Mon cher Edmond,
Je voillage vertigineusement. Ecris-moi par ma mère, qui sait à peine « mes » adresses, tant je voillage ! Précise l’ordre et la marche. Rime-moi et écris-moi rue Lécluse, 26. – Ça parviendra – ma mère ayant un aperçu vague de mes stations… psitt ! psitt ! – Messieurs, en wagon !
Ton P. V.
Mais les adresses ne sont sans doute pas celles que l’on imagine. Les changements de direction concerneraient plutôt les étapes françaises du voyage. Qui plus est, si la mère de Verlaine pouvait être au courant de passages à Arras et Charleville, villes où l’un ou l’autre poète avait des attaches, et si elle avait nécessairement connaissance de la destination bruxelloise, on ne voit pas très bien comment elle aurait été tenue au courant d’arrêts imprévisibles dans les villes de Walcourt ou Charleroi. Verlaine n’avait aucun moyen de préciser à l’avance une adresse d’hébergement dans des villes qui lui étaient inconnues. Et puis, comment madame Verlaine aurait-elle pu envoyer du courrier à son fils, lors de simples escales ? Verlaine enverrait une lettre de Charleroi, ou mieux de Walcourt, à son ami Lepelletier, pour que celui-ci écrive à l’adresse de la belle-famille de Verlaine, mais à l’intention de madame Verlaine, laquelle ferait enfin repartir le courrier pour on ne sait quelle adresse provisoire de Verlaine en Belgique, sans se demander quand la réponse parviendra ! Cela ne tient pas la route. La lettre de Verlaine est pour partie fantaisiste et exagérée. Madame Verlaine ne pouvait que tout simplement envoyer la lettre de Lepelletier à Bruxelles. En jouant les mystérieux, notre poète a égaré les biographes qui ont confondu second et premier degré.
Mais il y a pire. Rimbaud et Verlaine n’ont guère eu le temps de faire une escale à Walcourt et Charleroi entre le 7 juillet, date de leur départ, et le 22 juillet, date d’arrivée de Mathilde à Bruxelles pour voir son mari. En effet, d’une part, nous savons que Rimbaud et Verlaine ont mis quelques jours pour traverser la frontière belge, et, d’autre part, la rencontre des époux Verlaine s’explique par un échange de courriers qui suppose donc une installation bruxelloise précoce. Ceux qui ne sont pas indifférents à ces problèmes de logique se contenteront peut-être de considérer paresseusement que les deux compères ont pris le train pour Bruxelles, mais que, entr’aperçue de la fenêtre d’un wagon, la ville de Charleroi a bien pu inspirer spontanément un poème à Verlaine. Qui plus est, pour deux alcooliques, Walcourt serait une excellente idée d’étape entre la frontière ardennaise et la capitale belge. Ne rions pas : c’est la thèse banale et elle a été reconduite par Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie Arthur Rimbaud, parue en 2001. Voici sa version du trajet et nous aimerions en connaître la source si bien informée :
[…] les deux bourlingueurs « férus d’une mâle rage de voyage » prirent un train pour Bruxelles dans la première gare de village qu’ils rencontrèrent après la frontière. Ils passèrent par Walcourt et Charleroi, ces noms de localité qui sont aujourd’hui des titres de poèmes.
Le chapitre XIII de cet ouvrage, intitulé Deux spectres joyeux, nous fait le récit du séjour belge de 1872. D’après les témoignages, Rimbaud et Verlaine ont disparu dans la matinée du 7 juillet, mais ils n’ont pris le train pour Arras qu’à la nuit venue, « vers dix heures du soir » (dixit Verlaine dans Mes prisons). Le 8 juillet, ils ont passé une journée mouvementée à Arras, laquelle journée est racontée de manière sibylline par Verlaine dans son volume biographique Mes prisons. On ne saura jamais pour quelles raisons précises les deux poètes, tout de même complètement saouls, ont été emmenés à la gendarmerie : les archives ont refusé de parler. Toujours est-il que l’adulte et le mineur ont été réexpédiés dans un train pour Paris. Finalement, ce n’est que le 8 juillet au soir que les deux poètes quittèrent effectivement la capitale française pour la Belgique. Nous avons déjà perdu un jour !
