Collection Yves Jacq. Reproduction interdite. |
11
avril 1901
Monsieur
et cher confrère,
J’ai
le regret de ne pouvoir participer
à
la souscription dont vous me parlez.
Je
ne puis apprécier les titres de
Rimbaud comme explorateur ; mais
J’ai
toujours eu peu de sympathie pour
sa nature et son talent de poète.
Je me crois d’ailleurs obligé de
consacrer
mes ressources disponibles
à
des œuvres d’un autre genre, et dont
je
sens plus vivement l’intérêt
Veuillez
agréer, mon cher confrère,
Avec
mes regrets, l’assurance de mes
meilleurs sentiments.
M.
Bouchor
L’acteur Coquelin Cadet ayant parlé avec enthousiasme des
vers d’un « gamin » de dix-huit ans à l’éditeur parisien Charpentier,
celui-ci demanda à le voir. Rendez-vous fut pris, et à l’heure dite l’éditeur
reçut un tout jeune homme déjà chauve, mais d’une rare beauté. Il avait une
longue barbe blond-châtain, il s’appelait Maurice Bouchor. Après cette
rencontre Charpentier signa un contrat avec le jeune homme pour l’édition d’un
recueil de poèmes : Les Chansons
joyeuses. Le livre sortit dans la première quinzaine de mars 1874, retenons
cette date.
Qui
était Maurice Bouchor ? Il était né
en novembre 1855. Il avait donc un an de moins que Rimbaud. Il commença par
publier plusieurs poèmes dans la Renaissance
littéraire et artistique dès 1872. Il
fut particulièrement présent dans cette revue en 1873 où il publia, en plus de
poèmes, un article. Il était très lié à Richepin et Ponchon. Ils fondèrent tous
les trois « Le groupe des Vivants ». Il avait participé aux diners des Vilains Bonshommes. On voit son nom cité dans l’Album zutique par Germain Nouveau avec qui il semble très lié, on
y reviendra.
L’auteur des Chansons joyeuses était alors amateur de vins et très libre sur le plan des
mœurs. Il faut signaler une amitié particulière peu connue qui avait uni Maurice
Bouchor et Paul Bourget. Ce dernier écrivait à Bouchor quand il avait 15 ans
des lettres enflammées auxquelles l’adolescent n’était pas insensible. Bourget
à cette époque était son « précepteur ». Il faut savoir que Paul
Bourget est présent dans l’Album zutique
et qu’il fréquentait le groupe des
Vivants auquel on l’associe à tort. Il semble que Bouchor n’ait pas craint
dans sa première jeunesse de passer pour un homosexuel, peut-être par
provocation. Du moins c’est ce qu’il ressort notamment d’un article de Zola
écrit en 1878 où l’auteur de Nana disait : « il affecte des vices
qu’il n’a pas ». Zola signalait le succès immédiat des Chansons joyeuses expliquant que son
auteur devint connu du jour au lendemain suite à cette publication.
On ne sait pratiquement rien des relations
entre Bouchor et Germain Nouveau, mais il est certain qu’ils s’appréciaient. En
témoigne un poème très élogieux des Chansons
joyeuses dédié à Germain Nouveau dans lequel Bouchor évoque « Mon Germain
Nouveau ». Un autre poème des
Chansons est dédié à Paul Bourget, l’ancien ami, qui précède le
« nouveau ».
Il faut savoir à présent qu’il y eut une transformation
entre le Bouchor jeune et celui qui atteint l’âge mur. L’amateur de vin et de
bonnes viandes devint végétarien. Il s’intéressa à la pédagogie et devint une
sorte de poète pour écoliers, un homme soucieux d’éducation, décoré de la Légion
d’honneur dès 1893.
La lettre qui est publiée ici est
donc celle d’un homme de 46 ans qui n’est plus le jeune Bouchor des années 70.
Elle répond à Ernest Delahaye qui lui demandait de cotiser pour le buste de
Rimbaud qui devait s’élever à Charleville. C’est un précieux témoignage sur les
relations de Rimbaud avec le groupe des Vivants. On savait déjà que Raoul
Ponchon avait tout fait pour éviter que l’on sache que Rimbaud lui avait offert
un exemplaire d’Une Saison en enfer.
La raison généralement supposée est qu’il ne souhaitait pas faire connaître
qu’il avait bien connu Rimbaud à cause de sa réputation d’homosexuel. La
situation avec Bouchor est encore plus claire. Il écrit : « J’ai toujours
eu peu de sympathie pour sa nature et son talent de poète». Notons au passage
le mot « toujours » qui montre que cette antipathie existait depuis
le début de ses relations avec le poète
de Charleville. On ne peut se méprendre sur le mot « nature » :
Bouchor désavoue la mauvaise réputation de Rimbaud que l’emprisonnement de
Verlaine avait rendu infréquentable pour certains. Il tient bien à montrer qu’il n’approuve pas la
« nature » de Rimbaud, bien
qu’il ait eu dans sa jeunesse plus de libéralité à cet égard. Observons qu’il
nie aussi le talent de Rimbaud ce qui n’était pas le cas de tous les
détracteurs du poète de Charleville comme Lepelletier qui lui reconnaissait
tout de même du génie. Richepin, en revanche, n’aura aucun problème à parler de
lui et il fut l’un des premiers à le citer dès 1882. Rimbaud lui avait confié des
poèmes « seconde manière » qu’il avait écrits en 1872. On est donc en droit de penser que l’animosité de
Bouchor à l’égard de Rimbaud date de leur premier contact dans les années 70.
