Dans un article publié le dimanche 15
avril 1900, un certain Ernest Blum racontait des souvenirs de Jules Mary qui
avait débarqué à Paris en 1871 avec trente francs en poche. Selon l’auteur de
l’article, Jules Mary lui avait fait jurer de ne pas les raconter. Ernest Blum
les publiait cependant, en faisant remarquer que ce genre de demande était le meilleur moyen de le faire savoir. Il
est un peu question de Rimbaud dans ce témoignage. Blum notait que Jules Mary
avait réussi à faire recevoir au théâtre des Folies-Marigny un vaudeville, puis il précisait :
« Le
vaudeville rapporte quatre-vingt francs avec lesquels Mary achète le jour même
un pardessus hongrois guigné depuis plus de six mois à la devanture d’un
fripier de la rue de l’École de médecine. Le pardessus avait trente-deux poches
seulement ! Ce pardessus excita longtemps la jalousie d’Arthur Rimbaud,
compatriote et camarade de classe de Jules Mary. Forain lui-même le regardait
d’un œil plutôt envieux. »
Le vaudeville de Jules Mary s’intitulait Claude et sa femme et fut représenté le
2 février 1873. L’anecdote doit être prise avec une grande prudence car Jules
Mary n’est pas un témoin très fiable. Néanmoins, ces confidences interviennent
une vingtaine d’années avant la lettre que le condisciple de Rimbaud à
Charleville fit parvenir à Breton en 1919. Sa mémoire était-elle plus fraîche ?
L’année 1873 pose un problème déjà. Rimbaud a pu passer à Paris en avril de
cette année ou plus tardivement après l’affaire de Bruxelles. Sa présence n’y
est pas vraiment attestée. Ce témoignage, s’il était exact, serait
néanmoins une preuve du passage de
Rimbaud à Paris après le 2 février 1873. Dans la lettre de 1919, il est
question d’une rencontre après la guerre qui ne correspond pas à celle-ci, car Jules Mary précise qu’il n’a plus revu Rimbaud après son départ en Belgique
et à Londres. Tout cela incite donc à la méfiance, pour les deux témoignages,
d’ailleurs. Versons donc cette pièce au dossier Jules Mary en prenant la
distance nécessaire qu’il convient pour cette mince anecdote qui a tout de même
le mérite de l’inédit.
Voici pour mémoire les souvenirs de Jules
Mary publiés dans revue Littérature du 8 octobre 1919 :
« J'avais commencé d'écrire quelques
notes de souvenirs sur Arthur Rimbaud car je n'avais pas oublié la promesse que
je vous ai faite, mais au fur et à mesure que j'avançais dans mon travail et
que je remontais cette époque de ma jeunesse, je me suis aperçu que je ne
pouvais parler de Rimbaud enfant et jeune sans que ma personnalité intervînt à
tout propos. Outre que cela ne me plaît guère ce n'était ni votre désir ni le
mien. J'ai donc jeté ces premières feuilles au panier. Du reste, je n'apporte
pas une bien large contribution aux biographies de mon ancien condisciple. Je
crois vous l'avoir fait pressentir. En outre, il est plus difficile que je ne
l'aurais cru de faire renaître des impressions d'enfance, naïves et
primesautières, sur ce gentil gamin qu'était Rimbaud dont je vois encore très
clairement les yeux bruns doux et malicieux. Plus difficile que je ne l'aurais
cru de se dégager, pour parler de lui, des théories, des opinions fausses ou
exagérées, des admirations ou des dénigrements qui ont roulé sur sa tombe et
dont, s'il avait pu les entendre, son sourire narquois se fût fort amusé.
Personne ne fut moins pontife que cet aimable et insouciant garçon et je pense
de lui que si l'on tenta plus tard, dans les cénacles sacrés, de le griser de
sa célébrité naissante, il n'y perdit pas sa raison. L'éclair de moquerie que
j'ai connu dans ses yeux était trop indication d'un bon sens caché pour qu'il
se laissât prendre aux énormes flatteries qui firent de la fantaisie échevelée
de son esprit un symbole. Et j'ai gardé de mon petit camarade un souvenir
charmant et mélancolique. J'étais au Séminaire de Charleville dont les classes
étaient communes avec celles du Collège lorsque je fis la connaissance de
Rimbaud. Tout de suite nous fûmes très liés, malgré notre rivalité de forts en
thème. Nous avions le même goût excessif de lecture. Et ce goût, comme il est
vaste, nous faisait rechercher de préférence les livres qui n'avaient rien de
classique. Pendant qu'à l'étude ou au dortoir j'écrivais au crayon mes premiers
romans, il écrivait ses premiers vers. Il était externe et m'apportait de chez
lui Lamartine, Musset, Hugo, sans compter Daphnis et Chloé, et la traduction
des Comédies d'Aristophane où nous traduisions, à notre tour, non sans trouble,
les commentaires latins qui accompagnaient le texte français. J'eus ainsi
bientôt une bibliothèque trop complète que l'on ne manqua pas de découvrir. Et
je dus choisir entre une vocation religieuse à laquelle je n'avais jamais pensé
et l'autre vocation impérieuse qui déjà fermentait et en dehors de laquelle je
n'ai jamais compris que rien pût exister de possible pour moi.
