dimanche 20 novembre 2011

Rimbaud et le point multiple, par André Guyaux*


 Nous publions ci-dessous le texte d’une intervention présentée dans le cadre d’un hommage à Sergio Cigada à la Sorbonne le 14 octobre 2011.



            J’utilise cette formule : « le point multiple » pour désigner tous les cas où Rimbaud, dans un poème, en prose ou en vers, dans un texte narratif, sur une page manuscrite, multiplie le point, c’est-à-dire en met au moins deux, et souvent plus, jusqu’à couvrir une fin de ligne ou toute une ligne. Il convient de distinguer bien sûr les points de suspension, qui sont à proprement parler un signe de ponctuation, qui prolongent la phrase et lui appartiennent avec l’air de s’en éloigner ; et la ligne de points, qui signale traditionnellement une omission dans un texte, en vers surtout mais aussi en prose.
            Rimbaud utilise ces deux conventions, qui sont des formes apprises ; il les a pratiquées dans le cadre scolaire, il les a trouvées dans les livres qu’il a lus. Mais il dit aussi dans la lettre « du voyant » que le poète est celui qui crée des formes nouvelles. Et il crée volontiers des formes nouvelles à partir de formes apprises. Comme il fait bouger le vers, la strophe, la phrase, le sonnet ou le poème en prose, il fait bouger les points de suspension et les lignes de points. Il faut cependant mesurer son originalité au fait, en l’occurrence, qu’il s’agit de formes convenues mais déjà flottantes : d’autres que lui ont eu l’occasion de les faire bouger.
            Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse distingue trois signes : le point de suspension ; la ligne de points ou de pointillés, dite aussi ligne pointillée ; et un troisième signe, les points conducteurs ou points de conduite, familiers des tables des matières et qui servent à faire correspondre des signes situés aux deux bouts d’une ligne, pour renvoyer par exemple un titre de chapitre à une page. On pourrait penser que Rimbaud n’est pas concerné par cette troisième forme conventionnelle du point multiple. Il s’en rapproche peut-être dans quelques cas.
            Dans Un cœur sous une soutane, dont le texte a la forme d’un journal, comportant des dates, les points de suspension, placés avant ou après une date, paraissent relier ce qui précède et ce qui suit la date, sur une ou deux lignes. Les suites de points y ont une fonction dont le sens n’est pas clair mais qui participe de l’esprit du texte, de l’ironie, de la parodie, et qui contribue à la conception du texte par la mise en page : 

Un cœur sous une soutane, extraits


          Plus atypique encore, la lettre à Banville du 24 mai 1870, où quatre points apparaissent en marge, à deux reprises, dans une disposition qu’il est délicat d’adapter à la version imprimée du texte, les règles de la mise en page dans un livre excluant souvent la présence de tels signes dans la marge : 


            On retrouve ce signe, quatre points placés dans la marge, dans Un cœur sous une soutane, ce qui laisse penser que Rimbaud a ajouté, dans la lettre à Banville, comme dans Un cœur sous une soutane, des points de suspension qu’il avait oubliés en cours de rédaction : 




           
    Il faut préciser ici que nos trois points de suspension étaient plutôt quatre à l’époque de Rimbaud. Le Dictionnaire raisonné des difficultés de la langue française de Jean-Charles Delaveaux, revue en 1847 par Charles Marty-Laveaux, mentionne « quatre points » (Hachette, 1847, p. 560). La norme elle-même, vingt ans plus tard est peut-être en train de bouger.

Sur une autre page d’Un cœur sous une soutane, une ligne de points parmi d’autres traduit l’un de ces moments où le texte s’absente. C’est une ligne de silence, ironique, après l’exclamation en latin : « Ô altitudo altitudinum !... » Elle figure l’extase muette, qui suit la prière. Pour mieux descendre des « altitudes » où s’élève la poésie, il faut laisser passer le temps : 