C’est la lettre que nous publions qui le révèle et on sent bien que l’auteur
des Chansons joyeuses y exprime une
vieille rancune. On peut observer que de son côté Rimbaud offre un exemplaire
de la Saison en enfer à Richepin et
Ponchon, mais pas à Bouchor, ce qui semble un signe. Il est vraisemblable que
Rimbaud n’appréciait pas Bouchor.
Je me demande à présent s’il n’est pas
possible d’aller plus loin dans les commentaires que suscite la lettre qu’Yves
Jacq m’a communiquée. J’observe d’abord un certain nombre de coïncidences.
Première coïncidence : le départ à Londres de Germain Nouveau et Rimbaud,
en mars 1874, a lieu juste après la publication du livre de Bouchor : en
effet, Germain Nouveau dans une lettre à Richepin regrette que Bouchor ne lui
ait pas donné son livre, il précise en outre que ce départ fut une brusque
décision de Rimbaud, tellement rapide qu’il réclame à Richepin des papiers
qu’il avait oubliés dans la
précipitation du départ. Deuxième coïncidence : Nouveau est précisément
lié à Bouchor par une grande amitié. Troisième coïncidence : c’est juste à
ce moment là que les écritures de Nouveau et de Rimbaud vont se mêler pour
recopier les Illuminations.
Je risque une
hypothèse :
Au fond, Bouchor a réussi ce que Rimbaud voulait faire
avec Une Saison en enfer. Rimbaud ne
parvint à se faire éditer à compte d’auteurs que chez un éditeur belge
parfaitement ignoré. Son livre restera inconnu. Il se contentera d’en
communiquer quelques exemplaires notamment à Ponchon et Richepin. On sait que
Rimbaud n’avait pu payer la totalité du
stock resté en Belgique. Au même âge que
Rimbaud quand il fit éditer son livre, Bouchor publiait chez un bon éditeur
parisien un recueil de poèmes qui le rendra immédiatement connu. Par ailleurs, ce
dernier était aussi riche que Rimbaud était désargenté. L’auteur d’une Saison en enfer avait peut-être des
raisons d’être amer. Et pourquoi n’aurait-il pas eu à ce moment là un sentiment
humain de jalousie et d’injustice ? Que valaient les poésies des Chansons joyeuses à côté de son chef-d’œuvre
demeuré inconnu ? On dit que Rimbaud, apprenant en Afrique que Monseigneur
Taurin Cahagne désirait publier une étude sur le Harar et les Gallas, aurait
répliqué : « je vais en écrire une et lui couper l’herbe sous le
pied ». C’est peut-être une réaction psychologique de cet ordre qui amène
Rimbaud à reprendre ses poèmes en prose. Cette publication chez Charpentier était
probablement un évènement désagréable pour lui. Partir avec Germain Nouveau,
grand ami de Bouchor, recopier les Illuminations
avec lui juste après la publication des Chansons
joyeuses dans un départ précipité qui ressemble fort à de l’humeur, ce sont
des signes non négligeables. Rimbaud n’avait pas nécessairement en tête de
publier les Illuminations à ce
moment-là, mais le livre de Bouchor a pu déclencher un désir de revanche chez celui
qui avait peut-être jeté l’éponge sur la Littérature dès cette époque. Le
recopiage des Illuminations ne serait
alors qu’un sursaut du poète déjà disparu… D’ailleurs, il faut bien le dire,
Rimbaud s’est très peu soucié de cette publication en dépit d’une requête
priant Verlaine en 1875 d’envoyer à Germain Nouveau des poèmes en prose. Rien
ne permet de penser que Rimbaud se soit préoccupé par la suite de cette demande
faite à Germain Nouveau. De plus, il savait parfaitement que ce dernier n’avait
aucun moyen de financement pour cela. Mais ceci est une autre histoire…
Néanmoins, si la lettre de Bouchor de 1901 « débouche » sur le
vertigineux problème des Illuminations ce ne serait pas là son moindre mérite.
Quoi qu’il en soit, elle jette une lumière nouvelle sur les relations de
Rimbaud avec un très jeune poète qu’il avait nécessairement côtoyé.
Je remercie vivement Yves Jacq de m’avoir
communiqué ce précieux inédit. Yves Jacq (né en 1969) est un chercheur
indépendant, passionné, spécialiste de Jean Richepin et aussi du
« groupe des Vivants. »
Chers amis de Rimbaud, n’hésitez pas à laisser un commentaire. Il sera toujours apprécié, même si c'est une critique. Le but de ce blog est d'échanger.La fréquentation du blog est encourageante certes, mais on dirait que les gens qui le fréquentent n'osent pas se manifester...Dommage.
RépondreSupprimer…Bouchor publiait chez un bon éditeur parisien un recueil de poèmes qui le rendra immédiatement connu…
RépondreSupprimerJe me demande si cette immédiateté a duré dans le temps ; l'Histoire semble, avec le public, avoir reconnu le talent, le génie et l'originalité d'Arthur Rimbaud, quand Maurice Bouchor - me semble-t-il - n'est plus guère lu que par une élite littéraire dont le nombre doit être relativement modeste.
Si Arthur Rimbaud a pu, comme le suggère Jacques Bienvenu, jalouser ce rival cossu, sa "revanche" s'est même passé de lui pour le hisser au niveau de reconnaissance où il se trouve encore.
Il est probable qu'Arthur Rimbaud n'aimait que très modérément Maurice Bouchor et ce qu'il allait devenir : un parangon de vertu. Sans doute avait-t-il précocément deviné, à travers son front dégarni, l'étroitesse de ses pensées.