M. Bernard Teyssèdre, auteur du livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique a eu la bonne idée il y a quelque temps de mettre en ligne des articles sur son blog. L’un d’eux est particulièrement intéressant car il est question d’un mystérieux article signé par un certain La Palferine, en 1868. Il convient d’abord de présenter la façon dont M. Teyssèdre en parle. Dans son livre, il signale l’existence de cet article inconnu, mais il ne dit pas d’où vient cette découverte. Sur son blog, il écrit : « Pendant que je travaillais à mon livre sur A. R. et le foutoir zutique, j'ai été intrigué d'apprendre qu'un article intitulé "Zut ! ou du zuttisme et des zuttistes" avait été publié dans un magazine mi-littéraire mi-humoristique, Paris-Caprice, en septembre 1868 – c'est-à-dire trois années avant la fondation du Cercle zutique par un groupe de poètes amis de Rimbaud. Mon étonnement s'est mué en perplexité (voyez, je ménage mes effets) lorsque je me suis rendu compte que ce texte était doublement imposteur : il était signé d'un nom trop manifestement balzacien pour n'être pas un pseudonyme, La Palférine, et il se présentait comme la "copie très-conforme" d'un "extrait d'un chapitre inédit de Montaigne".»
Mais on ne sait toujours pas d’où M. Teyssèdre tient son information. De plus, il nous est dit que cet article est une sorte de relique presque impossible à consulter. Ainsi toujours sur son blog, il écrit : « Il n'existe, à la BN, qu'un exemplaire unique de la revue Paris-Caprice, en si piètre état que sa consultation est interdite au public à moins d'une autorisation spéciale qu'il faut demander plusieurs jours à l'avance, qui n'est valable que pour une demi-journée et qui n'est, en principe, pas renouvelable. J'ai dû recopier l'article à la main » Voilà de quoi intriguer ! Mais si on relit la préface de M. Lefrère, on apprend que l’information viendrait de notre biographe de Rimbaud, information que Pascal Pia lui aurait jadis confiée. Signalons tout de même que l’article de La Palférine est cité dans l' Histoire du pastiche de Paul Aron précisément donnée en référence dans la bibliographie de M. Teyssèdre et que Paris-Caprice est disponible dans d’autres bibliothèques que Paris par le PEB. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel reste qu’un oiseau rare a été mis en évidence par B. Teyssèdre et c’est bien le pouvoir des blogs de communiquer des informations gratuitement et à tout le monde. Félicitons M. Teyssèdre pour son initiative, d’autant plus qu’il estime avoir résolu l’énigme du pseudonyme : La Palférine.
Mais c’est là que les choses se compliquent car je ne suis pas du tout d’accord avec M. Teyssèdre qui passe, selon moi, à côté de la question. Après de longues recherches et hypothèses sur ce pseudonyme, M. Teyssèdre s’est résolu à consulter deux dictionnaires et c’est par là où, dit-il, il aurait dû commencer. Ces deux dictionnaires sont en ligne. Profitons-en. M. Teyssèdre y a trouvé son pseudonyme et l’attribue à un certain Plouvier. Le problème est que si l’on regarde attentivement les dictionnaires, ce n’est pas "La Palférine " mais "de La Palférine" (voir à Cagliostro pour ce lien) qui est donné comme pseudonyme. Et ce petit « de » est un peu gênant d’autant plus qu’on ne voit pas du tout ce que vient faire Plouvier dans Paris-Caprice si on examine son parcours. Je pense que M. Teyssèdre s’est trompé et que La Palférine cache un nom beaucoup plus intéressant, passionnant même, car, disons-le tout de suite : il s’agit du fameux communard Eugène Vermersch bien connu de Verlaine et Rimbaud.
Avant d’en apporter la preuve, il convient d’exposer certains éléments biographiques sur Vermersch. Quand il arrive à Paris à 20 ans, Vermersch a l’ambition, comme tous les jeunes attirés par la Littérature à cette époque, de devenir poète. Il rencontre au quartier latin Baudelaire, plus tard Charles Cros, André Gill, toute une bohème bien connue des rimbaldiens. Très vite, il devient l’ami de Verlaine dont il était si admirateur qu’il fut prêt à se battre en duel contre un plumitif qui avait critiqué les vers de l’auteur des Fêtes galantes. Il publie plusieurs recueils de poésies, participe comme journaliste à un nombre incalculable de revues. C’est ici qu’il faut attirer l’attention sur un aspect très important de Vermersch : son goût pour le pastiche et la parodie. Ainsi, en 1869, dans une revue dirigée par André Gill au titre significatif La Parodie, Vermersch donne un article intitulé : « Caprices et variations sur des thèmes parnassiens ». C’est un ensemble de plusieurs poèmes qui sont des pastiches notamment de Valade, Mendès, Coppée ainsi que de Verlaine présenté sous le nom de « Pôle-Vers-L’aine ». L’auteur des Fêtes galantes signale dans la préface d’un livre de Vermersch que celui-ci avait imité Banville, mais sans le vouloir cette fois. Il ajoutait : "Qui n’a dans ses primes ans suivi, fût-ce de trop près, l’irrésistible Maître ?". Je me permets de signaler à M .Teyssèdre que ce n’est pas Théophile Gautier qui a écrit les Odes funambulesques, mais Théodore de Banville. (M. Teyssèdre a rectifié son erreur le 10/1/2012, voir son message). Ce « lapsus » de M. Teyssèdre est bien révélateur, car il montre à quel point l’importance de Banville est sous-estimée en ce qui concerne les études rimbaldiennes. Vermersch d’ailleurs va parodier Banville dans une autre série de pastiches intitulés « Les Binettes rimées » qui furent publiés en 1868.