            Rimbaud utilise couramment, par ailleurs, la ligne de points selon le sens convenu, celui d’une omission. C’est l’usage de l’époque, un usage qui de nos jours se pratique encore par archaïsme typographique, notre usage actuel étant plutôt de placer trois points entre crochets, même dans le cas d’une omission dans un poème en vers. Dans Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize, un sonnet satirique, le jeune poète cite approximativement, de mémoire, un article publié dans Le Pays, où Paul de Cassagnac, monarchiste légitimiste, appelait à la réconciliation entre bonapartistes et républicains, – à l’union nationale en quelque sorte. Il place cette citation en épigraphe, ouvrant des guillemets qu’il oublie de fermer. L’apostrophe de Cassagnac aux « Français de soixante-dix » est précédée de trois points, suivie d’un « etc. » lui-même suivi de trois points et d’une ligne de points. Le satiriste cède la parole à l’adversaire, mais il laisse cette parole planer dans le vide. La ligne points figure l’inconsistance d’un discours, sa banalité : la parole est interrompue parce que l’argument tourne à vide : 





Rimbaud a recours à nouveau à ces pointillés parodiques dans Exil, un poème de l’Album zutique, censé citer « une épître en vers de Napoléon III » ; on y voit avec quelle complaisance il multiplie les occurrences du point multiple, avant et après la citation supposée et à la fin de cinq des six vers cités dans ce « fragment ». L’effet est le même : laisser la parole de l’autre planer dans le vide : 


            Il existe une troisième occurrence antibonapartiste de la ligne de pointillés utilisée comme un instrument de la parodie. C’est dans l’Album zutique encore, dans un patchwork de citations dont David Ducoffre a montré qu’elles venaient de différents recueils de Louis Belmontet, polygraphe au service du Premier puis du Second Empire. On y observe la compétence du metteur en page, qui dispose des lignes de points au-dessus des citations et les « justifie », à gauche et à droite, par rapport au texte cité, signifiant que les vers qui manquent précèdent les vers cités : 





            Rimbaud, dans ses premiers poèmes, utilise la ligne de points pour signifier l’omission dans son propre texte. On peut le déduire par hypothèse de la mise en page des Étrennes des orphelins tel que le poème est imprimé dans La Revue pour tous, le 2 janvier 1870. La rédaction de la revue avait demandé des coupures :

La pièce de vers que vous nous adressez n’est pas sans mérite et nous nous déciderions sans doute à l’imprimer, si par d’habiles coupures, elle était réduite d’un tiers. (La Revue pour tous, 26 décembre 1869.)

Rimbaud obtempère et fait apparaître ces coupures par des lignes de points : 





De même, lorsqu’en octobre 1870, à Douai, Rimbaud transcrit sous le titre Soleil et chair un poème qu’il avait envoyé à Banville sous le titre Credo in unam en mai, il saute tout un passage et figure cette omission par une ligne de pointillés : 





Mais s’agit-il toujours, dans les autres cas de lignes de points, de véritables omissions ? Ne pourrait-il s’agir d’omissions fictives suggérant que le poète livre un texte qui pourrait être plus long ? Nous n’avons pas d’autographe des Premières Communions, mais trois copies de Verlaine. Le poème est divisé en parties, plus ou moins longues, numérotées en chiffres romains. Or dans l’une des copies, les parties VI et VII, composées respectivement de deux et d’un quatrains, se terminent par des lignes de points, comme pour signifier que ces deux parties, qui sont courtes, disposent de strophes en réserve qui les conformeraient à la longueur des autres parties :

Les Premières Communions, copie de Verlaine


  De même, dans Le Forgeron, autre poème long, les lignes de points semblent indiquer que l’inspiration ne se limite pas à ce que le poète donne à lire. À plusieurs moments, l’espace du poème s’ouvre à une ligne de points, placés à la fin d’une tirade par exemple. La distance interlinéaire fait clairement apparaître que la ligne de points appartient à ce qui précède, et non à ce qui suit :







À une autre occasion, dans le même poème, Rimbaud intercale non pas une ligne mais deux lignes de points, comme pour figurer un distique fantôme qui concentrerait en lui les réserves d’alexandrins dont le poète sous-entend l’existence. Mais de part et d’autre de ces deux lignes de points apparaissaient deux vers qui riment l’un avec l’autre, doux rimant avec fous. Que serait donc ce distique absent, placé entre deux vers qui riment, dans un poème à rimes plates ? Que signifient ces deux lignes de points ? Rimbaud, en l’occurrence, fait parler son héros, le forgeron, dont le discours reprend, avec réouverture des guillemets, aussitôt après : 




