Le texte du livre Une saison en enfer tel qu’il nous est parvenu n’a pas été corrigé par l’auteur. La prose liminaire contient plusieurs coquilles à elle seule : guillemets en tête du texte qui ne seront jamais refermés, corruption « le clef du festin » pour « la clef du festin » et doublon du subordonnant « que » : « Cette inspiration prouve que que ». Christophe Bataillé a émis l’hypothèse que l’abondance de coquilles dans la seule prose liminaire pouvait résulter d’un courrier tardif de la part de Rimbaud. Celui-ci aurait d’abord remis à l’éditeur Poot toutes les parties coiffées d’un titre, avant de lui communiquer dans l’urgence cette sorte d’avant-propos adressé à Satan. L’urgence de l’impression expliquerait ces coquilles. Quant aux guillemets en tête du texte, C. Bataillé pense que, dans la mesure où l’éditeur s’occupait de publications juridiques, il s’agirait de guillemets typiques de telles publications et que l’ouvrier typographe aurait oublié d’enlever ces caractères, qui devaient être préparés à l’avance, de sa planche de travail. Dans tous les cas, l’étude du texte montre que ces guillemets, s’ils sont de Rimbaud, ne peuvent se refermer qu’à la fin de la prose liminaire ou bien à la fin du livre Une saison en enfer. Nous serions donc favorables à leur suppression pure et simple dans les éditions ultérieures. Toutefois, d’autres coquilles apparaissent dans la suite de l’ouvrage : faute d’accord « les chansons populaires arrangés » pour « les chansons populaires arrangées », à moins d’imaginer un accord au plan supérieur « les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangés », ce qui apparaît comme un accord laborieux mais défendable ; corruption « où puisser le secours » pour « où puiser le secours » ; faute de temps étrangement courante à notre époque, emploi du futur au lieu du conditionnel à propos d’inconnues : « dont, moi, j’aurai pu faire de bonnes camarades… » pour « dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades… »
Il devient vite dangereux de vouloir débusquer les coquilles avec assurance. L’édition originale comporte la phrase : « Je me ferai des entailles partout le corps », ce qui est systématiquement corrigé en « Je me ferai des entailles par tout le corps », leçon la plus satisfaisante qui n’exclut pas une autre possibilité : « Je me ferai des entailles partout sur le corps ». En revanche, il n’est pas certain que la formule : « J’ai toujours été race inférieure », doive être retouchée en : « J’ai toujours été de race inférieure ». Il est alors impossible de prouver s’il y a une coquille ou pas dans l’édition Poot. Enfin, pour la phrase sans verbe : « Après, la domesticité même trop loin[,] » la correction de l’adverbe en « mène » est inacceptable. Si coquille il y a, il ne peut s’agir que de l’oubli d’un mot, celui plus précisément du verbe de la phrase : « Après, la domesticité […] même trop loin ». Il est difficile d’imaginer l’ouvrier typographe remplacer le verbe manuscrit « mène » d’une phrase simple par un adverbe « même » qui nous aurait laissé justement avec une phrase réputée incompréhensible. Le lecteur le voit, l’édition du livre Une saison en enfer est parfois délicate. Mais, surtout, il faut bien se dire qu’il existe peut-être d’autres coquilles que nous sommes incapables de débusquer dans la mesure où l’énoncé qui en résulte demeure grammaticalement correct. Tout le dilemme est là : nous n’avons pas d’épreuves qui nous soient parvenues, encore moins de nouvelles éditions revues par l’auteur qui offriraient des termes de comparaison, mais seulement une édition originale. Aucun des exemplaires remis à quelques amis ne semblant avoir été annoté, la plus grande partie du texte ne peut être confrontée à aucune autre leçon.
Il n’est même pas certain que Rimbaud ait corrigé la moindre épreuve avant la mise sous presse. C’est ici qu’entre en scène un fait troublant, la méprise d’un ouvrier typographe qui n’a pas su déchiffrer un terme manuscrit et l’a confondu avec un autre. Dans la mesure où la poésie hermétique de Rimbaud s’autorise des associations de mots étonnantes, ou bien des raccourcis elliptiques irrévérencieux, il est délicat d’affirmer que si le texte ne nous paraît pas compréhensible, cela est imputable à une faute de transcription du côté de l’édition. Pourtant, intéressons-nous au passage suivant de Mauvais sang :
Où va-t-on ? au combat ? Je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes… le temps !...
Les commentaires de ce passage et surtout du mot « outils » sont plutôt expéditifs dans l’immense champ des publications rimbaldiennes. De quels outils pourrait-il s’agir et que viennent-ils faire dans ce texte ? Il est question de faire avancer le poète dans la « vie française, le sentier de l’honneur », derniers mots de Mauvais sang qui font écho à la parodie de la phrase célèbre de Napoléon Ier « Impossible n’est pas français » dans la quatrième section médiane du même Mauvais sang : « la terreur n’est pas française ». Nulle question de la condition des ouvriers dans ce texte, la présence des paysans et de leurs outils paraît même plus prégnante. L’auteur parle de religion, de conversion, et il parle aussi d’une oppression militaire. Il faut pourtant avouer que personne ne va songer à remplacer ce mot « outils » par un autre plus conséquent. Le lecteur se sent tenu de comprendre ce que Rimbaud a voulu dire en employant ce mot.