Banville caricaturé par Régamey dans "les Binettes rimés" |
Ce pastiche « Glorieux Pantoum » a été remarqué comme présentant des similitudes avec le poème de Rimbaud « Ce qu’on dit… » envoyé à Banville en 1871.Vermersch publiera « Le testament du sieur Vermersch » qui est inspiré de celui de Villon. Ce goût pour le pastiche et la parodie est tel que dans l’anthologie du pastiche de Léon Deffoux on lui consacre trois pages sous le titre « Le cas Vermersch ». André Gill qui est un de ceux qui ont le mieux connu le Communard écrit dans ses souvenirs qu’ « il était obsédé de la manie d’imitation qui avait daté ses débuts » Et il ajoute même qu’avec Le Père Duchêne, c’est le pastiche qui l’a perdu. Il explique qu’il avait voulu pasticher Hébert, comme il avait pastiché Villon, Rabelais, Hugo, Leconte de Lisle etc.
Vermersch avait en effet pastiché Rabelais dans l’introduction de ses « caprices ». Cela vaut la peine d’en donner le texte :
Je vous offre, Seigneurs Lecteurs, la présente pannerée de vers finement aornés et ouvraigés merveilleusement, doctement ciselés en des matières ardues et difficiles dont je vous advise. Si croyez que cette poésie de haulte graisse céle des mystères horrifiques, rien n’y entendez. Quand bien aurez pesé ce qui y est déduict, vous cognoistrez que la boîte est bien d’aultre valeur que la drogue en icelle contenue. C’est ce jour d’huy l’heure d’escripre ces haultes matières et sciences profundes où n’a part le vulgaire, et ainsi en a délibéré l’Eschole Parnassienne qui boit à plein godet au fons caballin friand, riant, priant, céleste et délicieux, mieux sentant que roses, en l’officine du libraire Lemerre. A plus hault degré je n’aspire, sinon au triumphe de gaudisserie et joyeulseté, et mieulx l’estime que rien plus. Et poinct ne fâcherai les gentils poëtes, desquels je gouste les inventions transcendantes et le style mirifique, et qui tous sont tant bons, tant humains, gracieux et débonnaires qu’ils consentiront à la prosopopée sans chauver des aureilles comme un asne d’Arcadie matagrabolisé par les mousches. Poinct ne veux-je jouer aux escoublettes, et le badinage ne participe mie de méchanceté – ci-contre est la glorieuse phantaisie des beaux papillons et des doulce-arundelles [sic] ; non la maulvaise colère des harpies et bouct volants. Arrière donc, caphards, matins, culletants qui vouldriez articuler mon vin et compisser mon tonneau ! Hors de mon soleil, canaille, au diable, bren pour vous ! Mais vous, buveurs très-illustres et goutteux très-précieux, humez le piot que vous offre ; à vous, non à d’aultres, ces joyeuses mocqueries sont dédiées, et pour vous les ai faictes dans les folâtres brasseries d’Allemagne, au bruit des pintes et des verres et parmi les jambons, saulcissons, pots de moutarde et montagnes de choucroute, mieux flairant que musc, zivette et ambre gris.
EUG. VERMERSCH.
C’est le moment de donner le texte de l’article signé La Palferine dans Paris-Caprice en 1868. J’emprunte à M. Teyssèdre une partie de sa transcription que l’on trouvera complète sur son blog :
Zut ! ou du zuttisme et des zuttistes
En ce temps bizarre et tumultuaire, ce n'est poinct un des moindres objets de curiosité que ce goûst de la génération présente pour les frivolletés et plaisirs fugaces et vuides. Tous ces ieunes gens que nous veoyons par les rues et halles, délicats et mols, secouant les aureilles et courbez soubs l'oubliance du bien sçavoir et du bien dire, avec toute leur pensée bandée aux modes du iour, et encores qu'ils n'ayent rien en eulx d'aventureux et de fier, ont-ils la puérile ambition de vouloir paraistre plus fins que le gros du peuple. J'ai pieça resgardé au mirouer de leur ame et poinct, d'ores en avant, ne me saurayent-ils piper : et, à le vray dire, poinct n'est nécessaire de un long temps sonder leurs coeurs, pour en descouvrir la mensonge et fourbe misérables.
