Premier manuscrit donné à Izambard |
Venus Anadyomène
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
Arthur Rimbaud
Le poème Venus Anadyomène daté par Rimbaud du 27 juillet 1870 fut confié à son professeur Izambard, puis en octobre 1870 à Paul Demeny dans un ensemble appelé Cahier de Douai ou recueil Demeny.
La majorité des commentaires de Venus Anadyomène pense qu’un poème de Glatigny : « Les Antres malsains » est une source du poème de Rimbaud. Comme le poème de Glatigny décrit une prostituée qui a un tatouage ( Pierre et Lolotte) comme celui de Rimbaud (Clara Vénus) on en a déduit que Rimbaud décrivait une prostituée.La pratique des tatouages par les prostituées est connue depuis longtemps et l’on peut consulter ce livre qui lui est consacré.
Toute la question est de savoir ce qui amène Rimbaud à donner d’une femme une vision si dépréciative. Izambard et Demeny auraient pu être choqués par ce poème, mais nous n’avons aucun témoignage en ce sens. Selon une étude importante et déjà ancienne par Steve Murphy ce poème aurait une dimension politique et condamnerait le Second Empire qui permettait la dégradation de la femme et de la France. Il ne serait pas question de misogynie dans ce texte.
Il se trouve que Le Cahier de Douai est au programme du bac de français en 2024. Cela a donné lieu à plusieurs publications destinées aux élèves. Nous retiendrons celle de Jean-Luc Steinmetz et Henri Scepi. Dans sa préface Steinmetz évoque le poème Venus Anadyomène : « La femme qu’il montre émergeant d’une baignoire verte étonne par l’enlaidissement à plaisir de son corps. Projeté avec une incroyable audace, le dernier vers - « Belle hideusement d’un ulcère à l’anus » - résonne en violente antithèse face à l’ « étrangement belle de « Soleil et Chair ». Le Rimbaud du Recueil Demeny est donc capable d’inverser au besoin, pour notre plus grand étonnement, les critères de la beauté. » Dans le Dossier Henri Scepi évoque l’esprit satirique de Rimbaud : « Venus anadyomène par le mouvement de renversement des valeurs esthétiques et morales qu’il renferme : la satire y devient le ferment d’une profonde entreprise de subversion des normes et des règles de la Beauté, liée à un engagement politique dont l’épisode de la Commune donnera plus tard toute la mesure et l’ampleur. »
Cependant dans ces commentaires on ne souligne pas un vers essentiel : « Des singularités qu’il faut voir à la loupe… » Le regretté Marc Ascione avait suggéré que le syntagme : « Des singularités qu’il faut voir à la loupe… » constituait une consigne impérieuse, exigeant de la part du lecteur une attention redoublée à de petits détails et indices qui permettent de bien interpréter le poème. Précisons d’ailleurs que les trois points de suspension de la version du poème donnée à Izambard vers juillet 1870 deviennent dans la version donnée à Demeny vers septembre 1870, six points de suspension. C’est-à-dire que Rimbaud a voulu dans le manuscrit postérieur, souligner encore davantage l’importance de ces mots.
Second manuscrit donné à Demeny DR. British Library |
Si Rimbaud incite à relire son poème, c’est probablement qu’il cache quelque chose qu’il ne peut exprimer directement. On peut le comprendre aisément. L’image de l’ulcère à l’anus est choquante par l’évocation de certaines pratiques sexuelles qu’il suppose. Les bons pères de famille du Second Empire recherchaient souvent des plaisirs qu’ils ne pouvaient demander à la mère de leurs enfants. On peut s’étonner de la connaissance que Rimbaud pouvait avoir de ces pratiques. Il est probable que c’est dans les livres peut-être écrits par des hygiénistes qu’il a pu les lire. À noter que dans le livre d’un certain Alexandre Parent-Duchatelet on pouvait lire que Clara figure parmi les surnoms répertoriés dans la « classe élevée » pour les prostituées.
On n’a pas assez relevé que Rimbaud n’hésitait pas à demander des « imprimés inconvenants » à son professeur Izambard (lettre du 12 juillet 1871, mais écrite avant) . Rimbaud était tout sauf un innocent.
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