lundi 31 janvier 2011

Réactions

Dans un nouvel article mis en ligne sur son "Atelier des icônes " M. André Gunthert reparle de la photographie d'Aden. Je relève dans son article ceci :

[...]je ne suis pas convaincu par les comparaisons de portraits proposant d’identifier le personnage barbu comme étant Georges Révoil, et trouve la ressemblance avec Dutrieux plus évidente. Il faut remercier Jacques Bienvenu pour ce nouveau progrès dans l’étude du document.

Ce qui semble réfuter un article récent sur cette question.
Je rappelle que M. Gunthert s'était trompé sur la date d'apparition du gélatino bromure. Il avait initialement écrit :
 
Surtout, deux ans après la trouvaille, le document qui a désormais été vendu à un collectionneur n’a toujours pas fait l’objet d’une expertise par un spécialiste de photographie historique. Ce qui peut faire sourire, sachant que la fourchette temporelle proposée par les découvreurs pour dater l’image est la période 1880-1890. Cette décade étant très précisément coupée en deux par l’introduction d’une nouvelle technologie, le gélatino-bromure d’argent ou plaque sèche, il suffit d’identifier le procédé pour situer la prise de vue avant ou après 1885, et refermer ainsi de moitié la fourchette.

Ce qui l'avait amené à dater la photographie dans les années 1885. Or dans sa thèse, qu'il a mise en ligne récemment, on trouve ceci à la page 231 :"À partir de 1879 le procédé au gélatino bromure d’argent connait une extension rapide de sa diffusion en France[...]". Et il précise que c'est auprès des photographes amateurs aussi bien que professionnels.

Et là,  j'avoue que je ne comprends plus du tout son erreur initiale. Mystère. Enfin, en l'absence d'expertise de la photo, on ne peut se prononcer avec certitude sur le fait même que le procédé photographique relève de ce fameux gélatino bromure. J'aurais tendance à prendre avec prudence  les affirmations de M. Gunthert.
Pour une réfutation des thèses de M. Gunthert voir mon article :  
 La photographie d'Aden datée par le gélatino bromure.

Jacques Bienvenu

samedi 29 janvier 2011

Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? Par David Ducoffre

Troisième partie


La compagnie des inventions de Labarrière est telle que les citations de Delahaye peuvent difficilement s’imposer comme authentiques. Or, voici deux extraits de Rimbaud sauvés du néant par les confidences écrites de son ami. Nous nous devons de reproduire ici une partie du texte de Delahaye consultable sur Gallica, dans la mesure où plusieurs erreurs de lecture continuent de courir au sujet de ce témoignage.
Dans son récit de la Revue d’Ardenne et d’Argonne, après un « témoignage » suspect et illogique prétendant raconter la participation de Rimbaud à la Commune de Paris, Delahaye évoque sommairement une histoire d’amour qui aurait mal tourné, puis, alors qu’il nous a livré les noms d’autres membres du collège, Duprez ou Desdouets, il en vient à l’histoire de la rencontre entre Rimbaud et le remplaçant d’Izambard dans la classe de Delahaye, mais en camouflant le nom Perrin du professeur sous une mystérieuse initiale « M. N. » Les précisions sont troublantes. Izambard n’aurait pas apprécié l’envoi du Cœur volé et Rimbaud, vexé, ne souhaiterait plus rien lui envoyer. Considérant son remplaçant, le professeur Perrin, comme quelqu’un « de son bord » au plan politique, Rimbaud, sans l’aborder directement, semble avoir transmis plusieurs poèmes à celui-ci. Devenu rédacteur en chef du Nord-Est, le professeur Perrin (« M. N. ») « s’était annoncé par une vigoureuse brochure politique où les partisans de Bonaparte, ceux d’Henri V et du duc d’Aumale, recevaient très joliment leur paquet. » Nous citons ici le texte original de 1908, car le remaniement (ou toilettage !) ultérieur du document a entraîné la suppression de nombreux passages intéressants.

