Kiosque du Vauxhall en 1872 |
Pour
lire le poème Juillet de Rimbaud, il
n’est pas inutile de préciser le cadre de la composition : la fugue belge
des deux poètes en juillet-août 1872.
Le
7 juillet 1872, Verlaine et Rimbaud quittent Paris. Après trois jours de
péripéties en France (Arras, Paris, Charleville), ils franchissent la frontière
et s’installent à Bruxelles du 10 (environ) au 22 juillet 1872. Mais Verlaine
écrit à sa femme, en lui précisant son adresse et le succès de Rimbaud auprès
des réfugiés communards. Le 22 juillet, Mathilde se rend donc à Bruxelles pour
ramener son mari à Paris. Elle parvient à lui faire prendre le train, mais
celui-ci l’abandonne à nouveau au cours du trajet de retour. Il reste sur le
quai au départ de la locomotive après une station dans une gare de la commune
frontalière de Quiévrain et il part rejoindre Rimbaud. Les deux poètes se
rendent (ou se réunissent) à Walcourt où ils prennent le train. Ils décident de
demeurer à Charleroi et ce n’est que le 8 août qu’ils reviennent dans la
capitale belge où ils vont séjourner jusqu’au 7 septembre, en se permettant
quelques excursions à Liège ou à Malines. Le train est un moyen de locomotion
clef durant ces deux mois d’escapades multiples en Belgique. Cela apparaît dans
les poèmes Juillet, voire Michel et Christine, de Rimbaud, sans parler de la présence importante du monde
ferroviaire dans les poèmes en prose qui vont suivre. Les allusions aux trains
s’étalent également dans plusieurs des Paysages
belges du recueil Romances sans
paroles de Verlaine : Walcourt, Charleroi et Malines. Un
billet de Verlaine à Lepelletier, qui n’est pas daté, mais qui pourrait
coïncider avec un embarquement à Walcourt, sinon Charleroi[1],
peut achever de nous convaincre à ce sujet :
Mon cher Edmond,
Je voillage
vertigineusement. Ecris-moi par ma mère, qui sait à peine « mes »
adresses, tant je voillage ! Précise l’ordre
et la marche. Rime-moi et écris-moi rue Lécluse, 26. – Ç[a] parviendra – ma mère ayant un aperçu
vague de mes stations… psitt ! psitt ! – Messieurs, en wagon !
ton P.V. […]
Depuis
quelques mois également, Verlaine et Rimbaud échangent énormément autour de
vers de chanson, de Marceline Desbordes-Valmore, de « littérature
démodée », d’« opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs », d’« espèces
de romances » (Alchimie du verbe).
Le 2 avril 1872, Verlaine remercie par lettre Rimbaud du « délicat
envoi » de « l’Ariette oubliée »,
extraite de la pièce Ninette à la cour ou
le Caprice amoureux de Favart. Dans la foulée, Verlaine compose des poèmes
qui seront réunis sous le titre Ariettes
oubliées, ce dont témoigne précocement la publication de deux d’entre elles
dans La Renaissance littéraire et
artistique en mai-juin 1872. Rimbaud déclare encore dans Alchimie du verbe : « un titre
de vaudeville dressait des épouvantes devant moi », et, selon Etiemble, le
poème Michel et Christine semble
avoir pris son titre à un vaudeville homonyme d’Eugène Scribe. L’opérette, l’opéra-comique,
le vaudeville se sont dégagés au cours du XVIIIe siècle des
spectacles de foire, mais en expurgeant les obscénités, le cynisme et la gaîté
franche. Justement, Verlaine a composé un poème sur une fête foraine populaire
à Bruxelles : Bruxelles, Chevaux de
bois. Or, si le poème Juillet de
Rimbaud est accompagné de deux suscriptions ponctuées par des virgules (ce qui
signifie que les mentions de lieu qu’elles livrent sont importantes pour la
compréhension du poème), parallèlement, Verlaine a adopté la souscription de
lieu et de temps pour son diptyque Simples
