lundi 31 octobre 2011

samedi 22 octobre 2011

Dossier Forain ou Recueil Verlaine ? Par David Ducoffre.



En évitant de reprendre ici l’histoire détaillée des transmissions de manuscrits, rappelons que le chansonnier montmartrois Bertrand Millanvoye a remis en 1911 tout un dossier de versions de poèmes de Rimbaud au collectionneur Louis Barthou. Ce dossier peut être subdivisé en trois ensembles. Le premier est celui de 24 pages numérotées qui présentent une importante suite de poèmes en vers réguliers de la « première manière » de Rimbaud. Le dossier se poursuit par le texte des Déserts de l’amour qui se compose d’un avertissement et de deux poèmes en prose numérotés I et II. Le troisième ensemble réunit quelques poèmes en vers irréguliers de la « seconde manière » de Rimbaud et nous reviendrons plus loin sur le fait que les poèmes de ce dernier ensemble sont tous datés du mois de mai 1872. Ce qui nous intéresse ici, c’est la réputation de recueil qu’on a faite aux 24 pages de transcriptions de vers « première manière », ce qui n’est pas sans écho avec une similaire affirmation selon laquelle l’énigmatique pagination d’une partie des poèmes en prose des Illuminations serait la preuve que nous avons affaire à un recueil ordonné. Dans ce dernier cas, le raisonnement est pourtant nécessairement spécieux, puisque, sans parler du problème d’identification du ou des auteurs de cette pagination, la thèse du recueil n’explique pas et n’assume pas l’absence de pagination de tout le reste du dossier. Nous avons déjà dû redoubler d’application pour ruiner la légende courante qui voulait que la liasse de poèmes remis à Demeny en 1870 formât un recueil douaisien voulu par Rimbaud : il était pourtant assez visible que cette masse avait été augmentée au fur et à mesure et qu’il n’apparaissait aucune pagination ni titre pour favoriser une telle hypothèse. Si nous ne discuterons pas ici du statut probable, sinon patent, de suite désordonnée de poèmes dans le cas du recueil des Illuminations, le présent article prétend récuser définitivement la légende de ce qu’on appelle un Recueil Verlaine pour tout un ensemble de poèmes de Rimbaud dont les compositions se dispersent élastiquement dans le temps entre septembre 1870 (Les Effarés) et février, si pas mai 1872 (nous pensons aux Mains de Jeanne-Marie et à des écrits non datés comme Voyelles, Tête de faune et les deux derniers quintils de L’Homme juste).
Le dossier paginé de Millanvoye nous est parvenu incomplet. Il nous manque le feuillet des pages 3 et 4 avec une version des Chercheuses de poux et les 20 premiers vers de L’Homme juste, puis le feuillet des pages 13 et 14 avec une transcription recto verso d’un poème de 52 vers demeuré inconnu : Les Veilleurs. Comment pouvons-nous préciser le contenu des feuillets manquants, puisqu’aucune table des matières n’a été fournie par Millanvoye ? Une lettre de Delahaye à Maurevert témoigne plutôt que ce dernier avait aussi pris copie d’une version du Sonnet du Trou du Cul auprès du chansonnier. Le manuscrit du sonnet obscène détenu par ce dernier ne semble avoir jamais été retrouvé, ce qui nous fait regretter jusqu’à la perte de la copie de Maurevert qui nous aurait été bien utile.
C’est en 1975, dans son livre Verlaine et les siens. Heures retrouvées, qu’André Vial a mis fin aux hypothèses sur le contenu des pages manquantes. Il a pris connaissance auprès d’un des héritiers des documents de Verlaine d’un feuillet contenant une liste établie par celui-ci de poèmes de Rimbaud. La liste se compose de trois colonnes. Les deux premières colonnes énumèrent précisément les poèmes du dossier de 24 pages en n’y ajoutant que deux titres : Les Chercheuses de poux et Les Veilleurs, qui figurent opportunément et respectivement dans cette liste à la suite des titres Les Assis (pages 1 et 2 du dossier) et Les Effarés (pages 11 et 12). Nous avons découvert alors le contenu des pages manquantes 3, 4, 13 et 14 : Les Chercheuses de poux, les vingt premiers vers de L’Homme juste et Les Veilleurs. A côté de L’Homme juste, Verlaine a reporté le nombre de « 80 » vers qu’il a ensuite biffé et ramené à « 75 », ce qui coïncide avec la présence d’un quintil biffé en haut de la page 5, témoin résiduel d’un remaniement du dossier. Verlaine