le Cœur du pitre se voulait la confidence triste d’un viol subi sous la Commune. Enfin, cela ne doit pas nous empêcher de relire le poème Les Assis.
Pour éclairer les insuffisances d’une entrevue radiophonique, il nous faut maintenant revenir sur cet ouvrage Arthur Rimbaud et le foutoir zutique dont j’ai déjà critiqué les limites dans deux précédents articles de ce blog. Ce livre est tributaire d’apports critiques antérieurs et, contrairement au compte rendu d’Alain Bardel mis en ligne sur son site, nous ne pensons pas que l’auteur se soit montré spécialement prudent et économe en fait de déchiffrements obscènes et surinterprétations. Nous pensons même qu’il a envisagé bien trop d’allusions à Verlaine dans les contributions zutiques de Rimbaud, qui, contrairement à ce qui se dit souvent (catalogue Blaizot, Pakenham), ne sont pas au nombre de 24, mais de 22 seulement, même en incluant les deux autographes déchirés.
B. Teyssèdre n’a pas renouvelé la lecture de ces poèmes et il n’a pas apporté d’intertextes littéraires majeurs au sujet des contributions rimbaldiennes. L’exception semble le poème Vu à Rome, mais il multiplie des thèses improbables qu’il fait mine de considérer comme convergentes sans réussir à conclure. La seule piste sérieuse n’est que l’amplification d’une note de Steve Murphy dans un article sur le poème Accroupissements de son livre Rimbaud et la Commune (Classiques Garnier, 2010) : il serait question de l’ultramontaniste Veuillot, célèbre pour son nez, et Teyssèdre ne fait qu’exploiter la signification de la caricature L’Eponge de toilette, elle aussi proposée par Murphy. Pour bon nombre de poèmes, l’auteur n’a rien à dire de neuf : Sonnet du Trou du Cul, Fête galante, Paris, « L’Humanité… », les deux « centons » de Belmontet et plusieurs des « vieux Coppée ». L’essentiel de ses contributions tournent autour d’un éclairage par une meilleure prise en compte de l’actualité, comme en témoigne son effort d’interprétation pour le dizain : « Je préfère sans doute… ». Mais, l’auteur n’a exploité que deux périodiques, pas plus ! Ces principaux apports, s’ils se confirment, sont les suivants. Il essaie de corriger des intuitions de Marc Ascione et Steve Murphy pour proposer une lecture politique cohérente du dizain « J’occupais un wagon… » Les remarques intéressantes sont en général sur un point précis seulement d’un texte, ainsi d’une hypothèse intéressante pour Le Balai où « les Sœurs mortes » renverraient aux vers de La Mort des cochons, sonnet reporté quelques jours auparavant dans l’Album : « viendra balayer […] les spermes éteints et les règles mortes », allusion donc aux menstrues ou lunaisons. Pour Exil, le « Petit Ramponneau » opposé à « l’Oncle Vainqueur » serait le dernier combattant communard tombé rue Ramponneau en toute fin des affrontements. Pour L’Angelot maudit, la phrase : « La Rue est blanche », indiquerait discrètement le nom de la « Rue Blanche », lieu de prostitution. Enfin, l’auteur révèle un dialogue sous-jacent entre Cabaner et Rimbaud dans la confrontation de leurs deux poèmes longs respectifs : « A Paris, que fais-tu, poète, / De Charleville s arrivé ?... » et Les Remembrances du vieillard idiot. Voilà l’essentiel des contributions de l’auteur à la meilleure compréhension des poèmes zutiques de Rimbaud.
En revanche, l’auteur continue de sous-évaluer l’importance des intertextes coppéens, à commencer par la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation, voire Qui veut des merveilles ? Si une note signale que je présente deux poèmes des Humbles Petits bourgeois et Un fils comme des intertextes probables de plusieurs parodies de Rimbaud, l’auteur referme la porte en considérant que ces poèmes n’ont été publiés qu’en 1872. J’avais clairement appelé les rimbaldiens à rechercher les pré-originales de ces deux poèmes dans les revues de l’année 1871. Murphy a découvert la réécriture d’un hémistiche du poème Un fils dans Le Balai, ce qui peut difficilement être réfuté par un simple constat d’anachronisme. A défaut de pré-originales, Rimbaud aurait-il pu avoir un autre accès, grâce à ses amis poètes, aux futures publications coppéennes ?
Pour ce qui concerne la datation des poèmes, certains semblent impressionnés : Jean-Jacques Lefrère dans son avant-propos au livre, Alain Bardel dans son compte rendu déjà évoqué. Rappelons pourtant que Steve Murphy est remercié par Teyssèdre pour sa participation à cet ouvrage. Or, dans son article sur « L’[A]ngelot maudit » dans le volume collectif La Poésie jubilatoire (classiques Ganrier, 2010), Steve Murphy nuance l’éloge : « Les travaux de Michael Pakenham portant sur les interventions de Germain Nouveau et plus récemment des articles de David Ducoffre et un travail à paraître de Bernard Teyssèdre permettent de progresser significativement dans l’étude de la chronologie des transcriptions. » Sans citer mon antériorité, B. Teyssèdre reprend des arguments que j’ai déjà formulés, non seulement auprès de divers rimbaldiens, mais dans des publications. Et le livre de Teyssèdre recense mes publications dans sa bibliographie, y compris un article de juin 2010 dans la revue Rimbaud vivant. Je revendique l’exploitation du témoignage de Mercier par Darzens pour aider à dater les débuts du Cercle. C’est moi qui ai fait remarquer que l’échelonnement des dates mentionnées au fur et à mesure des feuillets était rendu plausible par la mention de Charles de Sivry qui évoque sa libération du camp de Satory, qui eut précisément le 18 octobre. C’est moi qui ai déclaré que les premières transcriptions zutiques allaient de la mi-octobre à la mi-novembre 1871. Teyssèdre est ici encensé pour des résultats que j’ai déjà publiés. Personnellement, j’ai été amené à préciser dans un de mes articles du volume La Poésie jubilatoire que tel chercheur avait découvert tel intertexte il y a trente ans, alors qu’il s’agissait simplement d’un rappel d’un fait bien connu parmi les rimbaldiens. En revanche, il serait désagréable que je me plaigne de ne pas être cité pour des découvertes récentes dont l’antériorité de publication est mienne, mais que d’autres revendiquent. Alain Bardel a même remanié son début de texte pour faire disparaître une mention valorisante de mon nom dans son compte rendu des deux publications zutiques récentes.
