Le poème Est-elle almée ? est considéré comme un des plus mystérieux de Rimbaud. Les éditions de références en donnent en général très peu de commentaires comme si elles craignaient de s’affronter aux difficultés.
Le but de cet article est de faire le point ici sur ce que l’on peut dire sur cet étrange poème.
À la première lecture on est frappé par deux termes très rares : le premier est almée, le second est feues. On connaît le sens de ces mots. Il est précisé dans le dictionnaire Bescherelle où Rimbaud a pu les trouver.
Almée est une femme faisant profession d’improviser des vers, de chanter et de danser dans les fêtes publiques qui sont peut-être les fêtes de nuit dont on parle dans le dernier vers. feues est un adjectif qui signifie : débarrassées de la vie. Les fleurs feues sont des fleurs défuntes, c’est-à-dire fanées.
Les premières heures bleues seraient celles du matin. On connaissait les soirs bleus du poème Sensation.
On a observé que l’expression C’est trop beau ! se retrouve dans le poème Plates-bandes d’amarantes dont le titre pourrait être juillet. Comme le poème Est-elle almée est bien daté de juillet 1872 on a pu penser qu’il a été écrit à Bruxelles pendant le compagnonnage avec Verlaine. On est étonné que dans une notice du récent dictionnaire Rimbaud Alain Chevrier écrive : « L’exclamation « C’est trop beau ! » se trouve dans une féerie du mois précédent, Jeune ménage. » C’est inexact.
La ville énormément florissante dont il est question dans le poème pourrait être Bruxelles, mais cette identification ne sert pas à grand-chose.
Concernant la forme, le poème est formé de deux quatrains à rimes plates et toutes féminines. Les vers sont de onze pieds appelés hendécasyllabes. On a peu souligné que ce type de vers a été utilisé simultanément par Verlaine et Rimbaud à partir de 1872. Ainsi Louis Forestier écrit fort justement : « Durant l’année 1872, notamment, leurs oeuvres interfèrent et se complètent . En sorte qu’on ne saurait lire un poème comme Plates-bandes d’amarantes sans le rapprocher des « Paysages belges » dans les Romances sans paroles ».
Pour ma part, j’ai longuement signalé que la nouvelle poétique de Verlaine et Rimbaud provenait des discussions que les deux poètes ont eues autour du traité de Banville.
Dans le second quatrain « La chanson du Corsaire » est une énigme. Selon Pierre Brunel « l’identification est impossible et d’ailleurs inutile. » Il ajoute qu’il est notamment inutile de chercher du côté de Byron. Ce n’est pas l’avis de David Ducoffre qui développe l’idée contraire dans un article récent de son blog.
Examinons les derniers vers :
Et aussi puisque les derniers masques crurent
Encore aux fêtes de la nuit sur la mer pure.
Remarquons au passage la licence « crurent »/« pure ». Les « masques » font penser à ceux d’un carnaval comme celui de Venise. On peut aussi songer aux Fêtes galantes de Verlaine.
Il me semble à ce propos que le poème est le plus verlainien des poèmes de Rimbaud écrit en 1872. On a trop insisté sur l’influence de Rimbaud à cette époque sans vraiment examiner l’inverse. L’atmosphère vaporeuse, l’impression de clarté lunaire, le flou et l’indicible, les visions d’un rêve, l’imprécision voulue en font un chef-d’oeuvre du genre.
Rimbaud n’a pas reproduit le poème dans sa Saison en enfer où il aurait pu avoir sa place comme étude.
On peut lire le poème et l’apprécier comme une musique sans vraiment en chercher le sens. Cependant le rôle du critique est d’expliquer. On ne perd rien à le faire car Rimbaud use d’un art consommé. Si le poème est mystérieux, Rimbaud l’a voulu comme tel. Il a réservé la traduction. Chaque mot, chaque expression n’est pas gratuite. On ne sera jamais déçu de l’analyser. Voyez par exemple l’usage du subjonctif « où l’on sente » qui indique que la scène est vécue dans l’imaginaire.
Connait-on d'autres manuscrits de Rimbaud ou la signature A et R entrelace 2 vaguelettes... telles que les seins d'Amelie ou la mer de la Veillee ?
RépondreSupprimerAprès vérification je n'en vois pas d'autres où la signature A et R entrelace 2 Vaguelettes. On trouve en 1872 des signatures avec A et R du même genre mais sans vaguelettes selon votre formulation.
RépondreSupprimerCurieux en effet cette signature. Quand on suit le fil du tracé de la signature, on s'aperçoit que Rimbaud a en fait tracé 4 vaguelettes, 2 x 2, les hauts des lettres A et R formant également vaguelettes. Le A et le R ne se distinguent que par le tracé de la partie inférieure des lettres. Echo à la mer pure sans doute, mais les seins d'Amélie en sont pas loin (interprétation toute personnelle bien entendu). Bon dimanche à vous, et bon vote !
RépondreSupprimerVotre remarque sur les vaguelettes de la signature de Rimbaud est très pertinente. Elle élargit le champ de l’énigme du poème et en donne peut-être une information essentielle. Cécil Hackett avait écrit qu’« Est-elle almée ? » était déjà une « Illumination ». Vous faites un rapprochement du poème avec « Veillée III » qui comporte l’expression : « La mer de la veillée, telle que les seins d’Amélie ». Pouvez-vous préciser les raisons qui vous ont conduit à ce rapprochement ?
RépondreSupprimerLe plafond de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris. Pour les amateurs supérieurs uniquement. Veillée III décrit la salle de lecture de cette bibliothèque dont l'architecture est symboliste. La tapisserie "L'étude surprise par la nuit" est l'emblème de cette bibliothèque, à l'entrée de la salle de lecture... "seule vue d'aurore cette fois", car la corvette l'Aurore est la mascotte du lieu... la particularité de cette bibliothèque au temps de Rimbaud, c'est qu'elle était ouverte... la nuit. Donc comme Rimbaud voulait voir l'aurore la nuit, il fréquentait la bibliothèque Sainte-Geneviève, dont Victor Hugo disait qu'il y avait trouvé peu d'os à moelle. Mais Rimbaud philomathe y a trouvé son os. Humphrey
RépondreSupprimer