fresques : « Estaminet du Jeune Renard, août 72 », et pour Chevaux de bois : « Champ de
foire de Saint-Gilles, août 72. » Ces symétries complices révèlent que Rimbaud
a composé Juillet en juillet-août
1872, et son poème se veut la relation de sa découverte des hauts lieux
symboliques de la monarchie belge entre le 10 et le 22 juillet, puisque, par
calembour, le « boulevart du Régent » dont il est question semble
devoir mener à un roi. En effet, le boulevard passe à côté du Palais Royal, de
la place ducale et du Palais des Académies, avec une vue dégagée sur le Parc
Royal de Bruxelles en arrière-plan. Puis, à l’intersection du Boulevard du
Régent et de la rue de la Loi, il est possible à nouveau d’apercevoir le Parc
Royal de Bruxelles qui longe la rue de la Loi, en notant la présence du
complexe du Vauxhall, jardin d’attractions avec débit de boissons, et celle du
Théâtre du Parc Royal, dépendance annexe du Théâtre de la Monnaie, lequel, s’il
ne se trouve pas du côté du boulevard du Régent, a jadis été dirigé
triomphalement de 1746 à 1749 par Favart. Le Théâtre du Parc Royal sert au XIXe
siècle d’école dramatique où des enfants se forment au métier d’acteur en
interprétant des ballets, de petits opéras, des comédies ou des drames. A
l’époque, et en 1872-1873 même, des articles de journaux belges (L’Illustration européenne, etc.) se
scandalisent du fait que des jeunes enfants déguisés montent sur scène la nuit,
au détriment des heures consacrées au sommeil et que tout cela soit assimilé à
un apparat social qui sied aux parents. Ce théâtre s’est spécialisé aussi dans
le vaudeville, le théâtre de boulevard, l’opérette, l’opéra-comique, le drame
romantique, avant de s’intéresser à la comédie vers 1869. Autant de spectacles
susceptibles de séduire Rimbaud et Verlaine. « Drame », « comédie »,
« scènes » : trois mots clefs du dernier quatrain de Juillet, et les déguisements ne sont pas
absents du poème sans titre : « Est-elle almée ?... », qui,
lui, est daté précisément de « Juillet 1872 ».
Mais,
le Théâtre de la Monnaie compte une autre dépendance annexe en ces lieux. Le
Parc Royal de Bruxelles contient deux kiosques importants qui existent encore à
l’heure actuelle : plutôt à proximité du Parlement, un Kiosque à musique
de 1841 pour la musique militaire et la musique d’harmonie, puis un Kiosque du
Vauxhall dont les « jeux », comme son nom l’indique, se déroulent
« au fond de l’enclos », derrière le Vauxhall, ce fameux jardin
d’attraction avec débit de boissons. Ce Kiosque du Vauxhall a subi quelques
remaniements en 1913 et il est aujourd’hui la propriété privée du baron
d’Huart. Une gravure extraite précisément d’un numéro de l’année 1872 de la
revue belge L’Illustration européenne
nous permet de nous représenter ce monument en soirée, tel que Rimbaud a pu le
connaître. Ce kiosque était réservé par le Théâtre de la Monnaie pour y donner
des concerts et bals d’été[2].
Or, le poème estival de Rimbaud parle d’un « Kiosque de la Folle par
affection ». L’expression « Folle par affection » est une
corruption étrange de l’expression « folle par amour » qui fait
partie du titre d’une comédie à ariettes du musicien Dalayrac[3]
sur un livret de Marsolleau : Nina
ou la folle par amour, titre qui n’est pas sans faire écho à celui de la
comédie à ariettes de Favart Ninette à la
cour ou le caprice amoureux, d’où provient la fameuse « Ariette oubliée » envoyée à
Verlaine. La référence est confirmée par l’intertexte relevé par Robert Goffin
dans le poème verlainien Le Bon
alchimiste, plus tard rebaptisé Images
d’un sou.
La
Folle-par-amour chante
Une ariette
touchante.