Ce sont les zuttistes que je veulx dire ; à sçavoir les damoiseaux bavards et folastres qui plassent tout le but de leurs entreprinses à l'esiouissance de leur corps et guignent du doigt les nouvelletés, sans préoccupation aulcune des chouses de l'esperit. Ce sont ceulx-ci qui ont, quand et eulx, apporté chez nous cette accoustumance de fols accoustrements, cette male raige des fallacieuses vanités, et cette gayeté bruyante et lourde où il n'y a que babil. L'envye de paroistre, qui tue la bonne simplesse et naifveté et fiert d'un mortel coup le trèsgratieux entregent, les tient, enlasse et dévore. Les girouettes tournoyantes ne sont rien au prix d'eulx, des l'instant qu'on leur laisse appercevoir le né d'une chouse sérieuse, et sur l'heure s'en vole de leurs bouches vlesmies, ce vocable, qui ronfle comme un freslon malade : Zut !
[…]
(Extrait d'un chapitre inédit de MONTAIGNE.)
Pour copie très-conforme :
LA PALFÉRINE
On commence donc à comprendre qu’il ne serait pas impossible que Vermersch fût l’auteur de l’article. Allons plus loin. Plusieurs personnes savaient que Vermersch était La Palférine. La première dénonciation a été faite dans un article du Figaro du 25 mai 1869 où nous lisons :
Le Gaulois avait commencé une série de portraits assez lestement troussés, le Musée Parisien. Avant-hier, M. Alexandre Weill y figurait à son désavantage. Voici la lettre qu'il écrit à ce sujet, et que je trouve dans l'Universel :
« L'homme qui signe La Palférine dans le Gaulois s'appelle Vermersch. Ces articles ont été présentés à M. de Pêne qui les a refusés.M. Vermersch a déjà publié contre moi un libelle avec ma caricature. Il s'en est vendu dix exemplaires, et c'est moi qui les ai achetés. »
Vermersch répliqua dans Le Gaulois évidemment que ce n’était pas lui par une réponse caustique. Mais la révélation définitive fut donnée par Armand Silvestre (auteur parodié par Rimbaud dans l’Album zutique !) dans Le Comité central et La Commune publié sous le pseudonyme de Ludovic Hans en 1871 chez Alphonse Lemerre. Silvestre écrivait que Vermersch avait été mis à la porte du Gaulois à la suite d’un article injurieux sur George Sand et qu’il signait alors de son pseudonyme « La Palférine »( P.68-69). On est en droit de penser que Silvestre qui était directeur d’un journal et qui connaissait Vermersch était bien informé. C’est un fait qu’on peut retrouver le portrait de George Sand dans Le Gaulois et que Vermersch peu après ne participe plus à ce journal. En 1871, le pseudonyme de Vermersch est donc connu. On le dévoile aussi à cette date dans un livre imprimé en Belgique intitulé : Le Livre noir de La Commune de Paris (P.327-329)
Il est donc hors de doute que La Palferine et Vermersch ne font qu’un. Il fréquentait des zutistes et non des moindres comme Charles Cros, Verlaine, André Gill et Valade. Il semble bien qu’il faille à présent le considérer comme l’inventeur probable du mot zutisme. Son goût pour l’invective exprimé dans Le Père Duchêne l'y prédisposait sans doute. Il semble que Hébert, rédacteur du premier Père Duchêne, utilisait le mot « hut » dans le sens de « zut » à son époque. D’autres recherches pourront approfondir cette question.
Très curieusement, un certain Valensol avait associé Vermersch et le zutisme dans un article du Petit Parisien du 25 février 1895 intitulé « locutions particulières ». Il écrivait :
« Oui, ce zut familier et badin qui nous semble éternel, que nous retrouvons en 1862 dans une chanson de Duchenne et en 1869 dans une ballade de Vermersch, qui le faisait rimer avec Institut, n'avait pas cours dans notre ville avant 1845 où le zutisme devait rencontrer tant d'adeptes. Zut obtint aussitôt une telle vogue que Littré s'est vu obligé de lui ouvrir toutes grandes les colonnes de son dictionnaire. »
Je n’ai pas retrouvé cette ballade de Vermersch où il fait rimer « zut » avec « institut ». Quant à la chanson de Duchenne on pense évidemment à Duchêne et c’est troublant.
Voici d’ailleurs la définition de "Zut" dans le Littré de 1874 qui précède celle du Larousse de 1876 et qui est différente :
(zut') interj. très familière par laquelle on exprime que les efforts faits pour atteindre un but sont en pure perte, que les assertions, les promesses sont vaines, et surtout qu'on s'en moque. Il voulait m'entraîner avec lui, mais zut. Il y a là beaucoup d'argent à gagner : voulez-vous que nous fassions d'affaire ensemble? - Ah! zut.
Signalons que Vermersch donnera encore des parodies littéraires dans Le Grelot en 1873. M. Pakenham semble être le premier à en donner les références dans sa Correspondance de Verlaine. Les parodies des dizains de Coppée par Vermersch dans Le Grelot sont très peu connues, voire ignorées. Il n’est pas anodin que Vermersch soit un des précurseurs des "Vieux Coppée" qui seront consacrés par les Dizains réalistes en 1876.
Une nouvelle fois vos découvertes, analyses et éclaircissements ouvrent bien des portes.
RépondreSupprimerCher Jacques Bienvenu, je vous souhaite le meilleur pour 2012.