Alors des strophes de Rimbaud vont chanter aux oreilles de M. N… La plainte des épiciers : ce journaliste évidemment nous ramène l’anarchie ; c’est un chef de brigands, préparons-nous à subir le pillage, les suprêmes horreurs…
Qu’il entre au magasin, quand la lune miroite
A nos vitrages bleus,
Qu’il empoigne à nos yeux la chicorée en boîte
……………………………………
Un peu plus loin, les « négociants » affolés l’appellent « voleur de cassonade »… et je ne me souviens pas du reste, malheureusement. Mais dans une autre pièce, l’auteur du pamphlet républicain est pris à partie de façon bien plus rude, car il se trouve, cette fois, en présence de l’ennemi qu’il menace directement dans ses intérêts, dans son influence, dans sa gloire, et ici je puis citer la presque totalité d’un morceau très amusant ; le rythme, surtout, est d’un art merveilleux. Ecoutez cet homme qui arrive, qui accourt, essoufflé, haletant de fureur…
Dans la nef irruait……. (1) : « Vous avez
Menti, sur mon fémur, vous avez menti, fauve
Apôtre !... Vous voulez faire des décavés
De nous !... Vous voudriez peler notre front chauve !... »
Puis il se redresse, majestueux :
« Mais moi, j’ai deux fémurs bistournés et gravés ! »
La colère le reprend :
« Parce que vous suintez tous les jours au collège
Sur vos collets d’habit de quoi faire un beignet,
Que vous êtes un masque à dentiste, un manège,
Un cheval épilé qui bave en un cornet,
Vous croyez effacer mes quarante ans de siège ?!...
Enfin il se raffermit, vainqueur inébranlable, en cette apostrophe superbe :
……………………………………………………..
Et quand j’apercevrai, moi, ton organe impur,
A tous tes abonnés, pitre, à tes abonnées,
Pertractant cet organe avachi dans leurs mains,
Je ferai retoucher, pour tous les lendemains,
Ce fémur travaillé depuis quarante années !

(1) Un nom de convention, représentant le Courrier des Ardennes.

Une telle littérature, bien qu’elle s’égayât aux dépens de ses adversaires, ne séduisit pas M. N… Cela, vraiment, le sortait par trop de ses habitudes. Que deux héros d’une Iliade, avant d’en venir aux mains, cherchent à s’humilier réciproquement par des paroles outrageantes ; qu’ils célèbrent tour à tour leurs propres mérites, la bonté de leurs armes, les dons que leur ont faits les dieux… très bien ! voilà du classique… Mais, pour un lettré nourri dans l’exclusive admiration du Grand Siècle, et qui volontiers citait l’opinion de Voltaire sur Boileau : « Ne dites pas de mal de Nicolas : cela porte malheur », cet abus copieux du rejet, ce mépris, tellement affiché, de la règle salutaire qui veut la césure à l’hémistiche !... Mais, quant au choix des détails comiques, cet insupposable dans la truculence !... Mais cet inattendu, cet inouï, cet exaspérant, ce stupéfiant dans le charentonisme : ces « fémurs bistournés » !... et encore « gravés » !!... Non !...
Et M. N…, ayant reçu en plus deux ou trois chefs-d’œuvre inspirés par la même esthétique, prescrivit à son concierge de refuser nettement, à l’avenir, tout ce qu’apporterait le jeune homme à longs cheveux.
– Cela dégoûte de travailler ! dit Rimbaud.