La
date de composition exacte du poème de Verlaine est inconnue. Il pourrait
s’agir d’un poème à peu près contemporain, et de Juillet de Rimbaud, et de la sixième des Ariettes oubliées (« C’est le chien de Jean de
Nivelle »). Le rapide défilement d’images hétéroclites est similaire entre
ces poèmes. Le vers de Rimbaud signifie tout simplement l’évocation d’un
kiosque authentique où pouvaient être représentées des œuvres légères et
désuètes du genre de Nina ou la folle par
amour. Le poème Images d’un sou
évoque encore l’opéra Le Comte Ory de
Rossini sur un livret de Poirson-Delestre et de Scribe. Cet opéra était une
référence pour les auteurs d’opéras-comiques, opérettes, etc. Mais, pour
Verlaine, cette pièce sert à désigner obliquement son compagnon, puisque le
comte Ory d’opéra est un suborneur de femmes (qui se présentent comme veuves d’époux partis en croisade) et il
est aidé d’un « chevalier, compagnon de folies » nommé Raimbaud. Le
livret de Nina ou la folle par amour
est insignifiant et ne semble pas avoir inspiré le poème de Rimbaud à deux
exceptions près : la corruption du titre en « Folle par
affection » dont nous avons parlé et le fait que Nina, rendue folle par la
conviction que son amant est mort en duel contre le rival préféré par son père,
« vêtue d’une robe blanche » (scène 5), aime à demeurer « assise
sur [un] banc » où « elle chante des chansons qu’elle compose et que
bientôt elle oublie » (scène 4), ce qui fait songer à « la blanche
Irlandaise » qui « chante au paradis d’orage », sur un
« Banc vert ». Les orages, témoins psychologiques, sont présents
également dans divers opéras-comiques, et il arrive qu’ils soient rendus par
l’accompagnement instrumental. La conversation avec les arbres, les fleurs et
les oiseaux est aussi un lieu commun des comédies à ariettes. Or, la pièce même
de Ninette à la cour ou le caprice
amoureux comporte elle aussi des éléments intéressants. Le nom
« Ninette », qui varie en « Ninon », est construit avec le
même diminutif « -ette » que les noms « Juliette » et
« Henriette » du poème de Rimbaud. Dans Ninette à la cour, la jolie paysanne est enlevée par le prince, ce
qui permet une opposition du paysan au prince, et de la campagne à la cour. La
cour artificielle avec ses fleurs sans odeur ne permettra pas à Ninette d’oublier
l’authenticité de Colas et de ses racines villageoises. A « L’agréable
palais de Jupiter » de Rimbaud s’oppose une « Campagne
agréable » (didascalie en tête de l’Acte I mentionnée également par Benoît
de Cornulier dans son étude du poème). L’expression « dans ces
lieux » revient à deux reprises dans Le
Comte Ory et elle figure aussi dans la comédie de Favart (ariette de l’Acte
I, scène 7 : « Toi, dans ces lieux »). Enfin, le poème Juillet se termine sur une formule de
recueillement : « Je te connais et t’admire en silence », qui
relève d’un émerveillement similaire à celui qu’exprime un air chanté par
Ninette (Acte I, scène 4) :
Des oiseaux
amoureux
Sous un
feuillage,
J’admire en
secret
les jeux,
Le
badinage ;
[…]
Rimbaud
ne s’inspire pas des sujets des pièces légères qu’il affectionne, mais il
reprend des motifs et des éléments de style. La rime en « -age » est
surabondante dans la pièce de Favart, tirant à soi une ribambelle de mots :
« mariage », « village », « ménage », etc. Et le
présent « badinage » des oiseaux n’est pas sans faire penser au
« Bavardage des enfants et des cages », expression d’une manière de
« romance sans paroles »[4].
Nous
l’avons compris, le « Kiosque de la Folle par affection » n’est autre
que le Kiosque du Vauxhall où il est possible de jouer de telles pièces légères
en été. Mais tout le poème est imprégné de cette atmosphère de comédies à
ariettes et d’opéras-comiques. La « blanche Irlandaise » avec sa
« guitare » est une transposition des « sérénades » et
« guitares » des Fêtes galantes
verlainiennes dans le registre de l’opéra-comique. Boieldieu a écrit un célèbre
opéra-comique La Dame blanche dont
l’action se situe en Ecosse et les ballades irlandaises, de Thomas Moore en
particulier, sont à la mode dans la littérature romantique.
Mais
cette culture théâtrale ne doit pas nous faire oublier le cadre royal du poème.