Mais, il convient encore une fois d’être plus nuancé. Le 8 juillet au soir, nos deux poètes ont pris le train pour Charleville, la ville du poète adolescent. Ils se seraient rendus chez leur ami commun Bretagne, celui-là même qui semble les avoir mis en contact auparavant. Pierquin a prétendu livré les confidences de Bretagne à ce sujet. Après une journée de beuverie, donc le 9 juillet, les deux poètes seraient partis à pied de nuit et ils auraient ainsi traversé la frontière vers trois heures du matin, le 10 juillet, « à Pussemange, premier village belge, à 15 kilomètres environ de Charleville » (Mercure de France, mai 1924). Selon Pierquin toujours, il s’agissait d’éviter les « gares de la frontière » et les « douaniers indiscrets ». Le beau-frère posthume de Rimbaud, Paterne Berrichon, a d’ailleurs témoigné en ce sens. La mère d’Arthur aurait eu vent de la rencontre du 9 juillet des deux poètes avec Bretagne, et elle aurait même interrogé celui-ci.
Toutefois, ce témoignage n’est ni précis, ni fiable. Nous n’avons connaissance de poursuites entamées à la demande de madame Rimbaud qu’à partir du 6 août, 18 jours après la rencontre bruxelloise de Verlaine avec Mathilde. Il s’agit de la lettre bien connue du commissaire en chef de police de Bruxelles à l’administration de la Sûreté publique, celle qui comporte, dans la marge, l’ajout au crayon rouge « a été franc tireur » à propos de Rimbaud, ainsi qu’un résumé du procès de Verlaine l’année suivante :
Bruxelles, le 6 août 1872, Monsieur l’Administrateur, J’ai l’honneur de vous envoyer la lettre d’un sieur Rimbaud de Charleville, qui demande à faire rechercher son fils Arthur, qui a quitté la maison paternelle en compagnie d’un [biffé : jeune homme] nommé Verlaine, Paul. Il résulte des renseignements recueillis que [biffé : le jeune] Verlaine est logé à l’hôtel de la Province de Liège rue du Brabant à St Josse-ten-Noode, [biffé : la demeure de Rimbaud n’a pas été découverte, il est cependant à supposer qu’il habite avec son ami quant au n(omm)é Rimbaud, il n’a pas été annoncé jusqu’ici à mon administration.] »
Cette lettre confond « V. Rimbaud » avec un homme et les biographes admettent mollement que madame Rimbaud a eu connaissance du passage de Rimbaud à Charleville le 9 juillet et a interrogé Bretagne sur sa destination tout aussitôt, ce que cette lettre n’établit pas. Madame Rimbaud a très bien pu apprendre la nouvelle fugue de son fils suite à une lettre anonyme postérieure au séjour bruxellois de Mathilde autour des 21 et 22 juillet, sinon suite à la lettre de Verlaine à Mathilde où il communique son adresse. Les ratures de cette lettre bien postérieure au 9 juillet soulignent avec insistance le statut d’homme marié de Verlaine. Le document précise encore que seul Verlaine est localisé, ce qui coïncide étrangement avec la rencontre seul à seule ménagée par Verlaine avec sa femme. La mention corrompue du nom de l’hôtel où est descendu Verlaine (Hôtel de la province de Liège à Grand hôtel liégeois) fait songer à la déformation banale d’un témoignage privé, quand la personne qui reçoit le message ramène l’information à son champ de connaissances. En effet, si la source avait été d’emblée le fait d’un enquêteur, les chances de corruption du nom eurent été moindres. Les sources d’information de madame Rimbaud, puis du commissaire, provenaient sans doute toutes deux de l’entourage de la famille Mauté. Le témoignage de Berrichon pouvant avoir pour objectif de détourner l’attention d’un épisode de calomnie vécu par Vitalie Rimbaud, contentons-nous donc d’accepter de prendre au sérieux la seule allusion à une étape carolopolitaine avec séjour chez Bretagne.