Au
Collège, par une cristallisation dont même à cette distance, je ne puis bien
déterminer les causes, ce frêle garçon, au large regard, nous étonnait et
passait, pour ainsi dire, au dessus de nous. Sa réputation se faisait hors de
notre classe et, du dehors, y rejaillissait. Je suis surpris qu'aucune pièce de
vers n'ait couru parmi nous sous le manteau, que nous aurions apprise par cœur
et cependant nous savions qu'il était poète.
Bon
élève, avec docilité et sans grand travail. Très doux, sans éclats de gaieté,
s'il prenait plaisir du coin de l'œil aux mauvais tours qu'il est de tradition
d'inventer contre les professeurs, ces méchancetés ne venaient pas de lui. Il
n'aimait ni les jeux bruyants ni la violence de certains plaisirs. Déjà la vie
tenait tout entière dans l'horizon de ses lectures, dans sa fièvre d'apprendre
et son besoin de composer: Plus jeune que nous de trois ou quatre ans, il était
beaucoup plus âgé.
Pour
cause de livres défendus je dus quitter le Séminaire et je ne retrouvai Rimbaud
qu'après la guerre, à Paris. J'y étais très misérable. Il l'était autant que
moi. A nous deux nous n'avions pas toujours à mettre une chemise propre et
Rimbaud avait adopté l'ingénieux système qui consiste à ne posséder qu'une
chemise. On la jette quand elle n'est plus portable, après en avoir acheté ou
emprunté une autre qui la remplace. Ainsi nous économisions le blanchissage. Ce
système il me l'expliqua certain jour où j'étais allé le surprendre de bon
matin. Il demeurait alors dans une vaste chambre dont les deux uniques meubles
étaient une table et un lit perdu au fond d'une alcôve de ténèbres. C'étais je
crois rue des Grands-Degrés, peut-être rue St Séverin où j'habitais moi-même.
Il était au lit et comptait y passer la journée, n'ayant rien de mieux à faire,
étant de ces gens qui ne pouvant pas manger, essayent de dormir. On disait en ce temps-là, des pauvres diables de
débutants qu'ils menaient une joyeuse vie de Bohême. Mais si la vie de Bohême
est de la vie gaie, la vraie, la nôtre, était lugubre.
J'avais
malgré mon dénuement des habitudes régulières qui s'étonnèrent un peu, car
autour de moi je ne voyais rien qui rappelât quelque travail et déjà le nom de
Rimbaud courait sur toutes les lèvres parmi les étudiants du Quartier latin. je
ne pouvais pas m'imaginer cette renommée naissante sans le prodigieux élan d'un
effort continu et je lui demandai naïvement
-
C'est ici que tu travailles ?
-Mais oui.
-
Avec quoi ?
II
me répondit avec un demi-sourire, l'ironie aux yeux - cette ironie douce qui
lui était si familière
-
Regarde... là-bas... sur la table...
Sur
la table, ni plume, ni papier, mais un encrier de plomb empli d'une boue
verdâtre et desséchée. Rimbaud riait sous ses draps.
Je
ne sais comment mon porte-monnaie contenait ce matin-là une vingtaine de sous. Je
l'emmenais déjeuner dans un restaurant tout proche où l'on « avait droit » pour
0,50 centimes à une soupe grasse, une portion de bouilli et un morceau de pain.
Nous n'en mangions pas autant tous les jours. Il me rendit du reste cette
fastueuse invitation quelque temps après en m'offrant, quai Saint-Michel, à
l'éventoir d'un marchand des quatre saisons, une botte de cresson qui composa
notre dîner, ce soir-là.
Et
l'on se redisait ses poèmes...
On
lui en prêtait même qui n'étaient pas de lui dans lesquels on le pastichait,
déjà...
J'entendais :
Un
soir plein de rose et de bleu mystique
Nous allions dans un lupanar antique
Le
troisième vers, même en latin, braverait l'honnêteté, et je ne sais trop s'il y
en eut un quatrième.
Sa
vie m'échappait, au vrai, je ne tenais pas à la connaître. J'obéissais à un
sentiment bizarre que j'ai analysé depuis et qui était fait de compassion et de
crainte. Sans éprouver une amitié véritable, qui n'eut pas le temps de se
développer, j'avais pour lui un vif penchant et si sa vie me restait étrangère,
du moins je n'ignorais pas certaines de ses habitudes contre lesquelles se
révoltait, ou plutôt auxquelles répugnait mon caractère de jeune paysan
déraciné, têtu, orgueilleux et solitaire. Rimbaud fréquentait alors assidûment,
par snobisme - le mot n'était pas inventé - bien plus que par une attirance
vicieuse, un caboulot de la rue Saint-Jacques drôlement appelé: L'Académie
d'absinthe. La verte y coûtait trois sous et ce prix modique amenait une
clientèle nombreuse des types les plus variés. Pour trois sous, et s'il «
renouvelait », pour six ou neuf sous, le pauvre gosse prenait là des apéritifs
qui, par dérision, demeuraient ses repas et qui, en plus, lui versaient l'oubli
et la surexcitation. Je le rencontrai plusieurs fois comme il en sortait. Dans
son large regard tremblait un peu de gêne et d'hésitation, mais toujours y
luisait cette douce moquerie qui pouvait faire penser qu'il ne prenait guère au
sérieux, ni lui-même, en ces heures de trouble, ni les autres...
