Pour commémorer les 120 ans du décès d’Arthur Rimbaud le jeudi 10 novembre 2011, Patti Smith sera présente à Charleville-Mézières, mais elle sera d'abord le 7 novembre, pour l'inauguration d’une salle Rimbaud, à Marseille, la ville où le poète s’est éteint. Si nous nous permettons de laisser de côté la question des grandes interprètes, Patti Smith est à l’évidence l’une des plus importantes figures féminines de l’histoire du rock, aux côtés de Grace Slick (Jefferson Airplane), de Janis Joplin et de l’inatteignable Betty Davis (génie méconnu du funk qui ne dut rien à son ex-mari Miles Davis). Patti Smith n’a rien à voir donc avec la notoriété d’une Madonna ou d’autres. Elle a contribué à l’émergence du punk rock américain, à tel point qu’elle porte le titre de « marraine » de ce mouvement pourtant plus spécifiquement européen.
Sur les traces du Velvet underground et des New York Dolls ou bien encore d’Iggy Pop and the Stooges (groupe de Detroit), les grands noms de la scène rock new yorkaise aux environs de 77 étaient avec elle Television, DMZ (groupe méconnu de Boston qui deviendra les Lyres), The Heartbreakers (au moins l’album L.A. Motherfuckers), Johnny Thunders (l’album So alone), Richard Hell, Blondie (trois premiers albums qui sont bons, surtout le troisième Parallel lines), Talking heads (surtout le premier album), voire les Ramones ou les Dead boys pour ceux qui aiment. On peut encore ajouter deux groupes pour caractériser cette ambiance d’époque en Amérique : The Modern lovers dont l’unique album continuait l’esprit du Velvet underground et puis The Only ones, groupe dont la musique et notamment les parties plus longues de guitare faisaient contrepoint à l’absence de solos instrumentaux du mouvement punk proprement dit, puisque cette époque fut marquée par le renouveau d’un rock européen violent et particulier. Plutôt que punk, le rock new yorkais de 77 est surtout parallèle à la musique des Sex Pistols, des Clash en Angleterre, des Dogs en France. Même Iggy Pop et Patti Smith ne passent pas véritablement du rock à l’idée du punk. L’Amérique a toujours connu un épanouissement et un éloignement original qui n’a jamais permis à son rock révolté d’atteindre à l’intensité sombre et au radicalisme punk des formations européennes. La bonne santé du rock new yorkais dans les années 70 annonça plutôt le rock garage des années 80, mouvement caractérisé par l’amour du rock sixties mêlé à la volonté rebelle paradoxale de pas connaître le succès commercial. En tout cas, pour un temps, la mégalopole de la côte est des Etats-Unis produisit une belle série d’artistes enfin dignes de paraître sans pâlir face à la déferlante des grands artistes rocks californiens qui, sur la côte pacifique, étaient beaucoup moins susceptibles d’influences européennes.
Patti Smith a donc créé à l’époque un groupe à son nom, le Patti Smith Group, dont les trois premiers albums sont à retenir, surtout le premier et le troisième, le second étant plus mitigé : Horses (1975), Radio Ethiopia (1976) et Easter (1978). Lors d’un concert en janvier 77, une chute sur le béton de la fosse d’orchestre lui brisa quelques vertèbres, ce qui l’éloigna provisoirement de l’actualité rock, mais son retour, quoique que quelque peu plus assagi, se fit avec le succès de son troisième album Easter et bien sûr du célèbre hit Because the night coécrit par Bruce Springsteen (artiste que je ne surestimerais pas et qui eut un peu de mal à se trouver un son, mais qui a connu un succès populaire considérable). Après un quatrième album moins important, Patti Smith a interrompu sa carrière au long des années 80. Elle est alors devenue l’épouse d’un autre génie du rock, Fred Smith, l’ancien guitariste des MC5 de Detroit et le meneur d’un groupe plus « bruitiste » Sonic’s rendezvous band pour lequel il a écrit l’excellent City slang. Fred Smith portait le même patronyme qu’elle, elle n’eut pas à changer de nom. Mais elle décida de privilégier l’éducation de ses enfants. Marquée par les décès de son mari, de son frère, d’un ancien membre du Patti Smith Group et encore par le suicide de Kurt Cobain du groupe d’esprit punk célèbre à l’époque Nirvana, tout cela autour de l’année 1994, elle reprit la scène et enregistra de nouveaux albums. En 2007, au seul nom de Patti Smith, bien qu’il fût enregistré avec d’anciens membres de son groupe, un album de reprises intitulé Twelve est paru qui peut compléter la collection des trois premiers du Patti Smith Group. Telle est la discographie essentielle de l’artiste, à laquelle ajouter de remarquables enregistrements de concerts de 1976, avec parfois des hommages à Keith Richards des Rolling stones. On retiendra notamment le concert de Stockholm le 3 octobre 1976.