Des rimbaldiens pionniers, Robert Goffin et Antoine Adam, ont identifié le
« palais de Jupiter » comme étant le Palais Royal, une hypothèse plus
faible laissant envisager que les « amaranthes », symbole
d’immortalité, désigneraient les académiciens du palais voisin. Les
académiciens sont appelés les Immortels, mais, dans l’économie du poème, il ne
s’agit là, dans le meilleur des cas, que d’un clin d’œil au passage. Un Régent
occupe le pouvoir jusqu’à l’arrivée d’un roi, il fait la transition, et le
boulevard agrémenté de parterres d’amarantes apparaît comme l’équivalent d’un
tapis rouge qui conduit au palais du roi. Une communication privée de Jacques
Bienvenu nous a appris que le Parc Royal de Bruxelles contenait deux kiosques,
de nombreuses statues antiques éclairant l’idée d’un « palais de
Jupiter » et encore des volières. Tout cela est essentiel à la
compréhension du poème. Bien que la bipartition semble la suivante :
amarantes pour le boulevard, rosiers aux « jeux enclos » dans le
parc, remarquons plus prudemment que les plates-bandes ou parterres peuvent
concerner à la fois le boulevard et le Parc Royal. Les plates-bandes
généralement gazonnées du parc ont été fleuries à certaines époques.
« Amaranthes », « rose », « rosiers »,
« buis » décoratif (taillé en « Balcon »), « Banc
vert » ont leur place dans ce décor. Le « sapin du soleil »,
qu’il soit un sapin méditerranéen, un pin parasol ou non, se présente
comme une marque de solennité légèrement exotique dans le paysage belge, le
parc privilégiant toutefois les feuillus, tels les ormes. Rimbaud avait déjà
couplé « lianes » et « Guyanes » dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs. Cette touche exotique
revient dans Juillet avec la triade
« rose et sapin du soleil / Et liane ont ici leurs jeux enclos », où,
malgré une possible lecture comme « lierre » ou
« glycine », la « liane » suppose une forte charge exotique
et sauvage. Le mot « jeux » nous rappelle qu’il était question de
« lourd délire des lianes » dans le poème envoyé à Banville un an
auparavant. A cela s’ajoute une « salle à manger guyanaise » abritant
les échanges de cris, pépiements, etc., entre les enfants et les oiseaux. Il
s’agit donc d’une qualification métaphorique pour l’endroit couvert ou semi
couvert qui abrite les volières. Un an plus tard, en 1873, seront construites
les immenses serres royales de Laeken pour abriter les collections florales que
le roi Léopold II a ramenées de ses expéditions. Peut-on imaginer qu’il y ait
eu une serre dans le Parc Royal en juillet 1872, ou s’agit-il plutôt d’un décor
végétal sur le principe de la tonnelle ? Une enquête sur les volières
pourrait apporter une réponse. Dans tous les cas, Rimbaud évoque le caractère
arrangé du parc. Ces éléments enlevés à la Nature ne sont plus sauvages et
libres, puisque « leurs jeux » sont « enclos ». Le décor
est lié par son relatif exotisme a une symbolique solaire, à tel point que le
beau temps du mois de juillet paraît lui-même un don royal : le
« Bleu presque de Sahara » du ciel serait apporté par le pinceau d’un
peintre et remplirait lui-même une fonction de prestige. Malheureusement, le
manuscrit du poème Juillet est
déchiré au niveau de l’apostrophe monosyllabique à la rime du vers 3. Seule la
première lettre majuscule apparaît partiellement, ce qui a fait dire à Claude
Jeancolas :
Ce mot commence
par P ou R. Régent pourrait
sembler logique mais alors le vers serait de 11 pieds, quand tous les autres
sont de 10. Soit Roi, soit Père peuvent convenir ; Père est plus dans l’esprit des rimes.[5]
En
réalité, si la concurrence de la plupart des majuscules est à exclure, il ne
s’agit que des hypothèses les plus plausibles. Par comparaison avec les autres
majuscules de ce seul manuscrit, un B
ou un F sont d’autres candidats
potentiels : voyez pour « Banc » et « Fenêtre ». Nous
n’avons rien à perdre à accepter la prudence qui s’impose. N’oublions pas que
nous n’avons pas affaire à des caractères d’imprimerie. Un fac-similé du
manuscrit peut être consulté sur internet[6].