Certes, B. Teyssèdre a effectué un travail personnel et il apporte une contribution intéressante aux questions de datation. Il a insisté sur les dates des premières des pièces de Barrière et Coppée en octobre – novembre 1871. Mais, j’ai aussi formulé une exception qu’il a ignorée et qui remet en cause une partie de ses propositions de datation. Au début de l’Album zutique, il est des poèmes sur des colonnes de gauche qui ont été reportés après les poèmes des colonnes de droite. Dans la mesure où Teyssèdre n’a tenu aucun compte de ce problème, les datations qu’il propose ne sont nullement fiables pour le couple sonnet et quatrain de Pelletan et Valade qui est placé en regard du couple « rimbaldien » Sonnet du Trou du Cul et Lys, mais aussi pour le couple Vu à Rome et Fête galante à côté des premiers « dixains ». Partant de la pétition de principe que les zutistes ne pouvaient pas connaître le titre de la pièce de Coppée Fais ce que dois avant sa représentation, B. Teyssèdre ne peut pas non plus expliquer correctement la présence des marques du doigt de Pelletan sur les premiers feuillets de l’Album zutique. On peut retenir son argument d’un local loué à partir du 15 octobre, mais son effort de datation échoue à rendre compte du début de l’activité du cercle, bien qu’il attire l’attention sur la Danse de Carpeaux, ce qui devrait être encore approfondi à l’avenir. B. Teyssèdre suggère une datation précise pour les dernières contributions zutiques de Rimbaud, mais ont-elles le même caractère de probabilité à un jour près que pour les contributions de peu antérieures au 22 octobre ? L’auteur veut dater Ressouvenir du 18 novembre pour le faire correspondre à une réponse au célèbre compte rendu du XIXe siècle sur la première de L’Abandonnée, compte rendu qui dénonce l’admiration des poètes parnassiens pour un poète proche de la princesse Mathilde. Cela n’est pas convaincant. En revanche, l’auteur a raison de souligner un article de presse du journal Le Rappel du 17 novembre, où une messe est annoncée pour la Sainte-Eugénie par les bonapartistes. Il s’agit vraisemblablement du prétexte à la saillie finale de Ressouvenir qui parle au dernier vers de « Sainte Espagnole », en faisant suivre la mention d’un trait de perfidie remarquable « le soir ». Mais, cette annonce date en soi du 15 novembre, pas du 17 novembre dans Le Rappel. Qui plus est, Eugénie est déjà évoquée dans Vieux de la vieille. Vieux de la vieille, Hypotyposes saturniennes ex Belmontet et Ressouvenir sont peut-être des poèmes plus proches dans le temps qu’il n’y paraît. B. Teyssèdre veut absolument croire que Vieux de la vieille fait allusion à l’anniversaire de Rimbaud, mais il peut s’agir d’une transcription zutique plus tardive, simplement rapprochée d’allusions à la première représentation de la pièce de Coppée. Je resterais donc prudent en fait de datations des poèmes au jour près.
L’ouvrage de B. Teyssèdre comporte plusieurs erreurs étonnantes, mais son défaut le plus insupportable réside dans son abondance vertigineuse d’hypothèses psychologiques. Pourquoi Verlaine aurait été gêné de montrer à Rimbaud une fin de non-recevoir de la part de Lemerre au sujet des Vaincus ? Pourquoi le dernier dizain, par sa position finale, devrait impliquer une lassitude pour le genre du « vieux Coppée » ? Pourquoi Mérat aurait-il quitté le cercle après les transcriptions du feuillet 2 ? L’auteur s’enfonce dès lors sans arrêt dans des interprétations malheureuses qui donnent souvent l’impression que c’est l’inverse qui est vrai. Doit-on prendre au sérieux des annonces de publications à venir selon lesquelles Voyelles et Tête de faune seraient deux compositions immédiatement postérieures aux transcriptions de l’Album zutique ? Enfin, pour un livre de 800 pages qui se veut une synthèse sur la question de l’Album zutique, il est dommage qu’il ait sous-exploité les articles récents sur le sujet. En particulier, sa publication a suivi de très près celle du collectif La Poésie jubilatoire, ce qui ne favorise pas le recul critique. Il faudra donc encore attendre pour qu’enfin soit publié un vrai livre de mise au point sur le sujet. B. Teyssèdre aurait pu publier deux brillants articles, ou bien un très bon livre de 300 pages, mais son Foutoir zutique est loin d’être la réussite annoncée.
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