Jacques Damourette fait une observation qui pourrait s’adapter au cas de Rimbaud : « Parfois, ces groupes de points ne représentent pas des passages ayant réellement existé, mais c’est l’auteur lui-même qui présente une de ses œuvres, à dessein non complète, à l’état de fragment. » (Traité moderne de ponctuation, Larousse, 1939, p. 105.)
La ligne de points disparaît dans la dernière production en vers de Rimbaud, celle que l’on date du printemps et de l’été de 1872 et qui comprend surtout des poèmes courts. Mais elle n’est pas définitivement oubliée : on la retrouve dans un poème en prose des Illuminations, Veillée III, où elle figure le silence, le repos, l’intermède, le vide, l’absence, entre deux séquences de la « veillée », comme si les yeux se fermaient quelques instants. Le sens de cette ligne de points, tout à la fin de l’œuvre de Rimbaud, n’est pas si éloigné du sens qu’il lui donnait, pour suggérer ironiquement l’extase, dans Un cœur sous une soutane


 Rimbaud aime placer les points de suspension et les lignes de points en contiguïté et en continuité, comme ils ne se distinguaient plus. Ainsi dans Un cœur sous une soutane, où les deux formes semblent contaminées l’une par l’autre. Ainsi dans Les Remembrances du vieillard idiot, dans l’Album zutique, – donc toujours dans un cadre parodique. Les Remembrances, comme les autres pastiches de Coppée, portent la double signature, mais le nom de l’auteur pastiché est inscrit en toutes lettres au bas du poème, en « corps » normalisé par rapport au texte, alors que les initiales qui suivent, celles du véritable auteur, apparaissent dans un format démesuré, et l’on a souvent dit, en effet, que dans cette imitation d’un autre type, l’imitateur se révélait autant qu’il décryptait son modèle. Que penser, dans ce contexte de communion perverse, des lignes de points et des points de suspension qui prolifèrent à la fin du poème ? À l’entrée « point de suspension », le Grand Robert cite Bachelard disant que les points de suspension « tiennent en suspens ce qui ne doit pas être dit explicitement » : ils « psychanalysent » le texte. Ainsi les « jeunes crimes » du « vieillard idiot » ne sont-ils pas explicites. Plus loin, à la question « Quoi savoir ? », c’est une ligne de points qui répond. Et le dernier vers s’étire en une longue suspension depuis le « Ô cette enfance ! » exclamatif et nostalgique – cette nostalgie de l’enfance que Rimbaud a plusieurs fois sollicitée dans son œuvre –, jusqu’à la pointe : 


Les Remembrances du vieillard idiot, extrait.






            Un dernier cas de ligne de points mérite d’être signalé, tout au début d’un autre poème ironique, alternativement intitulé Ce qui retient Nina et Les Reparties de Nina. Nina ne dit rien ou presque rien. C’est Lui qui parle, tenant en vain son discours séducteur. Dans la version du poème envoyée à Georges Izambard le 25 août 1870, sous le titre Ce qui retient Nina, la ligne de points se plaçait juste après le mot Lui, comme si Lui avait commencé par se taire : 






Transcrivant son poème à Douai en octobre, Rimbaud ne place plus la ligne de points au niveau du mot désignant le locuteur, Lui, mais au-dessus, comme pour figurer un silence antérieur : 




           Le point de suspension est un signe de fin de phrase, donc le cas échéant de fin de vers plutôt que de milieu de vers. Sur les trente-deux vers de Roman, neuf se terminent par des points de suspension. La fin du vers ou de la strophe devient donc le lieu privilégié du sous-entendu, qui est le sens codé du point de suspension. Rimbaud en use abondamment dans ses premiers poèmes. Ainsi dans À la Musique, lorsque « les pioupious / Caressent les bébés pour cajoler les bonnes….. », ou lorsque le poète construit son fantasme en suivant « Le dos divin après les rondeurs des épaules… », ou à la pointe du poème, quand les murmures des jeunes filles éveillent le désir : « – Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres… » Dans l’une des deux versions, le poète en oublie le s à lèvres, malgré la rime, mais il n’oublie pas les points de suspension : 