En outre, la rime « Jupiter » :: « Père » n’en est pas
vraiment une, puisque le premier mot est de cadence masculine et le second de
cadence féminine. Banville a déjà montré l’exemple de telles rimes dans le
poème Désespérance des Stalactites :
« confus » :: « touffues »,
« rochers » :: « cachées », etc., et Verlaine compose
à la même époque un poème selon ce principe, poème qui deviendra la sixième des
Ariettes oubliées du recueil Romances sans paroles. Une rime, par
ailleurs très approximative, au second quatrain de Juillet (« soleil » :: « Quelles ») montre
que Rimbaud peut lui-même jouer avec ce mélange des cadences masculine et
féminine. Néanmoins, le poème Juillet
est volontairement mal rimé, à tel point qu’il n’est pas interdit de songer à
une absence de rime à cet endroit. Rappelons que le poème contemporain Michel et Christine comporte une rime
orpheline avec le mot « amaigries ». Dans l’absolu, bien des mots
peuvent convenir : « Prince », « Peintre »,
« Palme », « Peuple », « Paix », voire
« Parc », etc., pour n’illustrer que l’hypothèse d’un P à l’initiale. Réduits à des
conjectures, nous devons considérer que, en tenant compte de l’articulation
cohérente du texte, ce tutoiement s’adresse soit à un élément du décor, soit à
une personne importante, plus probablement le boulevard ou le roi.
Etant
dominé par les phrases nominales, le poème présente pas moins de trois
tutoiements. Le premier est devenu difficile à déterminer suite à la déchirure
du manuscrit, mais l’accord à la 2ème personne du singulier de la
relative « qui fais que je pense » révèle que la
« Fenêtre du duc » est elle-même tutoyée, avant que le
« Boulevart » ne le soit à son tour dans l’espèce de reprise finale
du dernier quatrain, à la manière de l’envoi dans une ballade. Les éléments
tutoyés ont une fonction monarchique, puisqu’il s’agit du boulevard du Régent
et de la fenêtre d’un roi qui est lui-même assimilé à un duc de Bourgogne. Le
Palais royal a été construit à l’emplacement même du château des ducs de
Bourgogne qui a disparu dans un incendie au XVIIIe siècle, le Parc
Royal étant lui-même un vestige du parc attenant à ce château. Ses ruines étant
souterraines et invisibles, la « Fenêtre du duc » témoigne d’une
superposition. Le roi de Belgique est assimilé à un seigneur féodal d’Ancien
Régime, malgré la Révolution belge de 1830.
Pour
un français, le mois de juillet rappelle d’importants moments révolutionnaires
(la prise de la Bastille en 1789 et quelque peu les « Trois
Glorieuses » en 1830). En 1872, le 21 juillet n’était pas une date
officielle de Fête Nationale, mais sa signification pour les Belges n’est pas
révolutionnaire. Quelques précisions historiques sont ici nécessaires.
Comme
à peu près tout ce qui fit partie de la Lotharingie (époque du partage en trois
de l’Empire de Charlemagne), le territoire belge a eu une histoire médiévale
complexe. Il a été partagé entre l’influence latine et l’influence germanique.
A l’exception de la Principauté de Liège, le « pays » fut à partir du
XVe siècle sous la dépendance des ducs de Bourgogne, dont
Charles-Quint fut l’un des descendants. Les Pays-Bas se révoltèrent, devinrent
indépendants et protestants, tandis que le territoire belge demeura catholique
et sous domination espagnole. La Belgique connut ensuite la domination
autrichienne, puis une courte période d’indépendance, avant d’être annexée
à la France en 1793. Mais, à la chute de Napoléon, les grandes puissances
voulurent affaiblir la France et décidèrent de placer la Belgique sous la
dépendance des Pays-Bas. Une telle réunion ne fut que factice. Nous n’étions
plus au XVIe siècle. Les Belges considérèrent les Néerlandais comme
des envahisseurs et désirèrent quitter l’oppressant Royaume des Pays-Bas. Or,
peu après les Trois Glorieuses en France (27-29 juillet 1830), une révolution
belge éclata. Le 25 août 1830 à Bruxelles avait lieu la première d’un opéra au
Théâtre de la Monnaie : La Muette de
Portici d’Auber sur un livret de Scribe et Delavigne. Le jour même de
l’anniversaire du roi néerlandais Guillaume d’Orange, la pièce romantique
célébrait l’esprit de liberté et de révolte des Napolitains contre le joug
espagnol au XVIIe siècle. Les spectateurs Belges s’identifièrent aux
Napolitains et sortirent du théâtre en criant : « Aux
armes ! » et « Vive la liberté ! » Ce fut le début des
émeutes. Après la Révolution belge (août-novembre 1830), les grandes puissances
s’opposèrent à ce que la Belgique plaçât à sa tête un roi pouvant également