Dans un tel cas de figure, Rimbaud et Verlaine n’ont franchi la frontière que le 10 juillet à trois heures du matin. Ils ont déjà deux journées de beuverie derrière eux. Vu la somme d’événements qui ont nécessairement précédé l’arrivée de Mathilde le 22 juillet à Bruxelles, il faut donc considérer que Rimbaud et Verlaine, qui avaient sans doute besoin aussi de repos, se sont arrêtés à Walcourt. D’après le poème de ce nom compris dans les Romances sans paroles, les deux poètes auraient alors profité d’un troisième jour de guindaille consécutif ! Puis, ils se seraient arrêtés dans la ville ouvrière de Charleroi, ce qui laisse supposer à tout le moins qu’ils prirent le temps d’une visite. Va-t-on croire que Rimbaud, qui seul connaît alors l’endroit, a communiqué à un Verlaine bien calfeutré dans son wagon toutes les idées nécessaires à la composition d’un poème bien senti au sujet d’une telle ville industrielle, pleine de souffrances modernes ? Aucun biographe n’a jamais tenté d’expliquer ces deux escales entre la frontière (près de Pussemange ?) et Bruxelles, ni par des changements de train imposés, ni autrement. Mais, ce qui est certain, c’est que, dans de telles conditions, Rimbaud et Verlaine ne seraient parvenus à Bruxelles au mieux que le 12 juillet. Dès lors, comment est-il possible qu’entre le 12 et le 22 juillet, plusieurs courriers aient été échangés entre les époux Verlaine ? Le service postal au dix-neuvième siècle ne supposait-il aucun jour de délai ? Dur à croire. Or, une partie du témoignage de Mathilde a été négligée par ce chapitre XIII de Lefrère. Dans son écrit Mémoires de ma vie, la femme de Verlaine précise qu’elle a reçu une première lettre déjà très assombrie de son mari, puis une seconde quelques jours après. Et elle cite des passages de ces deux lettres ! Et il ne faut pas oublier que Mathilde nous apprend que Verlaine est entré en contact avec des réfugiés communards à qui Rimbaud plaît beaucoup, information tout de même fondamentale. Mathilde a ensuite envoyé un télégramme à Verlaine pour annoncer sa venue et elle a pris le train avec sa mère le soir du 21 juillet. Informé à temps, Verlaine a quitté sa chambre d’hôtel pour une autre de manière à éviter une rencontre entre épouse et amant. Il a simplement laissé un billet à sa femme pour permettre des retrouvailles le 22 à huit heures du matin. En à peine dix jours (les trains de nuit sont matinaux), il nous faudrait admettre les envois et réceptions de deux lettres et d’un télégramme, plus une prise de contact rapide avec le milieu des réfugiés communards qui a dû précéder l’envoi de la seconde lettre, puisqu’elle en parle. Si cela reste matériellement possible, il devient de plus en plus évident que les stations à Walcourt et Charleroi furent brèves. Au vu des courriers échangés, il est même fort plausible que Rimbaud et Verlaine sont plutôt arrivés à Bruxelles le 11 juillet, sinon le 10. Mais cette probabilité n’a pas pesé parce qu’il a été considéré comme d’emblée nécessaire de réserver un sort au témoignage du recueil Romances sans paroles qui évoque une succession d’étapes du type Walcourt, Charleroi, Bruxelles, Malines. L’idée qui s’est imposée, c’est que Verlaine et Rimbaud, n’ayant fait que passer à Walcourt et Charleroi, ont séjourné deux mois à Bruxelles. C’est encore une fois la thèse reprise par Lefrère, même si celui-ci arrive à accepter que, pourtant, la mère de Verlaine a eu une impensable vague idée des adresses d’étapes plus que succinctes des deux poètes à Walcourt et Charleroi :
[…] Elisa Verlaine était au courant du voyage et de ses étapes.