La lecture attentive de cet extrait des souvenirs de Delahaye montre qu’il est question de deux poèmes. Seul le premier porte un titre La Plainte des épiciers. Le second n’en a pas et c’est sur le modèle du premier titre qu’il a été coiffé de celui apocryphe de Plainte du vieillard monarchiste. Dans son édition des Poésies, Steve Murphy cite les deux poèmes dans l’ordre inverse et son annotation pour le poème sans titre laisse quelque peu à désirer : « On remarquera qu’en 1908 comme en 1925, Delahaye utilise le titre La Plainte des Epiciers mais non pas La Plainte du vieillard monarchiste, titre apparemment factice qui les accompagne dans les éditions. » La phrase pose un problème d’amphibologie : on peut croire que, pour Steve Murphy, ces vers portent également le titre de Plainte des épiciers. Le critique rappelle toutefois la corruption de Daniel de Graaf au sujet du premier vers normalement incomplet : « Dans la nef irruait A. Pouillard : ‘Vous avez […]’ » Et il la réfute : « Outre l’improbabilité d’une telle utilisation de l’initiale, le nom réel du propriétaire de la revue (voir la lettre de Rimbaud à Izambard du août [sic] 1870) n’est pas ‘un nom de convention’. »
Etrangement, Steve Murphy, qui, au vu des coquilles et imperfections du texte, semble avoir négligé la partie Appendices d’un ouvrage si érudit, ne prend nullement en considération le témoignage de Delahaye qui accompagne le dévoilement de ces fragments inédits. Il n’en cite pas la moindre ligne et ne délivre pas même un relevé exhaustif pour La Plainte des épiciers (il manque par exemple « voleur de cassonade ») ! Qui plus est, on peut regretter que la version de 1925 soit privilégiée au détriment des leçons originales de 1908. La mention en italique « magasin » est reportée comme variante dans une note de bas de page, ce qui avait pourtant le mérite de détonner dans la logique d’une simple reconstitution de mémoire. Que pourrait vouloir dire cette prodigieuse mémoire des italiques ? La variante « nos vitrages bleus » (1908) / « ses vitrages bleus » (1925) retient également l’attention. Le texte de 1925 a-t-il été établi à partir d’un support manuscrit ici même mal déchiffré ? Enfin, le point final après « boîte » dans la version de 1925 invite à penser que l’auteur du toilettage n’a pas bien compris la signification suspensive des lignes de pointillés.
Sur un autre plan, Steve Murphy n’a pas mentionné, ce qui était pourtant indispensable au plan philologique, le commentaire de Delahaye. Pourtant, une information capitale transparaît immédiatement dans le récit. Delahaye ne déclare nullement qu’il a recomposé de mémoire le poème sans titre. Il n’associe à une reconstitution de mémoire que les trois seuls vers de La Plainte des épiciers, mais il prétend directement « citer la presque totalité d’un morceau très amusant » ! Ce passage est devenu en 1925 : « et ici je puis citer bonne part d’un morceau très amusant. » En clair, il semble qu’il ait eu une partie du texte sous les yeux, un peu avant cette publication de l’année 1908. Et aucun rimbaldien ne semble avoir songé à lui en demander la provenance. Pas même Berrichon ? Evidemment, on peut échafauder bien des hypothèses. Et pourquoi Berrichon ne lui aurait pas dévoilé un fragment de poème obscène, avec permission de le citer, de manière à contourner un veto de son épouse ? Delahaye a-t-il voulu conserver une part d’exclusivité ? A-t-il cité un manuscrit qu’il possédait ou celui de quelqu’un d’autre ? A-t-il cité directement un manuscrit conservé par le professeur Perrin ? Puis, sur quels indices se fonde-t-il pour prétendre qu’il s’agit de la « presque totalité » du poème ? Le manuscrit était-il incomplet ou illisible par endroits ? Existe-t-il encore ? A-t-il disparu dans l’incendie de la ferme de Roche durant la Première Guerre Mondiale ? Par quelle(s) coïncidence(s), ce poème présente-t-il autant de traits de comparaison avec L’Homme juste : période de composition (été 1871), quintils ABABA, perte du début du poème, période de révélation au public, style satirique ?
La possibilité d’un faux est plus que faible. Les vers sont réellement brillants. La versification du poème est sans doute l’un des aspects qui plaident le plus fortement pour l’authenticité. Rimbaud y exploite des formes très précises de rejets hugoliens.
Bien que ces vers soient mis dans la bouche d’un réactionnaire emporté par l’excès, les rejets narguent effectivement les tenants d’une versification plus apaisée. L’enjambement à la césure des formes verbales composées est banal chez les classiques. Pratiquer l’enjambement d’un passé composé entre deux vers est certes plus audacieux, mais le plaisir de la provocation pour des poètes tels que Victor Hugo ou Arthur Rimbaud vient de ce que l’admirateur des classiques réagit souvent avec une brutale hostilité, sans se rendre compte que le romantique ne fait que transporter une pratique tolérée à la césure au niveau hiérarchique supérieur de l’entrevers : « Vous avez / Menti ». Ce qui choque entre deux vers passe inaperçu à la césure, mais l’admirateur des seuls classiques n’aura pas le recul critique nécessaire pour calmer son ardeur réprobatrice. Hugo était très conscient des audaces classiques et c’est lui le premier qui, s’inspirant des rejets de Chénier puis Vigny, s’est amusé à jouer sur le manque de culture des « conservateurs » en fait de versification. Bien des écrits sur le vers peuvent être facilement tournés en dérision, ne fût-ce, par exemple, qu’en pointant comme négligemment quelques césures (+) des vers de la tragédie Bajazet de Racine : « Ses caresses n’ont point + effacé cette injure » (vers 45), « Cependant, s’il en faut + croire la renommée » (vers 69), « Il a depuis trois mois + fait partir de l’armée » (vers 70), « Mais j’ai plus dignement + employé ce loisir » (vers 92), […], « Toi-même tu l’as vu + courir dans les combats » (vers 119), […] « Mais… / Quoi donc ? Qu’avez-vous + résolu ? / D’obéir » (vers 1200). On admirera au passage l’enjambement des vers 1364-1365 de la même pièce :