Pourtant, l’édition originale d’Une saison en enfer (Alliance typographique, Bruxelles, 1873) peut être confrontée à un dossier génétique de premier choix, les brouillons conservés par Verlaine. Nous avons la chance inespérée de pouvoir confronter quelques parties du texte imprimé des sections Mauvais sang, Nuit de l’enfer et Alchimie du verbe à un ensemble de brouillons. Or, le passage correspondant au paragraphe cité plus haut a lui aussi été conservé. Le voici d’après notre lecture attentive du fac-similé publié dans le catalogue Rimbaud/Lautréamont de la vente de la Bibliothèque Jacques Guérin en 1998 [1] (NB : les « s » sont, c’est le moins qu’on puisse dire, à peine formés pour les mots « autels » et « armes ») :
[Biffé par un trait et par surimpression du texte nouveau : Sais-je où je vais] Où va-t-on, [biffé par surimpression de la majuscule : à] A la bataille ?
Ah ! mon ami ! ma sale jeunesse ! Va…, [biffé par surimpression de l’article « les » : va,] les autres avancent [biffé par un trait : remuent] les autels [rature] les armes
Tandis que le texte imprimé de Mauvais sang comporte l’énumération « Les outils, les armes… le temps !… », le brouillon opte pour le couplage « les autels les armes ». Etrangement, ce doublon « outils » et « autels » n’a pas retenu l’attention de la critique. Le prestige du texte imprimé (« outils ») étoufferait l’intérêt de la variante manuscrite (« autels »). Pourtant, puisque l’édition du livre Une saison en enfer n’est pas allée sans coquilles, il semble clair que l’ébauche conservée nous livre l’occasion inespérée d’en corriger une. Ainsi, malgré la présence du motif du travail dans Une saison en enfer, nous prétendons que l’ouvrier typographe n’a pas su déchiffrer la mention « autels » du manuscrit et a cru lire le mot « outils ». Le « o » et le « a » sont faciles à confondre, tandis qu’un « e » faiblement bouclé peut faire songer à un « i ». Or, dans la pensée de Rimbaud, c’est le couple « armes » et « autels » qui devait prévaloir, c’est-à-dire l’idée qui amenait le calembour sur le mot « canon » ou la reprise ironique de la notion chrétienne : « le coup de la grâce » (notion authentique comme l’a établi Michel Murat, bien qu’elle fasse écho à « coup de grâce » et qu’elle puisse se lire autrement : « la duperie opérée par la grâce »). Qui ne voit pas que le brouillon autographe a ici plus de poids que l’ouvrage imprimé ? Sur une question aussi pointue, le texte édité par Poot devient le reflet indirect et traître de la pensée de l’auteur. Le brouillon manuscrit expose, de manière indiscutable, la critique anticléricale de Rimbaud, précisément ce refus de la puissance temporelle de l’Eglise unie à la force militaire. Cette critique anticléricale a consacré l’expression bien connue « l’alliance du sabre et du goupillon » dont le couplage est si proche de la formule lapidaire incontestable du brouillon « les autels les armes ». L’idée d’une variante (Rimbaud aurait finalement préféré le mot « outils » au mot « autels ») est totalement improbable, d’autant que la mention « autels » cadre parfaitement avec le récit : il est certain que, au-delà de la vie française de travail et d’honneur, le texte est entièrement conditionné par la référence à la religion chrétienne.
Nous avons signalé cette coquille dans un article paru en 2009 qui portait précisément sur les enseignements qu’il était possible de tirer de la confrontation du texte définitif avec les brouillons conservés. Cet article a été prolongé par une nouvelle étude sur Une saison en enfer, où nous avons, à l’aide des brouillons, déterminé le sens du verbe « saluer » dans la phrase finale d’Alchimie du verbe : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » Il s’agit bien de congédier la beauté artiste et la beauté sociale et chrétienne du monde ambiant, trop de lecteurs croyant trouver une beauté baudelairienne ou une forme d’hommage dans cette salutation. A quoi peut-il servir de publier depuis plus d’un demi-siècle ces brouillons, si les amateurs rimbaldiens s’ingénient à en neutraliser leur valeur de témoignage, en demeurant fidèles à de vains consensus ?
[1] Nous remercions Steve Murphy de nous avoir fait parvenir ce catalogue.
Références de nos articles sur Une saison en enfer
DUCOFFRE, David, « Les ébauches du livre Une saison en enfer », Lectures des Poésies et d’Une saison en enfer de Rimbaud, ouvrage collectif dirigé et édité par Steve Murphy, Presses universitaires de Rennes, 2009, p.187-197.
DUCOFFRE David, « Trouver son sens au livre Une saison en enfer », « Je m’évade ! Je m’explique. » Résistances d’Une saison en enfer, études réunies par Yann Frémy, Editions Classiques Garnier, études rimbaldiennes, 6, 2010, p.159-181.
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