À la Musique, strophes finales





Ainsi encore dans Première Soirée, quand les « deux mots » à « dire » se prolongent en un silence suggestif, ou lorsque le n de bien s’étire à l’instar du n de sein – il existe chez Rimbaud un graphisme de la rime –, comme pour éloigner l’évidence charnelle et pour ironiser sur elle : 




Même sous-entendu érotique dans Rêvé pour l’hiver, où les points semblent marquer les pas de la petite bête « qui voyage beaucoup ». Rêvé pour l’hiver est un sonnet, « forme fixe » où ce type de ponctuation se manifeste moins volontiers, mais le sonnet, en l’occurrence, alterne des vers de douze syllabes et des vers de six et les points de suspension apparaissent en particulier dans deux vers courts, qui sont aussi deux vers qui riment l’un avec l’autre, « Te courra par le cou… » et « Qui voyage beaucoup… », comme si le silence rimait encore, après la dernière syllabe :   

    



            L’effet se reproduit dans un autre sonnet d’octobre 1870, L’Éclatante Victoire de Sarrebrück, ekphrasis d’une image d’Épinal, où, à nouveau, la dernière rime se prolonge en points de suspension : 





Le premier Rimbaud a usé et peut-être abusé du point de suspension. La ponctuation sobre à laquelle il se rallie en 1872 témoigne d’une réaction aux facilités du sous-entendu. Il est intéressant d’observer à cet égard, dans les deux versions manuscrites du sonnet des Voyelles, la ponctuation de l’avant-dernier vers : sur l’autographe, il se termine par un deux-points, d’où se dégage l’exclamation finale ; il s’achève par trois points de suspension sur la copie de Verlaine, qui laisse planer les « Mondes » et les « Anges », comme si les « silences » du début devaient se prolonger à la fin du vers :

Les Voyelles, copie de Verlaine

         Les points de suspension ne disparaissent pas complètement de la production de 1872. La suspension de fin de vers, et même de fin de strophe, existe toujours, comme dans « Entends comme brame », avec la coïncidence de ce qui n’est peut-être pas, dans le cadre prosodique proprement dit, une rime, mais la reprise d’un même son à la fin de deux strophes consécutives : 



          Le Rimbaud de 1872, converti à de nouvelles formes de l’allusion, investit les points de suspension d’un autre sens. Il en raréfie l’usage pour mieux le contrôler. Ainsi, il ne les oublie pas, d’une version à l’autre de Comédie de la soif, à la fin du distique évoquant l’ivresse et ses perspectives :

Enfer de la soif



 
Comédie de la soif
Comédie de la soif

            Les points de suspension ne sont plus alors l’expression clichée d’un sous-entendu, mais un prolongement du discours métaphorique. Ils relèvent moins du sens que de la poétique. On les retrouve dans ce rôle dans « Est-elle almée ?... », où ils accordent l’interrogation rêveuse au silence qui lui répond. La question attend en eux la réponse qui ne peut venir, eux-mêmes se prolongeant en une autre question, et cette autre question s’achevant au vers suivant par d’autres points de suspension : l’homme regarde les lumières qui bougent, dans le ciel, à la fin de la nuit, et n’obtient d’autre réponse que celle de « la splendide étendue » qui l’éblouit :





            Les points de suspension exprimaient naguère l’allusion significative, ils traduisent désormais le moment poétique au-delà des mots. Il en est de même dans les Illuminations, solidaires à cet égard de l’inspiration de 1872 : les exemples de points de suspension y sont rares mais exemplaires. Dans Jeunesse III, ils ont, avant la prédiction assertive finale, cette « valeur pausale » que leur reconnaît Jacques Damourette (op. cit., p. 96). Ils entrent en harmonie avec la syntaxe nominale :


  



            Dans Barbare, à la fin du texte, ils expriment à la fois le recommencement – le retour de l’image du « pavillon » – et l’apaisement qui relie la parole au silence : 




*Professeur à la Sorbonne, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade.


           

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