Je vais tout préparer. Vous cependant allez
Disperser promptement vos amis assemblés.

Voici un exemple de césure entre auxiliaire et participe passé qui est seulement un peu plus rare chez Racine que chez Corneille ou Molière : « Quoi, Seigneur ? / Je me suis + engagé trop avant » (Phèdre, vers 524).
Le suivant enjambement à l’entrevers « fauve / Apôtre ! » relève lui aussi d’une science précise de la provocation. Les rejets et contre-rejets d’épithètes étaient courants avant Ronsard et du Bellay, voire jusqu’à la fin du seizième siècle, et ils sont demeurés plus ou moins courants dans les genres bas par la suite (farces, etc.). Il en est une petite poignée dans le théâtre de Molière et, bien que ce fût laborieux, nous avons eu le plaisir de dénicher un tel contre-rejet dans une tragédie cornélienne : « Adieu, trop vertueux + objet, et trop charmant » (Polyeucte, Acte II scène 2, vers 571). En revanche, comme le prouve les arts poétiques de l’époque, les classiques évitaient scrupuleusement d’isoler un monosyllabe en fin de vers, voire à la césure, surtout quand il était rythmiquement solidaire de la suite. Une telle audace était tolérée dans les genres bas ou dans le registre comique. Les amateurs de Racine ignorent sans doute que celui-ci s’est risqué à pratiquer avec le plus de naturel possible une telle audace à la césure : « Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître » (Britannicus vers 691, voir aussi le vers 933), « Prends cette lettre. Cours au-devant de la reine » (Iphigénie, vers 129, voir aussi le vers 725).
Nous dispenserons le lecteur de commentaires savants pour tels autres enjambements audacieux à l’entrevers (/) ou à la césure (+) dans le fragment sans titre exhibé par Delahaye : « des décavés / De nous », « masque + à dentiste ». Les rejets de compléments du verbe ou de compléments du nom se sont progressivement banalisés et aggravés à partir du moment où Vigny a fait sentir à ses contemporains romantiques, Hugo en tête, qu’il s’inspirait de près de la facture des vers les plus audacieux d’André Chénier. Une autre technique hugolienne retient l’attention au plan métrique. Le poète répète la suite sujet – verbe « Vous avez menti », une fois en violentant la forme du passé composé à l’entrevers, une seconde fois dans les limites d’un second hémistiche où c’est un autre membre de phrase qui est appelé à l’enjambement : « vous avez menti, fauve / Apôtre ». Delahaye avait-il une connaissance aussi poussée des procédés métriques des poètes ? Cela paraît pour le moins douteux et n’évacuerait pas le sentiment immédiat de virtuosité formelle qu’inspire ce morceau. Delahaye faussaire serait à la fois bien méritant et bien fanfaron de parvenir à produire un tel chef-d’œuvre, tout en annonçant fièrement que son texte est « très amusant » et que son « rythme, surtout, est d’un art merveilleux » (texte de la seule version de 1908). Delahaye présente d’ailleurs un commentaire de ce qui a pu paraître un art du vers abusif aux oreilles du professeur Perrin : « cet abus copieux du rejet, ce mépris, tellement affiché, de la règle salutaire qui veut la césure à l’hémistiche !... » Or, au dix-neuvième siècle, les poètes n’ignoraient pas que le discours sur la césure était quelque peu confus et ils continuaient de considérer qu’ils pratiquaient plutôt le rejet audacieux entre deux hémistiches de six syllabes dans un alexandrin, ce qui explique l’absence du moindre enjambement de mot entre les 6ème et 7ème syllabes de tous ces alexandrins chahutés (mais ils ne le sont pas autant que pour Accroupissements et L’Homme juste, les deux autres poèmes en quintils ABABA contemporains). Cette vérité fut perdue de vue au vingtième siècle, ce qui explique les réactions d’hostilité irrationnelles à la « métricométrie » de Benoît de Cornulier. On peut penser que Delahaye a conscience lui aussi de cette subtilité, mais cela n’est même pas sûr, puisqu’il n’a jamais signalé les problèmes de césure posés par des poèmes tels que Larme ou « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… ». Dès le début du vingtième siècle, la méconnaissance nouvelle des règles « tacitement » observées par les poètes romantiques et parnassiens en fait de césures rend peu plausible la création d’un pastiche aussi provocateur, y compris par de grands poètes tels qu’Aragon, Apollinaire ou Valéry, qui étaient capables de pratiquer de tels enjambements, mais sans doute pas de les orchestrer à la manière polémique d’un poète de 1871, distinction subtile mais bien réelle. Force est d’admettre que nous avons affaire à un authentique poème de Rimbaud et que celui-ci est malheureusement méprisé par pratiquement tout le monde depuis un siècle.