Rimbaud et Verlaine allaient séjourner près de deux mois à Bruxelles. Ils logèrent, au moins dans les premiers temps, au Grand Hôtel liégeois, 1, rue du Progrès, à l’angle de cette rue avec la rue des Croisades et la place des Nations (aujourd’hui place Rogier). Verlaine connaissait déjà cet hôtel très proche de la gare du Nord, situé à la lisière de la commune de Saint-Josse-ten-Noode : il y était descendu avec sa mère en août 1867 lorsqu’il était allé saluer Victor Hugo […]
En réalité, Elisa Verlaine ne pouvait guère connaître que deux étapes du voyage, l’étape à Arras et le point de chute à Bruxelles. Rien ne permet d’affirmer qu’une étape à Charleville ait été initialement envisagée après un passage à Arras. De manière imprévue, les deux poètes ont été refoulés dans le Pas-de-Calais. Personne ne peut dire le temps qu’ils comptaient y demeurer. Ils auraient pu y séjourner quelques jours, comme ils auraient pu gagner directement la Belgique et non Charleville la nuit venue. A partir de là, puisque les lignes de chemin de fer pour Bruxelles ne sont pas les mêmes selon qu’on part d’Arras ou de Charleville, on ne voit pas au nom de quoi madame Verlaine aurait eu connaissance d’escales projetées à Walcourt et Charleroi, à moins de considérer que le passage à Charleville était prévu et donc nécessaire. Mais, dans ce dernier cas de figure, il n’en reste pas moins que, d’une part, l’incident d’Arras a probablement faussé les prévisions en termes de dates de passage, et que, d’autre part, Verlaine, à son époque, n’a pas pu utiliser internet pour cerner un endroit où loger et puis pour réserver sa chambre dans chacune de ces villes qui lui étaient inconnues. Pourtant, les biographes des deux poètes placent implicitement toutes les escales supposées du voyage sur un même plan d’importance, ce qui n’est pas très cohérent. En réalité, seule la section de Paysages belges des Romances sans paroles témoigne d’un passage des deux poètes dans les villes de Walcourt et de Charleroi, cependant que la lettre citée plus haut de Verlaine à Lepelletier ne dit pas un mot de ces deux villes, encore moins que sa mère est au courant d’adresses en Belgique. Elle savait pour Arras, elle savait pour le Grand hôtel liégeois à Bruxelles, et c’est probablement tout. Elle n’avait aucune raison d’être au courant pour une courte étape improvisée à Charleville, et rien ne prouve que nos deux poètes ne se sont pas rendus directement à Bruxelles, une fois la frontière traversée. Ils ont pu voyager à Walcourt et Charleroi, un peu plus tard !
L’échange de courriers entre les époux Verlaine rend toutefois improbable l’idée que les poètes aient quitté une première fois Bruxelles avant le 22 juillet, jour où Mathilde a embarqué ou su entraîner son mari jusqu’à la frontière. Rappelons que, dans Romances sans paroles, si Walcourt est daté du mois de « juillet 1872 », Charleroi ne l’est pas ! Les trois poèmes bruxellois sont en revanche datés du mois d’août, ainsi que Malines. Voilà qui est étrange. Alors qu’un poème bruxellois de Rimbaud est intitulé Juillet, ce qui correspond très probablement à sa période de composition, Verlaine n’a daigné témoigner de sa présence dans la capitale belge que pour le seul mois d’août dans son recueil. Mais, du coup, il a maintenu une possibilité de lecture tout à fait étonnante. Le poème Walcourt serait la redite, à partir du 22 juillet, de la fugue du 7 juillet et des beuveries d’Arras et Charleville. Le poème Walcourt reprendrait dès lors l’humour du billet cité plus haut (« Je voillage vertigineusement », « En wagon ») qui a donc été envoyé auparavant à Lepelletier : « Gares prochaines, / Gais chemins grands […] ». Verlaine aurait soigneusement évité de dater le poème Charleroi pour ne pas attester clairement d’une présence en cette ville au mois d’août, après la rupture définitivement consommée avec Mathilde. Il aurait volontairement maintenu l’ambiguïté, semblant se couvrir contre un reproche possible de goujaterie, comme si les imprécations contre Mathilde de Birds in the night et Child wife n’étaient déjà pas d’une inconvenance évidente.