prétendre un jour à la couronne de France. Ainsi, le 24 février 1831, le baron
liégeois Surlet de Chokier fut élu Régent du pays, jusqu’à ce qu’une solution
fût apportée. Il le demeura jusqu’au 21 juillet 1831, date à laquelle le
premier roi des Belges, Léopold Ier, prit ses fonctions après avoir
prêté serment de fidélité à la constitution du pays. Nous le voyons bien :
évoquant des révolutions en France (1789, 1830), le mois de
« juillet » a une signification différente en Belgique. Le titre du
poème se nourrit probablement de cette tension. Jacques Bienvenu a attiré l’attention sur la concentration au début du manuscrit du poème de deux mots
orthographiés de manière archaïsante : « Boulevart » dans la
suscription et au vers 25, puis « amaranthes » au vers 1. Ces archaïsmes contribuent à donner un
cachet d’ancienneté au poème. Ces orthographes étaient plus volontiers usitées
en 1830 et 1831, voire dans les comédies à ariettes du XVIIIe
siècle. Elles créent une ambiance de recul historique, non sans perfidie, étant
donné l’impression d’immobilité qu’accentue le poème, malgré les infinis
développements possibles du drame et de la comédie.
Il
est question d’un endroit de paix, de « Calmes maisons ». A l’époque,
le boulevard était fermé à la circulation hippomobile et ce n’était pas une
artère marchande de la ville, ce qui justifie la qualification de
« Boulevart sans mouvement, ni commerce ». Ce passage a le mérite de
ne pas accueillir l’agitation du monde moderne. Le terme « commerce »
fait l’objet d’un jeu de mots en étant prolongé par « Muet » au début
du vers suivant, adjectif qui pourrait être une allusion au titre La Muette de Portici, transformant, de
par un hommage ambivalent, les suites de la Révolution belge en une sorte de
spectacle d’opéra-comique. Dans « Est-elle almée ?... », le vers
sur « la Pêcheuse et la chanson du Corsaire » confirme l’importance
du thème de l’opéra-comique dans les poèmes contemporains de Rimbaud, et cette
Pêcheuse peut être rapprochée également de la muette Napolitaine. Pourquoi
Rimbaud admirerait-il sincèrement, par le biais d’un univers d’opéra-comique,
les lieux symboliques manifestant le pouvoir du roi Léopold II ?
Il
reste à progresser sur ce qui fait l’admiration du poète en ce parc. Deux
passages peuvent encore retenir tout particulièrement l’attention. Dans un
parterre de rosiers, le poète imagine voir le balcon de Juliette, allusion
sensible au célèbre drame Roméo et
Juliette de Shakespeare. Puis il est question du « poison des
escargots et du buis ». Il s’agit d’un unique poison, puisque les
escargots ingèrent le buis, une plante toxique. C’est pour cette raison qu’il
convient de laisser jeuner quinze jours un escargot sauvage avant de le
préparer comme plat. Le buis peut également être taillé en balcon. Et
précisément, « buis » et « balcon », tous deux à la rime,
sont présentés au ras du sol, par deux expressions voisines, respectivement
« très bas » et « ici-bas ». Mieux encore, le
« buis » « dort ici-bas au soleil », tandis que le
« balcon » est présenté comme « Ombreux et très bas ».
L’allusion au personnage de Juliette est donc clairement reliée à l’évocation
du « poison des escargots ». Dans ce célèbre drame, pour partie une
variante de l’histoire de Pyrame et Thisbé, Juliette a bu une potion qui a
donné à son corps une apparence cadavérique afin de la soustraire à sa famille,
mais ceci va tromper son récent époux Roméo qui n’a pas été prévenu à temps du
stratagème, lequel absorbe un poison et meurt sur le corps de Juliette qui, se
réveillant, va embrasser les lèvres de Roméo pour absorber quelques gouttes du
poison violent et mourir avec lui. L’allusion au drame de Shakespeare demeure
quelque peu mystérieuse, mais un calembour rattache le poison à l’idée de
royauté. Le « duc » fait songer aux « escargots » par le
biais des expressions « duc de Bourgogne » et « escargots de
Bourgogne ». L’amour absolu entre Roméo et Juliette était contrarié par la
querelle entre leurs deux familles respectives, et l’amour du poète pour le
parc semble lui-même contrarié par la présence du roi, la fenêtre de son palais
figurant une manière de regard inquisiteur. La préservation d’un idéal de
beauté se fait apparemment par l’expression d’un « silence » de
retraite face aux symboles de la monarchie ambiante. La subtilité du poème
serait d’envisager la plénitude des lieux comme soustraite à la fonction
prestigieuse du régime politique.
