Jacques Bienvenu nous a rappelé que le poème Grâce ! de Blémont a déjà été cité dans l’étude des Corbeaux de Steve Murphy (Rimbaud et la Commune, 2010, p.835), mais cette mention ne présupposait pas les liens essentiels avec le poème de Rimbaud que nous développons ici :
Voici comment dans le n°20 (7 septembre 1872), précédant immédiatement la livraison qui révélait Les Corbeaux, Blémont s’engageait dans son poème Grâce !:
[citation exclusive d’un passage sur les souffrances des proscrits communards]
Il s’agirait, pour Blémont, de convertir la haine fratricide de l’ennemi allemand et de demander de manière répétée la grâce pour les « Communards », victimes de « l’ancienne erreur ».
Convaincu par l’idée d’une métaphore anticléricale des « corbeaux » pour les prêtres, S. Murphy n’a pas vu que le poème d’Emile Blémont était la réécriture du poème Les Corbeaux, avec le même balancement entre la commémoration pour les morts de la guerre francoprussienne et la dénonciation du deuil que la patrie oublie de faire pour les martyrs communards. Le discours de Blémont est à la fois plus explicite et plus distant vis-à-vis des communards que celui de Rimbaud. Il faut comprendre que l’ordre des compositions est à l’inverse de l’ordre des publications, et c’est le poème de Rimbaud qui a été la source, voire l’intertexte du poème de Blémont, ce qui confirme que, puisqu’elle est partagée par le directeur de La Renaissance littéraire et artistique, notre lecture des Corbeaux est la bonne, mais ce document va nous permettre encore de revenir sur la transmission du texte de Rimbaud.
Le poème a été publié « à l’insu » de l’auteur Arthur Rimbaud, nous apprend Verlaine dans Les Poètes maudits. Il l’a été seulement une semaine après l’arrivée de Rimbaud en Angleterre, et deux mois après sa fugue belge avec Verlaine. Par une lettre de septembre 1872 à Blémont où il est question de lire la revue mais nullement du poème Les Corbeaux, nous savons que même Verlaine n’a écrit à aucun de ses amis littéraires depuis son départ du 7 juillet. Rimbaud n’a pu communiquer ce poème Les Corbeaux qu’à deux moments, soit un peu avant l’incident Carjat et son éloignement provisoire de Paris en mars-avril, soit au cours du mois de mai, peu avant une lettre à Delahaye datée de « Jumphe » où il exprime sa frustration contre la revue. Sa fameuse scansion : « Merde à Perrin ! Merde à Chanal ! etc. », varie alors en : « N’oublie pas de chier sur La Renaissance… » Sa fugue avec Verlaine montre assez qu’il n’est plus question ensuite de grands projets communs avec la revue. Il n’est donc pas vraisemblable que Rimbaud, qui a renoncé à la versification classique comme l’atteste de nombreux poèmes dès le mois de mai, ait composé ce poème au-delà du mois d’avril, puis qu’il l’ait expédié par la poste pour se faire admirer de ceux qu’il avait fui ! Le poème ne pouvait également être dans les mains de Jean Aicard, directeur-gérant de la revue, puisqu’il a fui Paris (décidément !) pour la Provence dès le début du mois de juin, sans terminer sa série d’articles sur le Salon de 1872.
A l’évidence, Rimbaud a remis le texte de son poème au plus tard au mois de mai, sans doute en compagnie du célèbre manuscrit de Voyelles, puisque Blémont lèguera vers la fin de sa vie à sa Maison de la poésie une version manuscrite identique à celle utilisée par Verlaine dans Les Poètes maudits[1]. Or, il existe une preuve irréfutable que Blémont est bien à l’origine de cette publication dans la revue et que le sens précis du poème ne lui était pas inconnu. En effet, si le poème de Rimbaud a été publié le 14 septembre dans une section Poésie, il se trouve que, dans le numéro précédent de cette revue hebdommadaire, Blémont a fait paraître en deuxième page un poème intitulé Grâce ! et surtitré Pour l’anniversaire du 4 septembre. Il a reconduit en termes plus immédiatement accessibles le sujet du poème de Rimbaud dont il a certainement dû s’inspirer, et c’est suite à cette relative convergence de pensée (qu’il était obligé de s’avouer) que Blémont a cessé de retarder la publication d’un poème qui lui avait été transmis longtemps auparavant. Citons ce poème de Blémont :
Pour l’anniversaire du 4 septembre
Grâce !
Après tant de fléaux, de deuil et de terreur,
Faible, portant le poids de l’ancienne erreur,
En sa pâle beauté la France se relève
Et se sent vivre encor. Tout cet horrible rêve :
L’Invasion, les cris du combat inégal,
L’Allemand fauve errant la nuit, comme un chacal,
Le long des bois, parmi des monceaux de morts blêmes ;
Les nouveau-nés trempés en de sanglants baptêmes ;
La faim fiévreuse, aux longs espoirs inassouvis,
Rôdant sous l’âpre bise autour des ponts-levis ;
Tout cet horrible rêve a fui dans la fumée,
Et la convulsion des âmes s’est calmée.