Puis,
j'appris qu'il venait de partir pour la Belgique, ensuite qu'il était en
Angleterre. Il courait à ses aventures. Je demeurai dans ma misère. Et je ne
l'ai plus jamais revu.
Bien
des années après, il écrivait à Paul Bourde, du Temps, une lettre
affectueuse où il lui demandait de mes nouvelles. Il s'intéressait à mes
travaux et à ma réputation. Cette lettre a été perdue après la mort de Bourde.
Je le regrette. Rimbaud y donnait des détails sur son genre de vie. Il
dirigeait alors un comptoir en Afrique aux confins du désert et faisait du
commerce avec les caravanes. La poésie était loin ! II n'en parlait pas. Se
souvenait-il même qu'il avait été poète ? Je crois bien qu'il n'en avait cure
Tel
est, Monsieur, le simple et bien léger récit qui résume mes relations avec
Rimbaud. Faites-en ce que vous voulez.
Un
mot, avant de terminer.
Quel
que soit le sort de ces pages, je tiens à vous remercier de me les avoir
demandées et voici pourquoi
Je
me souviens d'un article écrit sur Rimbaud par un certain Rodolphe Darzens - le
même, sans doute, qui après un long sommeil dans la poussière de l'oubli vient
de se réveiller directeur d'un théâtre d'avant-garde, aux Batignolles, à
mi-chemin de Montmartre « mamelle du monde ». Mon nom avait glissé sous la
plume de mon flamboyant confrère et en l'y laissant tomber comme une ordure il
l'avait accompagné du commentaire suivant: « Nous nous excusons devant les mânes
de Rimbaud, d'accoler un pareil nom à sa mémoire... » Je n'ai pas été surpris,
Monsieur, d'apprendre que vous n'avez point pareille étroitesse de jugement et
je vous sais gré de m'avoir déclaré « que votre liberté d'esprit était assez
grande pour vous permettre d'admirer à la fois l'œuvre de Rimbaud et 1a mienne
de sens pourtant si opposés. »
Ce
qui fut dit de moi jadis par Darzens était une grossièreté et une sottise.
Votre courtoisie, spontanée, jeune et charmante, me les fait oublier.
Déchirez
donc tout cela, Monsieur, ou publiez - je vous laisse juge. Et recevez mes
cordiaux compliments »
Jules
Mary.
Avant qu'on ne dresse des épouvantes devant moi, j'estime que les deux témoignages sont faux. Tous deux se contredisant sur les dates, on pourrait encore soutenir que Blum invente et que seul le témoignage de Mary est exact. Mais, je pense depuis longtemps que le récit de Mary est un baratin essayant de faire croire à une fréquentation forcément peu assidue de Rimbaud. Les anomalies ne manquent pas. Rimbaud aux yeux bruns, une différence d'âge mais une rivalité de forts en thème, etc. Les considérations psychologiques sont de toute façon subjectives et cadrent mal avec nos connaissances. Mary parle d'une amitié littéraire, puis il avoue n'avoir aucun souvenir d'un poème ayant circulé et se trahit: "on savait qu'il était poète". Il était son ami littéraire ou non? Plus loin, Rimbaud récité par les étudiants du quartier latin, c'est invraisemblable, d'autant que, avant le symbolisme, il y a eu les hydropathes qui n'aimaient pas Rimbaud et qui étaient très proches de Champsaur: Goudeau, Rollinat, etc. Même les "amis" n'en ont guère parlé. Il faut déjà se méfier des vrais témoins (Delahaye, Izambard, Richepin, Verlaine...). Labarrière, Mary, c'est de la pose. Dans les biographies, je vois aussi des témoignages tardifs de Forain qui passent pour authentiques, mais qui furent avancés par des gens qui ont dit qu'ils avaient vu Forain qui a alors dit que... Et on prend ça pour argent comptant. Aussi, je trouve que ce témoignage contradictoire a enfin le mérite de faire perdre sa crédibilité à ce Jules Mary que certains imaginent le "J.M." de l'Album zutique.
RépondreSupprimerBonjour, en début d'article, vous citez Ernest Blum racontant les souvenirs de Jules Mary dans un article publié le dimanche 15 avril 1900. Dans quel journal ou revue cet article d'Ernest Blum a-t-il été publié s'il vous plaît ?
RépondreSupprimerJe crois l'avoir consulté à la Bibliothèque de Bruxelles. Mais je ne me souviens plus du journal.
SupprimerMerci pour votre réponse
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