A suivre…

mercredi 26 janvier 2011

Journal "Le Monde" du 26 janvier

Page 2, rubrique  "Les gens". Sous le titre "Pierre-Joseph Dutrieux chasse Rimbaud de la photo", Le Monde reprend le communiqué de l'AFP.

Montages photographiques Dutrieux - Revoil

On peut voir des montages photographiques concernant Revoil Dutrieux et "le barbu de gauche " dans l'article intitulé : "Un coin de table à Aden  : Georges Revoil cède la place au docteur Dutrieux". Je précise que les photographies que j'ai mises en ligne m'appartiennent. Je les ai prises avec mon appareil numérique sur la bande microfilm de la BN. Naturellement, j'ai demandé autorisation à la Société de géographie de les publier puisque ladite Société en possède les droits. Compte tenu du flash de l'appareil  les images sont légèrement colorées.
JB

mardi 25 janvier 2011

Réponse à l'article de M. Lefrère

J'ai donné une brève réponse à l'article de M. Lefrère, nouvellement paru, dans le forum  consacré à mon article sur Dutrieux.En voici le texte :
M. Lefrère m’avait courtoisement répondu dans cette revue il y a quelques temps lorsque j’avais révélé l’identification de l’explorateur Lucereau. Aujourd’hui il a choisi une autre tribune pour me répondre sans me nommer. Je me contenterai de relever une phrase dans son article : « Car ce Dutrieux, comme on l’a appris pour Lucereau, a tout à fait pu séjourner à Aden en août 1880. » J’observe donc que M. Lefrère est bien obligé d’envisager la présence de Dutrieux sur la photographie. Je lui fais simplement remarquer qu’Il est évident que Dutrieux n’était pas à Aden en août 1880. En effet, dans sa lettre écrite en février 1881 où il précise qu’il a passé 15 jours à Aden en novembre 1879 avec Lucereau, Dutrieux n’aurait pas manqué de signaler une deuxième rencontre plus récente et plus proche de la mort de l’explorateur.