Or, les spécialistes et amateurs des deux poètes ont vécu de l’illusion d’un trajet linéaire unique qui aurait été fidèlement précisé dans la succession des pièces de la section Paysages belges du recueil de Verlaine. Pour les biographes, les passages dans des villes de Belgique devaient être repoussés à la périphérie d’un long séjour à Bruxelles même. Or, si personne ne peut ignorer que Verlaine a quitté Bruxelles le 22 juillet, l’événement a été réduit à une importance nulle au plan des voyages. Abandonnant Mathilde lors du contrôle des passagers à la frontière (Quiévrain), Verlaine serait directement reparti à Bruxelles dans le but de rejoindre Rimbaud au plus vite, à moins que ce dernier ne se fût embarqué discrètement dans le même train et qu’il soit descendu à la frontière avec Verlaine, cependant que Mathilde repartait sidérée pour Paris. Voici le discours du chapitre XIII Deux spectres joyeux à ce sujet :
Après son simulacre de retour à Paris, Verlaine était revenu à Bruxelles en compagnie de Rimbaud.
En réalité, malgré son pouvoir explicatif pour notre nouvelle idée d’un compagnonnage de Rimbaud et Verlaine de la frontière de Quiévrain à Bruxelles en passant par Walcourt et Charleroi, la présence de Rimbaud n’est pas prouvée dans le train. Elle n’est appuyée que par le témoignage tardif de Delahaye et elle est soumise à la contradiction du témoignage même de Mathilde qui, dans ses Mémoires, cite un billet agressif de Verlaine, qui parle de partir rejoindre son ami s’il veut encore de lui :
Misérable fée carotte, princesse souris, punaise qu’attendent les deux doigts et le pot, vous m’avez fait tout, vous avez peut-être tué le cœur de mon ami ; je rejoins Rimbaud, s’il veut encore de moi après cette trahison que vous m’avez fait faire.
Transcription scrupuleuse ou non, cela ne cadre pas avec l’idée d’un Rimbaud à bord du train, n’en déplaise aux biographes. Il est donc possible que celui-ci ait rejoint Verlaine à Walcourt ou aux environs de Quiévrain par ses propres moyens. Mais il est impossible d’affirmer également que Verlaine soit retourné directement à Bruxelles, sans l’attester par l’un ou l’autre document.