l’avait compté par mégarde. Une autre retouche apparaît plus probante encore : Verlaine a corrigé le nombre de vers des Mains de Jeanne-Marie en remplaçant un « 52 » par un « 64 », ce qui équivaut au remaniement du manuscrit autographe connu qui contient trois quatrains supplémentaires de la main de Verlaine. Enfin, si les poèmes ne défilent pas dans le même ordre sur la liste de Verlaine, c’est uniquement pour des raisons de calcul mental. Le poète saturnien a réuni les trois sonnets et isolé le quatrain « L’Etoile a pleuré rose… ». Il a reporté Tête de faune et Le Cœur volé dans la deuxième colonne, car sa première colonne comptait plusieurs poèmes assez longs. Tout cela est connu et ne vaut que comme rappels.
Quant au quatrain « L’Etoile a pleuré rose… », s’il est signalé comme Madrigal dans la liste révélée par André Vial, il s’agit d’une désignation de genre, mais pas d’un titre possible pour le poème. Dans son édition critique de 1999, Steve Murphy a eu raison, du moins pour le titre de sa notice, de s’en tenir à la réalité matérielle d’un manuscrit sans titre. Il parle du cas de « L’Etoile a pleuré rose… » (titre de sa notice page 564), non pas de l’existence d’un quatrain « L’Etoile a pleuré rose… » / Madrigal, et il a raison puisque Verlaine aurait eu beau jeu d’ajouter cette mention de genre en titre au-dessus de la transcription.
Mais la liste de Verlaine possède une troisième colonne qui aligne les titres suivants de poèmes de Rimbaud et dont nous respectons ici certaines initiales en minuscules : Le bateau extravagant, Les Pauvres à l’église, Accroupissements, La France, Les anciens partis, Paris se repeuple. Le titre de bateau extravagant correspond au Bateau ivre et, probablement authentique, il a le mérite de souligner l’idée que la poésie de Rimbaud a à voir avec la « fantaisie », comme celui-ci le disait déjà dans sa lettre à Izambard du 13 mai 1871. Deux seulement de ces poèmes supplémentaires nous sont demeurés inconnus : La France et Les anciens partis. Mais, aucun, à part peut-être Le Bateau ivre sous son titre décisif (ce qu’il faudra éprouver), ne nous est parvenu au sein du dossier Millanvoye. La coïncidence est patente. Verlaine ne donne le nombre de vers que pour les seuls poèmes des deux premières colonnes ; autrement dit, il ne délivre la quantité de lignes composées que pour l’ensemble de 24 pages qui nous est parvenu dans un état lacunaire par le truchement de Millanvoye. Pour la troisième colonne, Verlaine indique six titres de poèmes, mais pas le nombre de vers. Il ne l’indique pas même pour Le bateau extravagant, quand Le Bateau ivre est si connu aujourd’hui pour le chiffre rond de ses 100 alexandrins. La réponse est connue et formulée par tous les tenants d’un projet de recueil en gestation : Verlaine n’avait pas accès aux manuscrits de ces six poèmes.
Mais, c’est ici que les réactions critiques s’emballent. Ce dénombrement des vers pour deux colonnes de titres serait la preuve que Rimbaud composait alors un recueil, ce que renforcerait la proximité manuscrite d’une préparation d’un recueil Les Vaincus de Verlaine, qui est cette fois clairement organisée avec des titres de sections et des dédicaces. Enthousiaste, André Vial écrit que la volonté de publication est évidente du côté de Rimbaud, ce qui, considéré à tête reposée, n’est jamais qu’une vérité de La Palisse. En réalité, compter le nombre de vers pour une certaine quantité de poèmes n’est qu’une forme dérisoire de préparation d’un recueil. Ce décompte peut relever d’une projection vague dans le moyen, sinon long terme. Parce que Rimbaud, un jour, a recopié des nombres de vers au dos d’un manuscrit de Fêtes de la faim en une autre occasion, va-t-on parler d’un recueil perdu de Rimbaud ? Non, bien sûr. Ces décomptes peuvent aller de la motivation narcissique vague à la confection d’un recueil, mais il est imprudent d’affirmer que c’est ce dernier extrême qui prévaut dans le cas de la liste révélée par André Vial. Relevons bien plutôt les difficultés. Premièrement, le projet des Vaincus est clairement articulé et peaufiné en comparaison de la liste de poèmes de Rimbaud. Deuxièmement, n’est-ce pas à Rimbaud lui-même de concevoir son recueil ? La liste est ici établie par Verlaine, lequel n’a pas accès à certains manuscrits, ce qui présuppose qu’il constitue ce dossier lui-même, et tout ou partie en l’absence même de Rimbaud.