samedi 22 janvier 2011

Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? Par David Ducoffre


 Deuxième partie

Il existe malheureusement une énigme au sujet de Delahaye que nous ne sommes pas près de résoudre désormais. L’ami d’enfance n’a conservé la mémoire d’aucun vers des grands poèmes de Rimbaud, ni des textes des manuscrits remis à Demeny, ni des textes des manuscrits passés entre les mains de Forain et Millanvoye. Il ne met guère en avant également la parodie en vers de Banville de la lettre du 14 octobre 1875 que Rimbaud lui a personnellement adressée. Cette parodie bâclée, et naïvement célébrée jadis par des surréalistes que même la pièce Ubu roi mettait en pâmoison, a été écartée par Steve Murphy dans son édition philologique des Poésies en 1999, mais on la retrouve à sa place dans toute publication de la correspondance du poète. En revanche, ce que met en avant la mémoire de Delahaye, ce sont systématiquement des marges inédites de la production rimbaldienne. Selon nous, il ne peut pas y avoir mille explications à ce sujet. Nous pensons fermement que Delahaye était essentiellement le témoin de poésies obscènes et « ultra-comiques » de la part de Rimbaud. Nous constatons également que la correspondance de Delahaye et Verlaine nous est parvenue mutilée. Plusieurs dessins conservés sont le cadavre de lettres dont le contenu épistolier manque cruellement à notre travail de restitution de l’histoire littéraire. Il n’est pas impossible que les citations de Delahaye proviennent de lettres qu’il avait pu conserver et qu’il n’aurait pas daigné rendre publiques. Il possédait peut-être des manuscrits et nous considérons que, en dépit du témoignage apparent des lettres, il n’a sûrement pas recomposé de mémoire les trois « Immondes », trois sonnets parmi lesquels se trouvait une version du Sonnet du Trou du Cul. Tout comme Verlaine pour ses Poètes maudits, il a eu nécessairement accès à des manuscrits de Rimbaud et nous allons bientôt en donner la preuve à partir d’un dernier exemple.
Il existe un poème relativement inédit de Rimbaud que peu d’éditions daignent recenser. Ce poème incomplet a été baptisé d’un titre apocryphe La Plainte du vieillard monarchiste et il n’apparaît pas dans nombre d’éditions de référence des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud. Absent est-il de l’édition au Livre de poche par Pierre Brunel (voir aussi la collection La Pochothèque), de l’édition de la Pléiade par André Guyaux en 2009, de l’édition en Garnier-Flammarion de Jean-Luc Steinmetz, des éditions jumelles des collections Poésie / Gallimard et Folio par Louis Forestier, etc.
Dans son édition philologique des Poésies d’Arthur Rimbaud (Champion, 1999), Steve Murphy a repoussé ce poème dans une section très mal conçue intitulée Appendices. Cette section, dans laquelle manquent le débattu Poison perdu et la parodie de Banville de la lettre du 14 octobre 1875, rassemble des vers authentiques inclus dans la nouvelle Un cœur sous une soutane avec deux dossiers de témoignages problématiques : d’une part, les supposées reconstitutions de mémoire de Delahaye et, d’autre part, tous les faux de Labarrière que, de manière étonnante, Steve Murphy semblait alors envisager comme plus vraisemblables que les reconstitutions de Delahaye.