Nos vieux soldats, traités naguères en troupeaux,
Longs, sinistres, sans chefs, sans armes ni drapeaux,
Ont quitté les pays, où par l’hiver atroce
On les parquait sur des glacis à coups de crosse.
L’ennemi se retire, emportant nos rançons ;
On a bouché les trous des balles aux maisons,
Et le peuple, essuyant son sang, séchant ses larmes,
A repris les outils et déposé les armes.
Tout renaît. Seuls, sur les pontons, au fond des forts,
Des proscrits, dont demain l’on peut faire des morts,
Restent en proie au noir passé de notre France.
Hélas ! si dans les jours de honte et de souffrance,
Ils sont devenus fous, coupables, aveuglés,
C’est que tes lourds destins les avaient accablés
De ténèbres, d’horreur, de délire, ô Patrie
Douloureuse, qu’on aime avec idolâtrie,
Mère sainte, qui fus rachetée à prix d’or,
Mère aux grandes douleurs, dont le flanc saigne encore,
Et qui, pour redresser ton front qu’on humilie,
N’attendais qu’un éclair de sublime folie.
Grâce pour eux, au nom de notre adversité ;
Grâce au nom des combats livrés sous la cité
Au fond des sombres nuits d’hiver du premier siège !
Grâce au nom des héros expirés sur la neige,
Loin des cœurs qu’ils aimaient, par un ciel bas et noir !
Au nom du sacrifice, au nom du désespoir,
Grâce ! Un vertige avait enveloppé les âmes.
Grâce surtout au nom des mères et des femmes
Qui, devant le foyer sans feu, pleurent l’absent ;
Et grâce, grâce au nom de l’enfant innocent,
Dont il faut réserver tous les trésors de haine
Pour ceux qui nous ont pris l’Alsace et la Lorraine !
Les lecteurs assidus de la revue ont reçu le 7 septembre les clefs pour comprendre le contraste implicite entre les morts de la guerre francoprussienne et les morts communards dans le poème Les Corbeaux paru le 14 septembre, « chose patriotique, mais patriotique bien » selon Verlaine, car elle débordait le deuil officiel étriqué de la nation par l’expression du deuil communard. Le piétinement d’Emile Blémont « Patrie / Douloureuse » et « Mère aux grandes douleurs » semble bel et bien témoigner d’une lecture toute récente de Paris se repeuple, poème où se rencontre notamment la mention « cité douloureuse ». On appréciera le vers suivant dont je marque cette fois la césure :
Tout renaît. Seuls, sur les + pontons, au fond des forts, / […]
Il n’est pas exagéré de parler d’hommage discrètement rendu à Rimbaud. Le verbe « renaît » fait allusion au nom de la revue et le nom « pontons » en rejet à la césure renvoie clairement au mot final du Bateau ivre. Sa portée communarde ne faisait décidément pas mystère parmi les cercles de poètes parisiens fréquentés par Rimbaud.
Avant le 7 juillet 1872, Verlaine a publié deux poèmes dans La Renaissance littéraire et artistique, deux futures Ariettes oubliées des Romances sans paroles. Verlaine a publié la première sous le titre Romance sans parole dans le quatrième numéro, celui du 18 mai 1872. Une nouvelle ariette a vu le jour le 29 juin dans le dixième numéro. On peut penser que Rimbaud a envoyé un poème à des fins de publication à peu près en même temps que Verlaine une première ariette. Notons deux éléments troublants. L’ariette publiée le 29 juin est probablement de composition toute récente, car elle évoque l’affaiblissement du sentiment amoureux pour Mathilde, une semaine avant la fuite de Rimbaud et Verlaine en Belgique (« Le piano que baise une main frêle… »). Quant à la première ariette (« C’est l’extase langoureuse,… »), elle est précédée d’une épigraphe de deux vers de Favart. De manière discrète et intime, Verlaine dédie ainsi ce poème d’amour à son ami Rimbaud. Il est alors frappant de constater une nouvelle convergence avec l’actualité de la vie du poète, puisque Verlaine n’avait pris connaissance que récemment du texte de Favart dont ces deux vers sont extraits. Une lettre de Verlaine à Rimbaud datée du 2 avril l’atteste :
C’est charmant, l’Ariette oubliée, paroles et musique ! Je me la suis fait déchiffrer et chanter ! Merci de ce délicat envoi !