Venons-en à deux arguments plus précieux encore qui achèvent de discréditer l’idée d’un recueil. Tous les poèmes dont Verlaine ne dénombre pas les vers sont réunis dans la troisième colonne. Va-t-on croire qu’il suit alors un programme ? Verlaine tiendrait à recopier scrupuleusement les poèmes dans l’ordre prévu par le recueil et il ne détiendrait aucune transcription personnelle d’un des six poèmes prévus pour le clore. Cela ne paraît pas frappé au coin du bon sens, d’autant que deux poèmes ont été remaniés : L’Homme juste et Les Mains de Jeanne-Marie. Il est parfaitement clair, en réalité, que Verlaine recopie les poèmes à mesure qu’ils lui parviennent entre les mains. Les tenants d’un Recueil Verlaine le concèdent eux-mêmes. Verlaine ne dénombre pas les vers des six poèmes supplémentaires, parce qu’il n’a pas de manuscrits correspondants sous la main et que par conséquent il ne les a pas encore recopiés. Comment peut-on intégrer à la thèse du recueil un pareil contre-argument ? Par sa troisième colonne, la liste prouve qu’il n’y a eu qu’un portefeuille de poèmes, mais, contre la lettre du document, s’est imposée l’idée d’un recueil organisé ! Un dénombrement de vers vaudra recueil : tout contradicteur sera de mauvaise foi. Edifice bien fragile. Malheureusement, les études rimbaldiennes pourraient pâtir encore longtemps du fort investissement qui a pu être fait dans cette thèse.
Nous retrouvons d’ailleurs le même travers que pour la légende du Recueil Demeny : dès septembre 1870, il aurait été entièrement convenu entre Demeny et Rimbaud d’ajouter à la suite des manuscrits déjà remis une section d’expériences biographiques par nature imprévisibles, à savoir les fruits poétiques de la fugue par la Belgique d’octobre 1870. C’est plus discrètement que s’est développée la thèse d’un Recueil Verlaine dans le cas du dossier Millanvoye, mais, si ce recueil n’est pas considéré comme achevé, il faudrait accepter de croire qu’il n’y manque que les six poèmes de la troisième colonne figurant sur la liste révélée par André Vial. Yves Reboul a même soutenu que le recueil était d’autant plus visiblement communard qu’il devait se terminer par Paris se repeuple. Je me demande s’il est bien charitable d’attribuer à Rimbaud un tel projet de finale pour un recueil. Ainsi, Rimbaud composerait en 1872 un recueil de ses poèmes, en le plaçant sous l’entière dépendance des transmissions successives qui auraient été faites au copiste Verlaine. Dans de telles conditions, il me semble bien que la notion de recueil ne peut être perçue que de manière réductrice et aléatoire. Il n’y aurait vraiment pas là de quoi pavoiser. On peut toujours supposer, avec une foi naïve inébranlable, qu’il était prévu par Rimbaud d’apporter les six poèmes ensemble à Verlaine, mais c’est là qu’entre en scène l’autre contre-argument décisif.
Le dossier Millanvoye montre bien que la suite n’est jamais venue de la part de Rimbaud. A la place des six poèmes attendus (sans préjudice d’autres attentes non formulées), le dossier s’est enrichi d’un ensemble en prose, puis surtout d’un ensemble de poèmes en vers « seconde manière » qui sont tous datés de mai 1872. Certes, Millanvoye semble avoir également détenu une copie du Sonnet du Trou du Cul et il est possible que le dossier contenait encore un manuscrit du sonnet Poison perdu, ce qui pourrait témoigner d’ajouts plus tardifs, du moins dans le cas, au demeurant encore un peu hypothétique, de Poison perdu. Quant à imaginer que les six poèmes ont bien été ajoutés au dossier, mais que par une splendide coïncidence ils ont tous été subtilisés en sus des pages 3, 4, 13 et 14, c’est s’en remettre un peu facilement à l’idée que toutes les hypothèses sont dans la nature. Rappelons que, si le manuscrit d’une copie verlainienne du Bateau ivre nous est parvenu, sa provenance n’a jamais pu être été précisée, bien qu’il ait appartenu lui aussi à Louis Barthou. Les témoignages sur le dossier Millanvoye ne l’ont jamais inclus dans cet ensemble et ce manuscrit du Bateau ivre non seulement n’est pas paginé, mais sa présentation est proche, selon Steve Murphy dans son édition critique de 1999, d’une autre copie par Verlaine des Effarés dont la provenance demeure tout aussi mystérieuse. Cette limitation dans la suite paginée du dossier Forain-Millanvoye tend à confirmer l’idée d’un portefeuille qui ne fut jamais complété par la suite. A son retour, Rimbaud n’a pas enrichi cet ensemble, mais il a rapporté des inventions poétiques d’un type nouveau.