La biographie de référence de Jean-Jacques Lefrère a essayé de ménager à la fois présentation chronologique et distribution thématique. Son chapitre XIII sur le séjour belge de l’été 1872 fait d’abord état des péripéties du trajet des deux poètes entre Paris et Bruxelles, en incluant la thèse supposée indubitable d’étapes à Walcourt et Charleroi. Il traite ensuite de l’ensemble de la production poétique des deux poètes pendant ces deux mois, indépendamment donc de toute césure possible autour du 22 juillet. Il s’intéresse ensuite à la fréquentation des réfugiés communards. Le thème de la surveillance politique à l’égard de ceux-ci lui a permis une transition du côté des inquiétudes de madame Rimbaud qui a appris la fugue de son fils et qui a lancé des recherches. Le biographe profite alors de cette transition pour effectuer un important retour en arrière qui nous décrit le mois de juillet du point de vue de Mathilde, ce qui autorise la reprise d’un récit chronologique des échanges entre les deux époux jusqu’à la rencontre fatidique du 22 juillet. Comme son commentaire des poèmes a déjà eu lieu, le biographe n’a plus grand-chose à ajouter pour relier le 22 juillet au départ pour l’Angleterre le 7 septembre. Il se contente d’indiquer une lettre de Verlaine à Lepelletier du début du mois de septembre où Mathilde est conspuée, et il soulève quelques interrogations, avant de reprendre son récit à partir du 7 septembre. Ainsi, alors que tous les poèmes des Paysages belges sont peut-être postérieurs au 22 juillet, la significative biographie de Lefrère ne les a évoqués que comme résultant du départ du 7 juillet, et pas du tout comme pouvant résulter de la rupture conjugale du 22 juillet, puisque l’épisode du 22 juillet a tendance à clore le chapitre XIII sans opérer le moindre retour sur la portée biographique des Paysages belges.
En 2006, Bernard Bousmanne a publié un livre consacré à ce qu’il appelle « l’Affaire de Bruxelles » : Reviens, reviens, cher ami, en exhibant de nombreux documents, pour partie inédits, du procès. Ces documents provenaient de la Bibliothèque Royale de Belgique. Mais, d’autres documents inédits furent dévoilés dans cet ouvrage. Fidèle au récit classique, Bernard Bousmanne, qui suit la chronologie, rappelle que Rimbaud et Verlaine sont partis le 7 juillet de Paris, qu’ils sont passés par Arras et Charleville, et qu’ils sont arrivés à Bruxelles en juillet, « [e]n passant par Walcourt et Charleroi. » Lorsqu’il relate l’épisode de Quiévrain, il adhère également à la thèse non établie d’un Rimbaud qui aurait suivi Verlaine et sa femme dans un autre wagon et qui serait descendu à la gare frontière de Quiévrain avec lui, le 22 juillet donc. Cependant, au début du chapitre II intitulé De l’Hôtel de Dunkerque aux docks de la city, en passant par « Boglione », l’auteur nous apprend que les deux poètes ne sont revenus à Bruxelles que le 8 août 1872 pour loger à l’Hôtel de Dunkerque. Il s’agit d’une information inédite située à un passage clef du livre, le début d’un chapitre dont le titre porte la mention énigmatique de « l’Hôtel de Dunkerque ». Il convient de citer ce passage essentiel :
Bruxelles, le 8 août 1872. De retour dans la capitale belge, Paul et Arthur logent à l’Hôtel de Dunkerque. Leurs noms figurent dans l’un des Registres des étrangers descendus dans les hôtels conservés par la police. Deux ou trois fois par an, les hôteliers fournissaient en effet aux autorités judiciaires leurs listes d’inscription des voyageurs. Les agents recopiaient ensuite ces renseignements dans d’autres registres. Dans le volume allant du 25 juillet 1871 au 13 novembre 1872 conservé aux Archives de la ville de Bruxelles, on peut lire les mentions suivantes :
« [Noms] Rimbaud – [Prénoms] Arthur – [Age] 18 – [Lieu de naissance] Charleville – [Date de l’arrivée] 8 août – [Lieu d’où viennent les voyageurs] Charleroi – [Hôtels et autres lieux où sont descendus les voyageurs] Hôtel de Dunkerque.
[Noms] Verlaine – [Prénoms] Paul – [Profession] Employé – [Age] 28 – [Lieu de naissance] Metz – [Date de l’arrivée] 8 août – [Lieu d’où viennent les voyageurs] Charleroi – [Hôtels et autres lieux où sont descendus les voyageurs] Hôtel de Dunkerque. »
L’auteur en tire la première conclusion qui s’impose :
Ainsi, du 22 juillet au 8 août, Rimbaud et Verlaine battent la campagne et ne retournent pas directement à Bruxelles. Si on ignore tout de leurs pérégrinations durant ces quelques jours, on sait qu’ils sont passés par Charleroi.