Patti Smith a formé son groupe en 1974. Il comprenait un réfugié tchécoslovaque, suite au « printemps de Prague », Ivan Kral. Cette année-là, elle a sorti un 45 tours dont la face A proposait une reprise du titre Hey Joe déjà interprété avec succès par Jimi Hendrix. Il contenait une partie parlée par Patti Smith. Ce type particulier d’interprétation allait se retrouver sur l’album Horses avec son célèbre titre d’ouverture, rien moins que la reprise du Gloria des Them de Van Morrison précédé par une partie parlée qui retournait le liturgique Gloria in excelsis deo par des formules provocantes telles que « Jesus died for somebody’s sins but not mine ». Nous ne décrirons pas ici l’envoûtement sauvage de la musique de cet album et des concerts de cette époque. Le titre Land est un autre temps fort de ce premier opus, il s’agit d’une création fortement teintée d’un esprit de poésie et ponctuée par une troisième partie au titre francophone suivant « la mer (de) ». Patti Smith souhaitait ressembler physiquement à Keith Richards des Rolling stones, mais elle découvrit aussi avant de devenir une célèbre chanteuse rock les poésies d’Arthur Rimbaud que la photographie Carjat mythique lui présentait comme un poète adolescent d’une grande beauté. Passionnée de formes artistiques diverses, dont la photographie qu’elle put pratiquer avec son premier mari Robert Maplethorpe, Patti Smith s’adonna encore à l’écriture de poésies. Dans les années 2000, ses concerts s’accompagnent volontiers de lectures des poètes William Blake et Arthur Rimbaud. De manière amusante, elle a enregistré son premier 45 tours en 1974 avec le renfort d’un musicien génial, le futur leader du groupe Television, Tom Verlaine né Thomas Miller. Tom Verlaine a joué également les parties de guitare du titre Break it up qu’il a coécrit avec Patti Smith pour l’album Horses. Son nom de scène est bien sûr un hommage au compagnon de Rimbaud. Le groupe Television s’est illustré par deux très beaux albums pour mélomanes, bien loin de l’esprit punk d’ailleurs, Marquee Moon et Adventure, puis par l’édition tardive d’un album The Blow up contenant des enregistrements de concerts de 1978. Un enregistrement du concert du 29 juin 1978 vaut également le détour. Autre fait amusant, le premier album de Patti Smith, Horses, a reçu le prix Charles Cros.
L’influence de Rimbaud est explicite sur les albums du Patti Smith Group. Les pochettes sont accompagnées de textes qui sont des suites poétiques décousues où apparaissent des allusions à Rimbaud. La citation en français « de l’âme pour l’âme », tirée de la célèbre lettre dite « du voyant », figure sur l’album Horses. Voilà qui souligne une présence rimbaldienne indiscutable dans le traitement anticlérical de Gloria et dans les dix minutes musicales intitulées Land. L’intérieur de la pochette de l’album Easter reproduit pour sa part la photo d’Arthur et Frédéric Rimbaud en communiants. L’album contient le titre Rock’n’roll Nigger que Patti Smith disait distinguer de la référence raciale pour l’appliquer à une vision de dépassement plus rock. On aura compris l’allusion à un célèbre passage du livre Une saison en enfer : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres […] ». Le second album Radio Ethiopia montre clairement la superposition qu’opère Patti Smith de la vie africaine de Rimbaud avec ce motif du nègre rebelle à Dieu. Le second album du Patti Smith Group se termine par le titre Abyssinia et la pochette porte la dédicace suivante « radio ethiopia / abyssinia is dedicated to arthur rimbaud and constantin branusi ». Le texte poétique de la pochette comporte non seulement une autre mention du nom Rimbaud : « like rimbaud-the fallen horse man of high abyssinian plains i cut out », mais il définit « satan… the first absolute artist – the first true nigger », selon une lecture traditionnelle de la prose liminaire du livre Une saison en enfer qui néglige quelque peu l’ironie rimbaldienne à l’égard de Satan. A cela s’ajoute l’idée du « neo artist-the nigger of the universe », en écho au « Suprême Savant » de la lettre dite « du voyant ». Une photo présente encore Patti Smith assise sur le trottoir et appuyée contre un mur qui porte l’inscription en majuscules et en français : « Vive l’anarchie ». A côté d’une lutte quelque peu rimbaldienne avec la figure oppressante de la religion, le texte de pochette de l’album Radio Ethiopia s’accompagne d’une exaltation des drogues selon une idée courante à l’époque, mais aujourd’hui réputée illusoire, qui veut que Rimbaud se soit intéressé au hachisch. Il s’agit en tout cas d’un développement poétique dans la continuité du texte célèbre de la lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny où il était question d’épuiser tous les poisons. Typique du génie américain, nous rencontrons ici un attachement à la poésie de Rimbaud qui est juste sur plusieurs points, mais qui relève du mythe et de ses pouvoirs déformants, sans que la nature viscérale de cette passion puisse donner l’espoir d’un jour se laisser reformuler. L’Amérique vise les universaux, beaucoup moins les nuances subtiles de l’Histoire. L’image rock rimbaldienne de Patti Smith s’impose toujours est-il avec plus d’authenticité que celle de l’autre poète rock américain marqué par la poésie de Rimbaud, à savoir Jim Morrison. L’intérêt de Patti Smith pour Rimbaud relève d’un phénomène d’intériorisation, à notre sens, beaucoup plus percutant et convaincant, même si, dans l’imaginaire de la rockeuse américaine, la figure du poète révolté a pris nettement le pas sur la valeur des textes poétiques eux-mêmes, mais c’est toute la contre-partie de la notoriété si contagieuse d’Arthur Rimbaud en ce monde.
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