L’usage, naturellement, était que les typographes mettent leurs noms et les lignes effectuées dans la marge, surtout pour des manuscrits aussi précieux que ceux-là ! L’histoire de la publication des Illuminations pourrait suggérer une explication à cette apparente négligence des femmes typographes.
Lorsque la publication des poèmes en prose de Rimbaud dans La Vogue commença le 13 mai 1886 au numéro 5, le directeur était Léo d’Orfer et le secrétaire Gustave Kahn. A partir du N° 6 (29 mai-3 juin), c’est Gustave Kahn qui devint directeur et Fénéon secrétaire. Nous savons que d’Orfer est parti de La Vogue en emportant quelques manuscrits des Illuminations qui seront publiés en 1895 chez Vanier. Les publications des numéros 5 et 6 regroupent l’ensemble des 23 feuillets de poèmes en prose paginés. La revue a suivi cet ordre. Après le numéro 6 on ne trouve plus que des noms d’hommes inscrits sur les manuscrits. Or, il faut observer la coïncidence entre le départ de Léo d’Orfer et celui des femmes typographes. En effet, lors de la parution du numéro 6, elles avaient déjà accompli leur travail de transcription. On pourrait alors penser que les ouvrières se sont révoltées ; peut-être pour leur salaire. Il ne faut pas oublier que les ateliers de typographie ont toujours été à la pointe des mouvements ouvriers qui sont importants pendant la période 1880-1890. De plus la condition des femmes était particulièrement mauvaise dans ce milieu d’hommes, souvent misogynes, des ouvriers typographes. C’est aussi l’époque où les mouvements féministes commencent à se développer. D’orfer, du reste, était un peu léger. Il se lançait dans des idées de publication sans en avoir les moyens financiers. Ainsi son projet de fonder La revue Le Permesse en 1884 avait échoué. D’orfer est parti de La Vogue non pas pour fonder une autre revue comme le dit Lefrère, mais pour devenir simple journaliste au Scapin. Il est probable que d’Orfer ait été dans l’incapacité de payer ses ouvrières. La seule chose dont se souvient Fénéon avec précision dans sa correspondance avec Bouillane de Lacoste, c’est que, le 29 mai, la revue pour son Numéro 6, parut en retard pour une « mutation de personnel », ce qui confirme bien le départ des femmes typographes à ce moment là. De plus, si Fénéon s’en souvient, cinquante ans après, on peut penser que l’événement n’était pas passé inaperçu. Gustave Kahn en devenant directeur n’employa plus que des hommes qui mirent leur nom dans la marge des manuscrits comme on peut le voir aujourd’hui sur ceux de l'ancienne collection Berès. La publication se poursuivit jusqu’au 21 juin avec le N° 9. Le N° 10 qui commence le 28 juin ne donne rien. Et le N° 11 donne un Errata concernant le N°9 : Il fallait lire « fin » au lieu de « seront continuées » pour Les Illuminations. On précise : « Est ici terminée, en effet et hélas, l’intégrale publication de l’œuvre de l’équivoque et glorieux défunt ». La publication se termine donc en queue de poisson sur deux poèmes : Dévotion et Démocratie dont précisément les manuscrits ont disparu. A quoi est due cette interruption ? Jean-Jacques Lefrère en donne cette explication dans sa biographie (P.947) :
« Que s’est-il donc passé ? Un jour de juin, d’Orfer s’était querellé avec Kahn et avait quitté la direction de La Vogue avec l’intention de fonder une nouvelle revue : le cinquième numéro, par lequel avait commencé la publication des textes de Rimbaud, avait été le dernier paru sous sa direction (la survenue de cette brouille explique que la livraison suivante ait paru avec quelque retard le 29 juin) »
Puis il dit que d’Orfer est parti avec une partie du dossier des Illuminations, ce qui est exact. Mais, Lefrère se trompe de date quand il écrit « un jour de juin » et « le 29 juin ». En effet, le début de la livraison N°6 dans laquelle d’Orfer n’est plus directeur commence le 29 mai. Donc le retard s’est produit le 29 mai comme nous l’avons signalé et non le « 29 juin ».La dispute, si elle a eu lieu (car on l’ignore), s’est produite en mai et non « un jour de juin ». Il est difficile de croire que le 28 juin d’Orfer, parti depuis plus d’un mois, revienne chercher des manuscrits. En revanche, il n’est pas impossible que cette interruption brutale et imprévue soit liée à la révolte des femmes typographes que nous avons suggérée. Peut-être que Kahn avait promis de les payer, et elles ont pu revenir à la direction de la revue pour réclamer leur salaire, inscrivant avec colère leur nom en gros sur le manuscrit. Ceci expliquerait aussi le silence concernant les raisons de l’interruption de la publication des poèmes en prose.
Ainsi, les manuscrits des Illuminations pourraient bien raconter une autre histoire. Celle de ces femmes inconnues qui avaient pourtant écrit leurs noms bien en vue, mais que personne n’a jamais daigné remarquer. Le Rimbaud communard, qui avait jugé que l’homme s’était comporté de manière abominable avec les femmes, n’aurait certainement pas désavoué cette révolte !
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