Une seconde conclusion tendait à s’imposer, mais notre auteur ne l’envisage pas. Il rappelle que, selon un témoignage tardif, Verlaine prétend également être passé à Liège avec Rimbaud. Pour notre auteur, Rimbaud et Verlaine ont visité Liège, puis Malines en août. La distribution des Paysages belges rend plausible l’idée que Rimbaud et Verlaine se soient d’abord installés à l’Hôtel de Dunkerque avant de visiter Malines. La visite de Liège est plus délicate à situer dans le temps. Quiévrain, Walcourt et Charleroi sont deux villes et une commune trop rapprochées que pour situer un séjour à Liège entre ces trois escales. Mais, ce dont ne se rend pas compte Bousmanne, c’est que, désormais, les étapes à Charleroi sont dédoublées sans aucune nécessité biographique. Il n’a pas vu la contradiction possible avec la lecture classique des Romances sans paroles. Les nombreux jours qui séparent le 22 juillet du 8 août, la mention explicite d’un logement à Charleroi, permettent, du point de vue de la conception biographique, d’alléger la pression événementielle étonnante jusqu’ici portée sur la période du 7 au 22 juillet 1872. Mais cela n’est pas tant une manière littéraire de rendre plus naturelle et plus fluide la fable biographique. Ce qui se cache derrière cela, c’est d’un côté une révélation poétique, de l’autre une lecture biographique plausible qui pourrait expliquer la vacuité du séjour bruxellois en termes de réseau social à établir pour nos deux poètes.
En effet, du point de vue social, Rimbaud et Verlaine n’ont guère profité de leur séjour prolongé dans la capitale. Ils n’auraient même rien publié et ils n’auraient pas cherché à s’occuper, à travailler. Il semble plus probable que l’intervention de Mathilde a défait les premiers liens de nos deux poètes avec le milieu des réfugiés communards. Après dix jours de présence, nos deux poètes n’ont pas encore eu le temps de s’intégrer qu’ils disparaissent pour une période de 18 jours. Même si Rimbaud a pu plaire en juillet, le travail d’intégration était forcément à reconstruire à partir du 8 août. En tous les cas, l’ardeur des deux poètes s’est ralentie. Rimbaud et Verlaine, qui, visiblement, ont choisi de s’exiler à Bruxelles par fidélité communarde, pensent désormais que l’exil anglais serait à la fois plus avantageux et plus significatif. La volonté de rejoindre les exilés communards à Bruxelles, puis à Londres, telle est bien sûr la clef qui permet de comprendre le départ des deux poètes rejetant le milieu parisien issu de la répression de la Semaine sanglante. L’absence de réalisations littéraires ou journalistiques des deux poètes durant un séjour prolongé de deux mois dans la seule capitale belge surprend et pourrait laisser un sentiment de gratuité de l’exil, tandis que l’idée d’une brèche chaotique entre le 22 juillet et le 8 août permet de rendre cet exil à toute une complexité existentielle qui justifie les piétinements, les retards, le désintéressement paradoxal et progressif pour une activité journalistique ou pour la publication soutenue de poèmes dans les revues, énigme fondamentale de la carrière rimbaldienne qui nous paraît autrement plus importante que le célèbre questionnement sur son silence ultérieur.