Or, deux autres lettres de Verlaine à Rimbaud nous sont parvenues de cette époque d’éloignement temporaire de mars-avril 1872. Une de ces lettres évoque des retrouvailles pour le « samedi [4 mai], vers 7 heures », et « accuse réception du crédit sollicité ». L’autre, un peu antérieure et plus brève, sollicite un peu plus de patience de la part de Rimbaud, mais parle surtout de poésie, en établissant une frontière entre des « vers anciens » et des « prières nouvelles » : « Et m’envoyer tes vers anciens et tes prières nouvelles ». Plus haut dans la lettre, Verlaine a déjà sollicité un envoi de ces « prières nouvelles » en les associant paradoxalement à l’idée de vers « mauvais » : « Mais m’envoyer tes vers ‘mauvais’ ( !!!!) tes prières ( !!!) […] ». Rimbaud a défini une nouvelle esthétique qui conjoint la prière à une pratique sournoise de la versification et Verlaine est visiblement pressé d’en savoir plus et d’apprécier un exemple de cette nouvelle poésie. On comprend aisément l’opposition entre les « vers anciens » à la métrique impeccable et les vers « mauvais » des « prières nouvelles » qui suggèrent à tout le moins l’esthétique des nombreux poèmes qui nous sont ensuite parvenus datés du mois de mai. Il est clair que Rimbaud a renoncé à la versification traditionnelle, d’où le choix de l’adjectif « anciens ». Les prières correspondent effectivement à certaines adresses particulières au « Seigneur » des poèmes « seconde manière » et à certains choix de tournures à l’impératif. Certains rimbaldiens, comme Jacques Bienvenu, sont sensibles à la présence du mot « Seigneur » dans les poèmes Les Corbeaux, La Rivière de Cassis, Michel et Christine, à la présence du ciel ou de dieu dans Honte ou les versions connues de Larme. Bonne pensée du matin, Comédie de la soif, Jeune ménage et les Fêtes de la patience sont encore des prières. « Est-elle almée ?... » et Juillet (« Plates-bandes d’amaranthes… ») supposent le recueillement et l’emploi de tournures à l’impératif assimilent encore Fêtes de la faim et « Entends comme brame… » à la prière. Sans que ce ne soit absolu, seuls les deux poèmes en alexandrins chahutés semblent pouvoir résister quelque peu à l’appellation de prière ou recueillement. Or, le poème Les Corbeaux s’inscrit encore dans une pratique régulière de la versification. On peut penser que l’idée de poèmes prières a précédé l’idée de vers « mauvais ». La lettre de Verlaine qui presse à deux reprises Rimbaud de lui envoyer ces « prières nouvelles » ou « vers ‘mauvais’ », commence par un remerciement pour un envoi, et il est précisément question du mot « prière » placé entre guillemets et en italique, comme une citation : « Merci pour ta lettre et hosannah pour ta ‘prière’. » Blémont ayant anticipé la publication des Corbeaux par un poème intitulé Grâce !, il est tentant de penser qu’il pourrait s’agir de l’envoi du poème Les Corbeaux comme prière. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle a le mérite d’être plausible et de soutenir une datation plus que jamais vraisemblable pour cette composition.
Le sujet est important. Il apparaît de plus en plus clairement que Rimbaud a abandonné sans retour la versification régulière autour du mois d’avril 1872. Nous savons que de mai à août des poèmes en vers peu académiques ont été composés qui jouaient sur le registre varié des fautes de versification. Selon nous, d’autres éléments que nous révèlerons prochainement et qui concernent parfois La Renaissance littéraire et artistique ou Emile Blémont remettent en cause le consensus actuel sur la datation des poèmes en prose des Illuminations. La critique a éparpillé dans le temps la composition des Corbeaux et de six poèmes non datés de l’ensemble dit des « Derniers vers », en consolidant ainsi l’impression que les poèmes en prose étaient pour la plupart postérieurs à l’écriture du livre Une saison en enfer. Nous allons nous opposer à cette thèse.
[1] Nous ne partageons pas l’avis courant selon lequel Verlaine aurait utilisé le manuscrit d’Emile Blémont. Nous avons perdu la trace de l’ensemble des manuscrits de Rimbaud utilisés par Verlaine dans Les Poètes maudits, dans l’article Pauvre Lélian, à quoi ajouter d’autres disparitions de manuscrits Les Premières communions, Paris se repeuple dans une version « inconnue » de 60 vers, Poison perdu qui est alors supposé être de Rimbaud, Dévotion, Démocratie. Après l’édition originale de 1883, une coquille « bombillent » pour « bombinent » apparaît en 1884 dans Voyelles et elle ne sera jamais corrigée par Verlaine. L’hypothèse la plus vraisemblable veut que nos manuscrits aient disparu en 1886, au moment d’une publication dans la revue La Vogue dont les rimbaldiens ont sous-estimé la nature exhaustive initiale (déjà Premières communions et Pauvre Lélian à côté des Illuminations et Une saison en enfer). La publication de deux versions de Paris se repeuple nous remettra-t-elle sur la bonne voie ?
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