Le texte en prose des Déserts de l’amour a été envisagé par Bouillane de Lacoste et moi-même comme une version de La Chasse spirituelle sous un autre titre. Rappelons toutefois que Jacques Bienvenu a donné des arguments importants qui peuvent laisser penser que le texte de La Chasse spirituelle n’a jamais existé. Dans tous les cas, les rimbaldiens pensent qu’il s’agit d’une expérience de poésie en prose précoce, antérieure au 7 juillet 1872, impression qui aurait été considérablement renforcée selon Steve Murphy par des remarques graphologiques contenues dans la thèse inédite de Christophe Bataillé, lequel est un collaborateur important de la revue d’études rimbaldiennes Parade sauvage. Les Déserts de l’amour auraient été confiés à Forain en mai-juin 1872, plutôt que dans la période tardive méconnue où Rimbaud fut à Paris entre la fin de 1873 et le début de 1874. Or, le troisième ensemble qui est entièrement constitué de vers datés de mai 1872 invite à considérer comme plausible l’hypothèse d’un dossier confié à Forain au milieu du mois de mai 1872. En effet, comment, au-delà de février 1872 (datation des Mains de Jeanne-Marie), Verlaine a-t-il pu ne pas avoir accès à six manuscrits d’un ami qu’il voyait et rencontrait pratiquement tous les jours à Paris ? La réponse va de soi. Rimbaud a été éloigné de Paris de la mi-mars au début du mois de mai 1872 pour permettre à Verlaine de donner l’illusion à sa femme qu’il reprenait le chemin du jeune ménage le plus sérieux (je ne cite bien sûr pas innocemment le titre d’un poème de Rimbaud du « 27 juin 1872 »). Il est tout de même piquant de constater que tous les poèmes en vers non paginés qui nous sont parvenus du dossier Millanvoye sont datés de « mai 1872 ». En voici la liste : Comédie de la Soif, Bonne pensée du matin, La Rivière de Cassis, Larme. Nous oserons même envisager que ces compositions ne furent pas exclusivement composées au mois de mai : certaines pourraient être d’avril, notamment la suite de cinq pièces Comédie de la soif dont certaines variations dans la mesure du vers font d’ailleurs songer à certaines œuvres du Coffret de santal de Charles Cros. Mais ceci n’est qu’un article de foi, impossible à prouver, même en se réclamant de certains passages pourtant criants de la correspondance de Verlaine à Rimbaud à cette époque.
Toutefois, venons-en à un point qui m’intéresse particulièrement. Le dossier de Millanvoye a été en fait remis à celui-ci par Forain en 1874, quand Forain partit faire son service militaire. Forain n’aurait-il pas reçu ce dossier en mai 1872 ? Voilà qui coïncide avec la constitution d’un dossier par Verlaine en l’absence de Rimbaud, puis avec la datation de mois unique pour une série de poèmes « seconde manière » remis à Forain. Il m’est arrivé de me demander si c’est bien à Richepin directement que Rimbaud avait pu remettre les manuscrits de la suite intitulée Fêtes de la patience. En tout cas, les trois premiers poèmes de cet ensemble sont datés eux aussi de mai et seul le dernier Âge d’or est daté de juin, encore qu’avec résignation puisque la mention « Juin » surcharge le premier choix « Mai » du manuscrit. A tout le moins, nous pouvons pressentir une bipartition chronologique. Les poèmes « seconde manière » de Forain dateraient du début du mois de mai, sinon de manière inavouée d’avril, tandis que ceux remis à Richepin dateraient de la fin du mois de mai et du début du mois de juin, ce qui aggrave l’idée d’un dossier remis à Forain à peu près au moment du retour de Rimbaud.