Quant à la lecture biographique et polémique des Romances sans paroles, elle se confirme plus que jamais. Verlaine ne pouvait pas se vanter d’être un velléitaire, qui, après une fugue avec Rimbaud, avait accepté de revenir à Paris avec sa femme, puis, complètement ivre, l’avait plaquée sur le quai d’une gare de la frontière pour retourner bientôt à Bruxelles rejoindre l’amant un instant abandonné. Le recueil idéalise la fugue par un trajet linéaire, et, automatiquement, Verlaine ne pouvait pas évoquer un double passage à Bruxelles qui aurait dévoilé toute son inconséquence existentielle. Enfin, en termes de lecture intime du recueil, le rejet signifié à Mathilde est d’autant plus fort s’il prend acte de l’événement du 22 juillet. Rimbaud et Verlaine savaient pertinemment que la section des Paysages belges ne couvrait pas toute la période du 7 juillet au 7 septembre, mais que la saoulerie de Walcourt consacrait la véritable entrée dans la fugue, la rupture définitive avec Mathilde. L’échec de la mi-juillet était effacé par le recueil et sans doute ainsi pardonné par Rimbaud. Cette lecture n’a jamais été envisagée auparavant, elle a toutes les chances d’être juste, d’autant que les Paysages belges sont suivis par la section Birds in the night. Ce réquisitoire élégiaque, discrètement subdivisé en sept poèmes de trois quatrains chacun, devait ponctuer le projet initial de Bonne chanson retournée, de « mauvaise chanson » donc. Contre les épithalames et le mariage, Verlaine affirmait son amour pour Rimbaud et reprochait à Mathilde son incapacité à dépasser la notion du couple pour un ménage à trois, tout ceci dans une œuvre blasphématoire où l’ambiguïté du rire n’était qu’un faux-semblant de la provocation, puisque, par défi, le martyr d’un amour maudit assumé « Rit à Jésus témoin », la lecture pieuse relevant du contresens programmé. Or, le poème Birds in the night désigne par son titre la migration anglaise de Rimbaud et Verlaine qui est annoncée dans les derniers vers, toutefois ironiques, du poème Bruxelles. Simples fresques II : « Oh ! que notre amour / N’est-il là niché ? », tandis que le contenu de Birds in the night évoque cruellement la dernière union érotique consentie par Mathilde pour ramener à elle son époux, celle de l’entrevue bruxelloise du 22 juillet précisément. A cette aune, le recueil perdrait beaucoup de son intérêt, s’il fallait s’en tenir à la lecture naïve initiale selon laquelle Verlaine a rassemblé des créations éparses inspirées par la Belgique. Notre thèse offre une lecture autrement plus ramassée. Opérant l’ellipse du ratage de la première moitié du mois de juillet, Verlaine célèbre la fin d’un mariage perçu sur le modèle de la corde au cou. Il en prend acte à Walcourt à la fin du mois de juillet, le poème témoignant d’une beuverie profanatoire à ce sujet. Derrière sa légèreté, Walcourt se pose en poème de défi aux conventions, à commencer par celles du mariage. Tout son sens est dans l’implicite et on peut soupçonner qu’au plan biographique la beuverie fût en réalité un nouveau déchirement pour le poète menteur. Significativement non daté, le second poème belge témoigne d’un séjour revigorant dans la ville ouvrière de Charleroi au début du mois d’août, en conformité avec la preuve apportée par les Registres des étrangers descendus dans les hôtels. Plus prosaïquement, Rimbaud a sans doute eu besoin de montrer Charleroi à son ami pour distraire son esprit. Verlaine consacre ensuite plusieurs poèmes à la ville de Bruxelles et évoque encore au moins l’une des escapades de lui et Arthur en-dehors de la capitale, avec le poème Malines. Le lecteur non informé n’avait plus qu’à apprécier l’intensité du seul trajet en ligne droite esquissé, bien qu’il dût être démenti par la réalité biographique. A la lumière désormais de cette idée de lecture chronologique et biographique renouvelée pour la section des Paysages belges, nous envisageons donc de publier prochainement une lecture d’ensemble du recueil des Romances sans paroles. La connaissance biographique des deux poètes livre le sens profond du recueil Romances sans paroles, mais en retour le recueil nous dévoile lui aussi quelque chose de la vie des deux artistes, à condition de déjouer les pièges tendus par les raccourcis et embellissements de Verlaine.
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