La date de la lettre que Rimbaud écrit de Gênes le 17 novembre 1878 correspond au jour de la mort de son père. Cette coïncidence a souvent été observée. Elle est d’autant plus curieuse qu’elle se situe très exactement entre deux apparitions fantomatiques du père de Rimbaud dans la vie du poète. Ce sont des riens troublants. Ainsi, le 14 mai 1877, Rimbaud se déclare déserteur du 47ème régiment de l'armée française. Or le 47ème régiment est celui de son père quand il déserta le foyer familial. A son arrivée à Aden en 1880, il déclarait à son patron Bardey qu’il était né à Dôle comme son père. Bardey apprit, bien après, que le poète était né à Charleville. Or, la lettre de Gênes marque un tournant dans la vie de Rimbaud. C’est le moment où son existence prend une orientation définitive vers les pays chauds. Après toute une série de pérégrinations, Rimbaud va s’établir pour longtemps à Aden et à Harrar. Tout se passe comme si l’évocation de « l’embêtement blanc » marquait son départ vers des régions où la neige n’existe pas, le froid de l’hiver lui devenant insupportable. Naturellement, la date de la lettre de Gênes et la date de la mort du père semblent une pure coïncidence. Néanmoins, il existe une hypothèse qu’il ne faut pas éliminer. Madame Rimbaud, sans doute immédiatement informée de la mort du capitaine, pouvait très bien avertir son fils par télégramme le même jour et l’envoyer poste restante à Gênes. D’ailleurs Rimbaud précise qu’il reçoit le jour du 17 novembre plusieurs lettres. Dans ces courriers, le télégramme annonçant le décès pouvait s’y trouver. D’ailleurs, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’une mère, même si elle s’appelait Vitalie Rimbaud, informât son fils de la mort de son père. Dès lors, cette coïncidence de date serait du plus grand intérêt, car Rimbaud n’y faisant pas allusion dans sa lettre, c’était peut-être un silence volontaire. Une façon de tuer doublement le père. Observons, en outre, que dans la correspondance de Rimbaud qui succède à la lettre de Gênes, on ne trouve aucune allusion à la mort du capitaine. Il parle d’une procuration par la suite, mais ne dit pas qu’elle concerne son père. Les biographes le supposent simplement. L'hypothèse d'un télégramme de Madame Rimbaud à son fils reste tout de même peu probable, mais il faut bien tout envisager dans cette étrange histoire.
Autre curiosité, dans cette histoire, l'obsession de l’armée et du service militaire, présente déjà dans la lettre de 1875 avec le poème « Rêve » qui se passe dans une chambrée. Autre apparition, même si elle est beaucoup plus discrète, de la chambrée dans la lettre de Gênes et qu’une mauvaise lecture du mot « couverture » avait empêché de voir (voir l’article sur l’édition de la lettre de Gênes). Lettre symbolique et aussi date symbolique à laquelle je tiens, pour la beauté et l’étrangeté de la chose. Signalons toutefois que l’incontournable Lefrère veut nous priver de cette coïncidence. Ainsi, dans sa biographie nous apprenons que le capitaine n’était pas mort le 17, mais la veille le 16. Il confirme dans l’édition de sa correspondance ce détail. C’est vrai que c’est un détail, un détail anodin qui peut sembler insignifiant. Mais n’est-il pas révélateur lui aussi ? Puisque nous sommes dans l’infiniment petit de la biographie rimbaldienne, examinons cela à la loupe. M. Lefrère s’inspire en réalité d’une étude faite par un certain Charles-Henry Lubienski-Bodenham qui, après le Colonel Godchot, s’est le plus penché sur la biographie du père de Rimbaud. Examinons les raisons de cet érudit qui l’amènent à changer la date de la mort de l’honorable capitaine. Je le cite :
« Lorsque Madame Rimbaud, la femme du « veuf » parut devant Me Striffling, le 27 novembre, pour l’établissement d’un inventaire des biens du mari, le jour de son décès est noté comme étant le 16 novembre. Cela semble être une correction portée à la date du 17 qui figure dans l’acte de décès signé par l’adjoint du maire (N°1046 pour l’année 1878). Même si le capitaine est mort le samedi, le 16 novembre, la vitesse avec laquelle tout a été mené pour son enterrement le 18 ne laisse pas de surprendre. Annonce au journal avec mention de faire-part, messe à la cathédrale, et enterrement, tout est mis en place en 48H. »
Pour un peu, et en dépit des actes officiels, M Charles-Henry Lubienski-Bodenham le ferait mourir trois jours avant. En fait, une simple lecture des registres paroissiaux de l’époque montre qu’un enterrement le lendemain d’un décès n’a rien d’extraordinaire. Il n’y avait pas à cette époque de Thanatopracteurs et les morts étaient ensevelis le plus rapidement possible pour des raisons d’hygiène. Rien ne justifie une « correction » sur l’inventaire, c’est évidemment une erreur de transcription. Voici d’ailleurs les actes de l’état civil et du registre paroissial qui ne laissent aucun doute.
Source: "Album Passion Rimbaud" de Claude Jeancolas |
Source : Musée Rimbaud |
Source : "Album Passion Rimbaud" de Claude Jeancolas |
Néanmoins, M. H. Lubienski-Bodenham a fait connaître des documents intéressants sur la mort du capitaine Rimbaud. Ainsi publie-t-il un avis de décès dans un journal de Dijon qui annonce, le 18 novembre, que les familles Rimbaud et Cuif prient les personnes non informés du décès d’assister à l’enterrement religieux du capitaine Rimbaud, chevalier de la légion d’honneur.
M. Jeancolas écrit à ce propos : « Les annonces furent publiées le lundi matin et le nom Cuif est accolé à celui de Rimbaud, elle seule [ Vitalie Rimbaud ] pouvait avoir pris cette initiative comme elle l’avait fait vingt-quatre ans plus tôt dans l’annonce de la légion d’honneur du capitaine. » C’est l’art d’interpréter correctement les documents. Ce n’est pas donné à tous les biographes.
Je remercie Steve Murphy de m’avoir communiqué le bulletin Rimbaud Vivant N° 18/19 de 1980, dans lequel se trouve l’article : « Le Capitaine Rimbaud à Dijon (1864-1878) » par H. Lubienski-Bodenham
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