Daté du « 27 juin 1872 », le poème Jeune ménage qui juxtapose des allusions christiques à des évocations biographiques a été transcrit au dos d’une fin de lettre de Forain à Rimbaud. La signification personnelle du poème a été insuffisamment interrogée. Il est pourtant autrement biographique que le poème politique Mémoire, trop souvent considéré comme un phénomène d’introspection psychologique. Enfin, Forain est étroitement impliqué par Verlaine dans la préparation du retour de Rimbaud à Paris en mai 1872. Bien plus tard, lors des publications successives des Poètes maudits, Verlaine, négligeant la piste Forain et accusant Mathilde de la disparition de tout un dossier, ce qui demeure plausible, n’a, que nous sachions, jamais parlé d’un recueil de Rimbaud, mais toujours d’une masse de choses perdues.
En résumé, le dossier de 24 pages ne fut jamais qu’un portefeuille de poèmes, ce qui peut bien être une étape transitoire pour un recueil, mais ce qui ne se confond nullement avec la préparation d’un livre. Un portefeuille pose par définition la question de l’extension possible de son contenu. Rappelons que le recueil Les Contemplations de Victor Hugo a été précédé justement par l’existence de tels types de portefeuilles entre 1840 et 1856. Il est en tout cas bien visible que Forain a hérité d’un portefeuille de trois séries rapportées. Pourquoi les tenants du recueil ne parlent-ils pas encore d’un Recueil Verlaine se poursuivant par Les Déserts de l’amour et quelques vers irréguliers de mai 1872. Telle est pourtant la logique avec laquelle on a pu parler des soi disant deux parties d’un Recueil Demeny.
En fait, sur la liste de Verlaine, les six titres à ajouter n’avaient qu’une valeur indicative. Qui peut dire de quelle taille devait être le recueil éventuellement projeté par Rimbaud ? Comment négliger le changement de versification autour de mai 1872 ? Loin de permettre la constitution d’un recueil en vers « première manière », ce changement d’orientation esthétique semble avoir entraîné l’abandon d’un projet de compilation jusque là assez velléitaire. Si Rimbaud n’avait pas composé dans une voie nouvelle « des prières », des « vers mauvais », des « Vers Libres », comme le dit Verlaine dans ses lettres ou ses écrits sur Rimbaud, le dossier se serait autant enrichi que la liasse de Demeny si Rimbaud avait pu demeurer à Douai plus longtemps. Rappelons que le poème Les Mains de Jeanne-Marie porte une mention de date tardive « fév. 1872 ». L’abandon de la versification « première manière » coïncide encore une fois idéalement avec l’interruption du dossier. Enfin, dans Les Poètes maudits, Verlaine évoque un autre titre de poème perdu qui ne figure pas dans la liste révélée par André Vial : Les Réveilleurs de la nuit. Ainsi, la liste de Verlaine n’était-elle-même pas exhaustive ? Le titre Les Réveilleurs de la nuit pourrait avoir été le premier du poème L’Homme juste, comme le pense Steve Murphy, mais il ne s’agit que d’une hypothèse dont il est facile de souligner la fragilité. Dans son édition critique (p.461), S. Murphy pense que le titre Les Réveilleurs de la nuit fait allusion à « un des petits métiers obscurs de Paris » et qu’il est question d’un « révolté réveillant Hugo la nuit », puis de « nouveaux réveils lorsque des Communards essayeront de trouver refuge chez le poète ». Mais cette explication ne cadre pas avec le texte du poème, dont le premier vers qui nous soit parvenu ne présente pas un Victor Hugo au lit : « Le Juste restait droit… ». L’Homme juste est présenté comme un fantôme qui harcèle le poète (Rimbaud). Si Les Réveilleurs de la nuit devait être un autre titre du poème, la fonction de réveilleurs serait plutôt occupée par Hugo et ses admirateurs. En tout cas, il ne saurait être question d’affirmer le caractère complet de cette liste en se contentant d’envisager que le titre Les Réveilleurs de la nuit est une variante pour un autre titre : L’Homme juste, Les anciens partis ou La France. Non, Rimbaud ne fut jamais un bâtisseur de recueils. Seul le livre Une saison en enfer bénéficie d’une conception articulée précise. Pour le reste, Rimbaud écrivait des poèmes qu’il nous est loisible de rapprocher les uns des autres, mais il n’a imposé aucun ordre de lecture, aucun recueil. Comme aucune perspective ordonnée, pertinente et subtile, n’a jamais été démontrée pour l’ensemble des poèmes en prose réunis sous le titre Illuminations, aucune signification sensible n’a jamais pu être mise à jour par les habitudes routinières de lecture imposées par la recherche philologique pour les dossiers Demeny ou Forain. Il y a forcément de bonnes raisons à cela.

