Charles Baudelaire
disait que pour deviner l’âme d’un poète, il fallait rechercher un mot de ses
œuvres, qui par sa fréquente
répétition semble dénoncer un penchant
naturel et un dessein déterminé. Il affirmait que ce mot pouvait servir à
caractériser, mieux que tout autre, la nature de son talent.
J’aimerais appliquer à Rimbaud cette idée originale de l’auteur
des Fleurs du mal. Je crois que les
critiques n’ont pas assez remarqué la fréquence d’un mot, rare dans le
vocabulaire poétique, chez l’auteur du Bateau
ivre : le mot « atroce ».
Ce mot surgit soudainement sous la plume de Rimbaud en
juin 1871 dans le poème Les sœurs de
charité au vers 35 :
« Il sent marcher sur lui d’atroces
solitudes ».
Puis dans Les Assis :
« Et vous suez
pris dans un atroce entonnoir »
Dans L’Homme juste
où Rimbaud écrit :
« L’ironie atroce de ma lèvre ».
Dans Les Premières communions
il est question de :
« l’enluminure atroce ».
Sans oublier ce
vers célèbre du Bateau ivre :
« Toute lune est
atroce et tout soleil amer ».
Toujours en 1871, au mois d’août, ce mot apparaît aussi,
cette fois dans une lettre à Demeny où Rimbaud évoque les « atroces résolutions »
de sa mère.
Pourquoi cette apparition soudaine d’un mot complètement
absent des poèmes et des lettres du Rimbaud des années 1869-1870 ? Tous
les exemples que nous avons donnés succèdent
aux « lettres du voyant » de mai 1871 qui annoncent une nouvelle poétique.
Le mot « atroce » aurait-il une signification pertinente comme le suggère Baudelaire ?
Il semble en effet que le mot « atroce » pourrait
caractériser l’aspect le plus surprenant des « lettres du voyant » :
les moyens que Rimbaud se donne pour être voyant. Ce fameux dérèglement de tous
les sens n’est pas une partie de plaisir. Le poète y est défini comme un
horrible travailleur. Il s’agit de se faire l’âme monstrueuse, comme un homme s’implantant et se cultivant des
verrues sur le visage. Il doit chercher toutes les formes de souffrances et de
folie. Ce procédé est une torture dans lequel le poète épuise en lui tous les
poisons. On comprend que dans ses lettres le lecteur n’aurait pas été surpris
d’y trouver l’expression : « souffrances atroces » ou « tortures
atroces ». Le titre du poème qui est présenté à Izambard comme le fruit de
cette terrible étude s’intitule Le cœur
supplicié, dans lequel le poète est soumis aux terribles quolibets,
insultes et jets de soupe d’une soldatesque qui lui donne envie de vomir. Ce
poème y est justement présenté comme le contraire d’une poétique printanière et
sentimentale : «Une antithèse aux douces vignettes perennelles où
batifoles des cupidons, où s’essorent les cœurs panachés de flammes ». Il
faut bien reconnaître que ce mot « atroce » semble bien avoir sa place dans cette
nouvelle poétique. Mais il y avait aussi, au moment où Rimbaud rédigeait les « lettres du voyant », les
atrocités commises entre les versaillais et les communards. Dans la lettre à
Izambard, Rimbaud évoque ses colères
folles de savoir que des
travailleurs meurent à Paris pendant
qu’il écrit sa lettre. Les événements
sanglants de cette période révolutionnaire illustraient en quelque sorte le mot
de Rimbaud. L’aspect communard des lettres du voyant ayant d’ailleurs été
maintes fois souligné.
De manière significative, lorsque Rimbaud change
complètement de registre dans les poèmes de 1872 dont certains sont nommés parfois chansons, le
mot « atroce » n’a plus sa place.
Le cas le plus étonnant est celui de la Saison en enfer ou le mot « atroce » y est
absent, du moins en apparence, car il se trouve en fait associé à cette œuvre
d’une façon singulière. C’est dans la lettre de « Laïtou » où
Rimbaud commence par dire qu’il regrette l’« atroce charlestown ». Puis
il raconte qu’il doit inventer « une demi douzaine d’histoires atroces » pour son livre dont son sort dépend
et qui est à l’évidence La Saison en
enfer. Voilà donc le poète au sommet de son génie au moment où il écrit le
seul livre qu’il va publier et qui le
présente comme des histoires atroces. Il ajoute même alors qu’il est à Roche
dans la ferme de sa mère : «
Comment inventer des atrocités ici ? »
Voici qui confère à ce mot une importance singulière.
S’il fallait trouver chez un poète connu de Rimbaud des histoires atroces, on
se tournerait à l’évidence vers Edgar Poe que Rimbaud avait lu dans le texte
avec Verlaine. Une histoire comme Le Puits
et le pendule répond exactement au qualificatif d’atroce. N’oublions pas
non plus le titre terrible : « Famille maudite » qui renvoie à
Poe. En revanche le mot « atroce » chez
Baudelaire et Verlaine n’y figure, sauf erreur, qu’une fois, curieusement dans
un poème qui porte le même titre Spleen.
Celui de Verlaine qui fait partie des Romances
sans paroles a été écrit dans la proche compagnie de Rimbaud. Ce n’est
peut-être pas une coïncidence : un de ces mots qui serait passé de la
bouche de Rimbaud à celle de Verlaine, par contamination ?
D’ailleurs, Rimbaud, dans une lettre qu’il écrit à
Verlaine après son départ de rupture de Londres, prédit à son compagnon « des
ennuis plus atroces encore » que ceux qu’il a éprouvés.
Les Illuminations
sont présentes au rendez-vous du mot atroce.
Dans Vies il
est question de son « atroce scepticisme » et Matinée d’ivresse nous parle d’« une fanfare atroce ». Vagabonds évoque les atroces
veillées avec Verlaine. Dans le poème Angoisse
on trouve des « tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux ».
Métropolitain nous montre des fleurs
qui sont atroces comme les myosotis qui étaient immondes du poème adressé à
Banville en août 1871. Dans H « toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense ». Enfin Solde
évoque la mort qui est « atroce pour les fidèles et les amants ».
Caractéristique aussi est que le mot « atroce » subsiste
lorsque le poète disparaît. On l’observe notamment dans les deux lettres, à mon
sens, les plus intéressantes de la vie du Rimbaud voyageur. Celle de Gênes -
dont j’ai retrouvé les fac-similés - où il est question d’une « atroce
tourmente de grésil » et dans la lettre d’Aden que j’ai redatée de mai 1882 où il parle de « climats atroces ». Ce mot revient donc pour
évoquer des conditions climatiques extrêmes : dans le premier cas, le froid
et la rigueur de l’hiver, puis dans le second, la chaleur intense qui sévissait
à Aden pendant de longs mois. On peut penser ici aux « rafales de givres »
et aux « brasiers » du poème Barbare.
Atroce est un mot de l’extrême et de l’excès, un mot profondément rimbaldien.
Le sort devait hélas réserver à Rimbaud une mort atroce
comme s’il avait été emporté par ce mot. Il y revient d’ailleurs dans les très
tristes lettres de la fin où il évoque d’atroces douleurs et l’atroce gymnastique
qu’il doit effectuer pour s’habiller quand il a été amputé.
Je crois donc avec Baudelaire que le mot « atroce »
nous révèle un aspect important de l’âme de Rimbaud. Peut-être est-il permis de
voir dans « l’atroce scepticisme » quelque chose qui s’opposait en
profondeur au poète qui voulait changer la vie et qui pourrait peut-être
expliquer en partie le renoncement ?
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