Un
élément du poème s’accorde toutefois mal avec une description des pourtours du
boulevard du Régent. Quelle est cette « station du chemin de fer »
nommée ou surnommée « Henriette » ? A l’époque, la gare centrale
n’existait pas. La gare du Midi et la gare du Nord n’étaient pas reliées, et la
gare du Nord était plus près de la place Rogier qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Rimbaud pense-t-il à la gare du Luxembourg qui ne se situe pas trop loin du
boulevard, gare aujourd’hui souterraine, mais dont la « charmante »
façade, classée monument, a été préservée malgré le contraste architectural
violent avec l’actuel Parlement européen ? La gare du Luxembourg a-t-elle
reçu jadis le nom d’Henriette ? Il semble également que quatre stations
reliaient la gare du Nord à la gare du Luxembourg. Y avait-il une gare ou un
simple embarcadère du nom d’Henriette du côté de la « place
ducale » ? Toutefois, la station est présentée en tant que souvenir
dans le poème et pourrait exceptionnellement ne pas désigner un élément de
décor dans la proximité du boulevard du Régent. Nous l’avons dit, les deux
poètes se plaisaient alors à voyager abondamment en train, ce qui alimente même
leur production en vers. Aujourd’hui, la « Charmante station du chemin de
fer » fait assurément écho aux « charmants asiles » du poème Walcourt des Romances sans paroles. Ceci dit, puisqu’il est question d’un vécu
antérieur au 22 juillet, Rimbaud ne pourrait guère désigner en-dehors de
Bruxelles que des gares françaises à Paris, Arras ou Charleville. L’évocation
du train en poésie s’est développée peu de décennies auparavant, La Maison du berger en 1843, et, à moins
d’un Maxime du Camp (l’auteur des Chants
modernes), ces évocations sont essentiellement négatives. Rimbaud et
Verlaine sont précurseurs d’une poésie du train comme échappatoire à la
mélancolie. Expression d’une mélancolie de l’âme (distincte de la mélancolie
des humeurs grecs) qui se rencontre dans Stello
de Vigny et Victor Hugo raconté par un
témoin de sa vie notamment, les « diables bleus » désignent
métaphoriquement les vapeurs de la locomotive. Leur danse est la cessation des
tourments.
Mais,
au-delà du biographique, il y a l’importance du motif ferroviaire pour une
telle époque. De l’Antiquité au XIXe siècle, l’homme n’a pas marché
plus vite, ni les armées. L’invention récente du train a tout bouleversé et la
Belgique a été un lieu important d’installations ferroviaires. La ligne
Bruxelles-Malines, concernée par un poème des Romances sans paroles, est historique : ce fut l’une des trois
premières à être mises en service sur le continent (l’Angleterre étant mise à
part). Elle fut inaugurée en 1835. Les Belges étaient réputés pour savoir fêter
trois jours durant tout nouveau tracé, toute nouvelle gare. L’alliance était du
rail (le chemin de fer) et de la locomotive (traction à vapeur initialement).
Les pentes et reliefs du terrain étaient l’autre problème majeur, ce qui fit
qu’après l’invention impressionnante des locomotives, des rails et des gares,
il y eut encore de l’émerveillement s’étalant dans le temps avec l’invention
spectaculaire de tunnels, ponts et viaducs. L’opposition « mont » et
« fond » du vers : « Au cœur d’un mont comme au fond d’un
verger », fait allusion à l’idée d’un train qui monte et descend partout grâce
aux progrès technologiques. Néanmoins, le plat pays n’était pas l’endroit idéal
pour s’en extasier à ce point. Les mentions « mont » et
« verger » sont sans doute ironiques. Des brochures sur les voyages
en train existaient à l’époque, par exemple sous la plume de Jules Janin. Mais,
le spectacle du « boulevart sans mouvement » ne rappelle pas
précisément le voyage en train. Rimbaud insiste bien sur la station, sur les
arrêts, les escales. Ce qu’il apprécie, c’est la vision d’un mont, d’un verger,
d’un parc. L’admiration est paradoxale dans ce poème, puisque c’est le
mouvement qui a apporté les éléments exotiques du parc, puisque c’est le
mouvement qui conduit aux stations. Tout semble correspondre à une stratégie
retorse de joie ambivalente.