lundi 17 octobre 2011

« Pourquoi Arthur Cimber ? », par David Ducoffre


 Dans le roman à clefs Dinah Samuel de Félicien Champsaur, le nom d’Arthur Rimbaud a été corrompu en Cimber. Pourquoi ?
Le personnage historique Lucius Tillius Cimber (ou Tullius Cimber selon d’autres sources) a été parfois rebaptisé dans des œuvres littéraires en Metellus ou Publius Cimber. C’est un personnage qui apparaît dans des œuvres historiques de Shakespeare, Voltaire, etc. Il fut l’un des principaux sénateurs ayant assassiné Jules César. D’après Plutarque et Suétone, ce Cimber a quelque peu déclenché le meurtre du dictateur en l’attrapant par les épaules. La victime imminente a alors accusé notre Cimber de violence, mais les coups de poignards des autres conjurés ont immédiatement suivi jusqu’à ce que mort s’ensuive. La phrase « Et toi aussi, mon fils ? » (que César aurait adressé à Brutus… en grec !) n’est pas du tout admise comme authentique par les deux historiens romains. L’idée du geste initial de Cimber leur paraît ne pas poser en revanche un quelconque problème de fiabilité. A la différence de Rimbaud dans l’incident Carjat, ce n’est pas Cimber lui-même qui a manié la lame, mais le rapprochement est déjà suggestif. Passons maintenant à la personnalité de ce romain.
Lucius Tillius n’aurait trahi César que par ambition, puisqu’il avait été jusque là l’un de ses soutiens les plus fermes. A part pour ce qui est de la révolte de Rimbaud contre le second Empire et contre un Napoléon III qui fut souvent caricaturé en Jules César dérisoire, le rapprochement avec ce Cimber historique ne semble donc pas avoir une très grande pertinence. Toutefois, dans un traité sur la colère et dans sa lettre 83 à Lucilius, Sénèque a dressé un portrait peu flatteur de Cimber. Il en fait un personnage violent et ivrogne. Un homme hostile à l’Empire, violent et ivrogne, c’est certainement l’image caricaturale que Champsaur devait avoir de Rimbaud. Mais citons encore ce passage de la lettre 83 à Lucilius :

[…] Tillius Cimber fut passionné pour le vin et brutal dans son langage, de quoi lui-même plaisantait en disant : « Comment supporterais-je un maître, moi qui ne supporte pas le vin ? »

On songe inévitablement à l’altercation avec Etienne Carjat. Dans sa version de l’incident, Verlaine tenta d’excuser son ami en expliquant que Rimbaud devint violent pour ne pas avoir su supporter les doses complaisantes d’alcool qu’on lui permit d’ingurgiter au cours des libations des Vilains Bonshommes. Et rappelons que, selon toujours le récit de Verlaine qui, sur ce point-là a toutes les chances d’être fiable, Rimbaud fut ensuite confié à Michel Eudes qui le ramena chez lui pour dormir. Michel Eudes est précisément le « Serge de Laty » qui prend la défense poétique de Rimbaud dans la mise en scène d’un débat autour d’une récitation de strophes des Chercheuses de poux dans Dinah Samuel.
Nul doute que Champsaur était bien informé. Malgré un petit excès de subtile complication qui en gêne la compréhension humoristique, sa corruption du nom Rimbaud en Cimber s’explique par des analogies grossières entre l’agresseur de Carjat et l’un des assassins plus ou moins connus de Jules César.
Nous nous pencherons une prochaine fois sur une autre énigme romaine liée justement aux Chercheuses de poux, le pourquoi du rapprochement avec Racine, sinon Lamartine et Virgile.

