dimanche 12 février 2012

La pagination des "Illuminations", par Jacques Bienvenu

         Dans un article qui inaugurait, en l’an 2000,  le premier numéro de la revue Histoires littéraires, Steve Murphy est intervenu sur la question de la pagination du manuscrit des Illuminations, plus exactement sur celle de l’ensemble formé par les 23 feuillets de poèmes en proses conservés à la Bibliothèque nationale
          
       Cette question de la pagination de ces feuillets de Rimbaud n’est pas nouvelle. Déjà en 1946 les auteurs de la première édition de la Pléiade avaient prétendu  que l’ordre choisi par la revue La  Vogue qui suit la pagination des manuscrits avait été voulu par Rimbaud. Leur argument était que les poésies étaient écrites : « les unes à la suite des autres et sans aller à la page au début de chaque pièce. Elles forment donc un véritable recueil recopié par Rimbaud  selon un ordre voulu par lui. » Mais leur argument n’était pas valable car la continuité des Illuminations sans aller à la page au début de chaque pièce ne vaut que pour un nombre limité de poèmes. On s’étonne d’ailleurs, qu’ayant consulté les manuscrits, ils se soient montrés aussi légers sur cette question. Bouillane de Lacoste, qui s’est longuement penché sur les manuscrits des poèmes en prose de Rimbaud, n’a pas fait d’étude graphologique sur la numérotation des feuillets. Néanmoins, la question de savoir si l’ordre des poèmes donné par La Vogue est de Rimbaud le préoccupe et  il aura la bonne idée de poser la question à Felix Fénéon qui avait été chargé précisément de la publication de ces poèmes dans la revue.


            Ce témoignage est évidemment précieux, mais on se rend compte que ses souvenirs sont anciens. Ils datent d’une cinquantaine d’années. C’est ce que fait valoir dans son article Steve Murphy. Il commence par citer une lettre de Fénéon à Bouillane :

Le ms. m'avait été remis sous les espèces d'une liasse de feuilles de ce papier tout rayé qu'on voit aux cahiers d'école. Feuilles volantes et sans pagination, - un jeu de cartes, - sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer dans une espèce d'ordre, comme je me rappelle avoir fait ? Pas de ratures .

Puis il la commente :

Toutefois, aucun manuscrit accessible du recueil ne présente des rayures et certaines pages du recueil contiennent des ratures assez abondantes. Et si Fénéon indique que les manuscrits étaient " sans pagination ", cette assurance (qui est surtout, en réalité, une inférence) disparaît dans sa seconde lettre. Certes, il continue à s'attribuer un rôle décisif dans l'agencement de " ce jeu de cartes hasardeux ", mais au lieu de répondre aux interrogations de Bouillane de Lacoste, il lui livre de nouvelles questions :
  
Votre ms. est-il paginé (et d'une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l'aie paginé pour l'impression) ? Persiste-t-il trace d'un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d'affilée les feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d'un ordre prémédité ? - Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d'autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition, - à savoir que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, - peut être infirmée, rectifiée, confirmée .

Si le manuscrit pouvait comporter "une pagination qui soit antérieure à 1886", c'est que le premier témoignage de Fénéon pouvait être sans fondement.

Steve Murphy ajoute immédiatement :

C. Zissmann a interprété de manière très perspicace à la fois ces réminiscences hésitantes, et les conclusions qu'en tire A. Guyaux : 

"Dans sa thèse, André Guyaux tente désespérément de faire croire, contre toute vraisemblance, que ce n'est pas à Rimbaud, mais à Félix Fénéon, qu'il faut attribuer la pagination à l'encre de certains feuillets. Il invoque à cette fin le témoignage de ce dernier, mais tire des conclusions abusives des extraits de lettres ou d'articles qu'il cite : " l'ordre logique " dans lequel Fénéon dit avoir tenté de " distribuer les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud " est évidemment celui des textes de la plaquette, éditée par lui, qu'il présente en octobre 1886 dans le premier numéro du Symboliste, et non celui des textes qu'il a publiés quelques mois plus tôt dans La Vogue".

            Ce dernier extrait mérite une explication. Le lecteur de l’article de Steve Murphy, non prévenu, risque de ne pas comprendre ce que C. Zissmann a interprété de manière perspicace. Il convient de souligner un argument capital concernant le témoignage de Fénéon qui,  il faut bien le dire, est escamoté ici.

           Rappelons pour ce qui va suivre que les poèmes en prose  furent d’abord publiés en revue dans La Vogue hebdomadaire, en 1886, dans les numéros 5 et 6. Puis la même année, peu de temps après, en plaquette, dans un ordre totalement différent. Or il se trouve qu’en octobre 1886 Fénéon a donné un témoignage capital et cette fois tout frais dans sa mémoire, puisque nous sommes à quatre mois environ de la publication de la revue. Ce témoignage le voici écrit dans Le Symboliste du mois d’octobre 1886 :

Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud on a tenté de les distribuer dans un ordre logique.
           
  Il est clair que si Fénéon avait eu en main un manuscrit paginé par la main de Rimbaud, il n’aurait pas tenté de le distribuer autrement dans l’édition en plaquette. Cette remarque est tellement frappée au coin du bon sens que Bouillane de Lacoste lui-même exprime nettement son avis à propos des souvenirs de Fénéon : « S’il faut les prendre à la lettre, on en déduira que la pagination du manuscrit est de Fénéon et non de Rimbaud ; » C’est lui qui met les italiques. Puis il ajoute un peu plus loin :

D’ailleurs, le fait que Fénéon a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans la Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait, dès le début, suivi sa propre inspiration.



          
          Mais il est possible que Steve Murphy, qui fait le plus grand cas des travaux de Bouillane de Lacoste, n’ait pas fait attention à ce jugement qui se trouve dans son édition critique des Illuminations publiée en 1949 peu après sa thèse,  parue la même année.
  
          Une autre objection a été formulée par André Guyaux dans sa thèse de 1985. Elle mérite d’être soulignée ici. L’auteur de  Poétique du fragment explique que ce qu’on oublie le plus souvent est que :

les textes publiés par Fénéon dans les numéros 5 et 6 de la Vogue ne constituent pas tout le corpus connu des Illuminations, mais seulement les trois quarts environ. Les numéros suivants de La Vogue en publieront d’autres, et une dernière série apparaîtra en 1895. Or, seuls les feuillets 5 et 6 sont classés et numérotés. Serait-ce une coïncidence ? S’il a entrepris de classer ses textes, pourquoi Rimbaud aurait-il numéroté partiellement ? 
     
       On voit bien que, pour l’instant, le témoignage de Fénéon et la numérotation partielle du recueil en prose ne plaident pas pour une pagination de la part de Rimbaud. Il reste à examiner (pour utiliser un mot savant) les arguments codicologiques de Steve Murphy. Ce sera l’objet d’une seconde partie.

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