Le
poème Michel et Christine pourrait
apporter des éléments de réponse. Il est d’autant plus probablement
contemporain de Juillet que Claude
Jeancolas a fait cette remarque étonnante sur les deux manuscrits qui nous sont
parvenus :
Tache au centre
sous les vers 4 et 5 [du manuscrit de Juillet]
au même emplacement que la tache du manuscrit de Michel et Christine, ce qui confirme que ces deux manuscrits ont
voyagé ensemble. » (opus cité,
p.418)
Les deux taches au centre et à droite du manuscrit de Juillet le début d'une majuscule
L’image du « Sahara » est commune aux poèmes Juillet et Michel et Christine, et n’implique pas que la chaleur insupportable. Elle suggère l’idée de désert qui peut être sarcastique. Il nous reste encore des éléments à éclairer de ce poème énigmatique. Nous reviendrons ultérieurement sur les poèmes Juillet et Michel et Christine, notamment en ce qui concerne la versification. Nous aurions plusieurs autres informations à apporter, mais nous n’avons pas voulu composer un article plus long. Nous espérons avoir montré l’importance pour la compréhension de ce poème de la présence du Palais Royal, du Parc Royal et du Kiosque du Vauxhall près du boulevard du Régent et l’importance encore de toute une culture autour de l’opéra-comique que partageaient Rimbaud et Verlaine. D’autres éclaircissements viendront en leur temps.
L’image du « Sahara » est commune aux poèmes Juillet et Michel et Christine, et n’implique pas que la chaleur insupportable. Elle suggère l’idée de désert qui peut être sarcastique. Il nous reste encore des éléments à éclairer de ce poème énigmatique. Nous reviendrons ultérieurement sur les poèmes Juillet et Michel et Christine, notamment en ce qui concerne la versification. Nous aurions plusieurs autres informations à apporter, mais nous n’avons pas voulu composer un article plus long. Nous espérons avoir montré l’importance pour la compréhension de ce poème de la présence du Palais Royal, du Parc Royal et du Kiosque du Vauxhall près du boulevard du Régent et l’importance encore de toute une culture autour de l’opéra-comique que partageaient Rimbaud et Verlaine. D’autres éclaircissements viendront en leur temps.
Je remercie
Jacques Bienvenu qui a identifié le Palais Royal et le Parc Royal, lorsque
je lui ai confié qu’il n’était pas normal de chercher à identifier un
« palais de Jupiter » ailleurs que sur le boulevard du Régent. Il m’a
communiqué également les notes utiles de Claude Jeancolas.
[1]
Verlaine avait donné son
adresse à sa femme en juillet, mais, dans ce billet, il refuse de la
communiquer à Lepelletier. L’euphorie communicative de Verlaine se retrouve
précisément dans le poème Walcourt et
c’est une série de poèmes intitulée De
Charleroi à Londres que Verlaine envisage de constituer dans une lettre à
Blémont du 22 septembre 1872. Rimbaud est parvenu à détourner Verlaine de sa
femme à partir du 22 juillet et le projet de « bohémienneries »
agrémentées de voyages en train a fini par enthousiasmer le « Pitoyable
frère » (Vagabonds).
[2]
Identification également
proposée, mais perdue de vue ensuite, par Antoine Fongaro dans une note de son
livre « Fraguemants »
rimbaldiques.
[3]
Dalayrac a également fait
représenter un drame en prose Roméo et
Juliette ou Tout pour l’Amour en 1792 à l’Opéra-Comique (salle Favart).
Mais nous n’avons pas pu consulter cette pièce.
[4]
L’onomatopée « Dinn !
dinn ! dinn ! » de Fêtes
de la faim semble faire écho également à l’onomatopée « din din
din » de la « Clochette du village » au tout début de Ninette à la cour.
[5] Claude JEANCOLAS, Les Manuscrits Arthur Rimbaud. L’Intégrale,
Textuel, 2012, p.418.
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