mardi 4 octobre 2011

À propos de la lettre de Gênes

Suite à notre article sur l’édition de lettre de Gênes, M. Raymond Perrin nous adresse ce jour un très aimable et intéressant  commentaire que nous reproduisons ici. On peut consulter son site sur la lettre de Gênes qui a précédé son livre.


Quelle magnifique surprise pour les rimbaldiens !
Je croyais ce fac-similé disparu depuis plus de 20 ans et grâce à votre perspicacité et à M. Alain Tourneux, le voici retrouvé.
Merci d'avoir signalé mon essai "Rimbaud Un pierrot dans l'embêtement blanc Lecture de Lettre de Gênes du 17 novembre 1878".
Mais il faudra dans un prochain tirage que je tire la leçon du manuscrit :

- Page 2, ligne 17 : « dabord » (sans apostrophe)
- Page 2, ligne 22 : « en zigzags » (en un mot et sans tiret)
- Page 2, ligne 36 : « tout du long » (et non, « tout au long », version fréquente dans les diverses éditions de La Lettre).
Personne n’a évoqué la rature entre « route » et voitures » (ligne 19)
Toute ma gratitude pour cette redécouverte d'autant plus inattendue que l'on ne m'avait communiqué en 1991 qu'une photographie de la page 231 de L'Album Rimbaud
!

samedi 1 octobre 2011

Rimbaud et le chant du cygne, par Jacques Bienvenu

Planche tirée de l'Histoire naturelle de Buffon

       Le Comte Georges-Louis Leclerc de Buffon est surtout connu pour son Histoire naturelle publiée de 1749 à 1789. Cette publication eut un très grand succès et se diffusa pendant tout le 19ième siècle par de multiples rééditions et même des  vulgarisations pour enfants. C’est ce que justifie l’expression de Rimbaud « Buffon des familles » dans une lettre à Paul Demeny  le 28 août 1871.

      Parmi   les  volumes  qui concernent  les oiseaux dans  l’œuvre de Buffon, on trouve à la rubrique consacrée au cygne ceci :

[…] c’est ce qui donne à leur voix ce retentissement bruyant et rauque, ces sons de trompètes ou de clairons qu’ils font entendre du haut des airs ou dans les eaux. Néanmoins la voix habituelle du cygne privé, est plutôt sourde qu’éclatante ; c’est une sorte de strideur.[…]

      Le mot « strideur » est mis en italique dans l’édition de 1863 consultée. C’est un mot rare et il est encore plus rare de le trouver à proximité du mot « clairon » comme dans ce vers de Rimbaud bien connu extrait du sonnet des Voyelles :
                
                                    O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

     Buffon ne manque pas de rappeler que les anciens racontaient que le cygne chantait une sublime et dernière mélodie avant de mourir. La signification symbolique du « chant du cygne » était  largement exploitée par les poètes dès l’antiquité. Buffon  cite notamment Eschyle, Théocrite, Euripide, Lucrèce et Ovide.

     Ce qui laisse entendre que Rimbaud a voulu exprimer ce dernier chant est le mot « suprême ». Ce sens n’est pas contredit par le vers suivant :

                                    Silences traversés des Mondes et des Anges :

qui donne une impression de fin du monde et d’Apocalypse, comme on l’a souvent remarqué. Cette possible présence du cygne dans le poème suggère que les « rois blancs » de Voyelles pourraient désigner les cygnes,  symboles de blancheur et de noblesse.

Œuvres complètes de Buffon, ed. 1863

Œuvres complètes de Buffon, ed.1863

     Pour l'anecdote, cette édition de 1863 se trouve dans notre ancienne maison familiale. C'était bien le "Buffon des familles".

Sur Voyelles on peut consulter :

BIENVENU, Jacques," Intertextualités rimbaldiennes : Banville, Mallarmé, Charles Cros ", Parade sauvage n°21, 2006.

BIENVENU, Jacques, "Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville", La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.