Prenons le temps de passer en revue les billevesées de Labarrière. Sous cette apparence sinueuse, notre étude peut proposer ici aux lecteurs l’épreuve du sentiment personnel quand il s’agit de démêler le vrai du faux. Labarrière a prétendu que Rimbaud lui avait fait don de quelques-unes de ses livraisons personnelles du Parnasse contemporain, ce qui déjà est impossible à prouver. Or, ces livraisons auraient été annotées par Rimbaud. Mais, en fait d’annotations, nous n’avons droit qu’à de piètres blagues potaches qui avaient pour elles d’être d’actualité en ces temps d’avènement des grandes élucubrations du surréalisme. Il faudrait croire que Rimbaud a multiplié la marque des points d’exclamation admiratifs dans la marge du poème Qaïn de Leconte de Lisle. Et on voudrait nous faire accroire que Rimbaud a anticipé les pratiques d’un André Breton en modifiant deux mots de deux poésies de madame de Blanchecotte : le vers : « Ce qu’à son pâle genre humain », serait devenu : « Ce qu’à son pâle phoque humain », et cet autre : « J’ai porté bien lourd mon chagrin dernier, » se serait métamorphosé en : « J’ai porté bien lourd mon chignon dernier, » sous la plume subversive du futur auteur des Illuminations. Ebloui par ces preuves convaincantes des méthodes de création hermétique du sieur Rimbaud, Jules Mouquet, qui n’aurait pas manqué de reconnaître la graphie rimbaldienne des deux dissyllabes « phoque » et « chignon », semble s’être immédiatement porté acquéreur de tels merveilleux documents qui, depuis lors, n’ont jamais reparu. Citant ces corruptions de madame de Blanchecotte dans une petite rubrique intitulée Récritures minimales, Steve Murphy avalisait, maladroitement et involontairement, un début d’authenticité dans son édition des Poésies de 1999 : « Ces modifications satiriques se trouvent, de la main de Rimbaud [sic], dans la 4e livraison du Parnasse contemporain, dans un exemplaire (non localisé) que Paul Labarrière a donné à Jules Mouquet » (page 879) et, dans sa notice (page 875), il insistait déjà en ce sens : « L’authenticité des modifications burlesques semble incontestable [sic] : J. Mouquet a été l’un des deux meilleurs spécialistes rimbaldiens de la période 1930-1950 et il est peu probable [sic] qu’il se soit trompé sur l’identification de l’écriture. »
Et, comme si cela ne suffisait pas, Labarrière est parvenu à convaincre le même Jules Mouquet, qui fut un « baron » (du Petdechèvre) des études rimbaldiennes entre 1930 et 1950, de ce que le donateur des « cahiers de Douai » lui aurait remis à son tour « un cahier de ses poésies ». Pour rappel : vers 1933, on croyait que les poèmes remis en 1870 à Demeny étaient rassemblés sous forme de deux cahiers reliés ensemble, ce qui a entraîné la légende d’un recueil par la suite. Ce cahier Labarrière (il n’existe pas) aurait été égaré au cours d’un déménagement en 1885. Selon de tels dires, il s’agissait d’un « carton écolier, cartonné souple, d’une quarantaine de pages environ, soigneusement écrites au recto et au verso, de sa belle écriture, large et un peu carrée. Pas de titre au recueil. Le nom de Rimbaud y était-il seulement indiqué ?... Il contenait cinquante à soixante pièces de vers, généralement courtes : trois à quatre strophes. » Tout cela nous est magnifiquement raconté, en langage d’expert comme on peut le voir, dans un article de Jules Mouquet de 1933 : « Un témoignage tardif sur Rimbaud », Mercure de France, 15 mai 1933, p.93-105. Cinquante à soixante pièces, voilà qui peut rendre jaloux Demeny, Verlaine et Forain eux-mêmes. Et le descriptif est croustillant dans ses moindres détails. La phrase : « Pas de titre au recueil », fait inévitablement songer aux considérations selon lesquelles il ne manque qu’un titre de recueil aux manuscrits de poèmes de 1870 remis à Demeny. On remarque également que Bouillane de Lacoste n’a pas encore brandi comme une vérité d’imprimerie l’approximation d’Izambard qui parlait de copies douaisiennes exclusivement reportées au recto des feuillets (Labarrière aurait possédé, lui, « une quarantaine de pages environ, soigneusement écrites au recto et au verso »). Ce cahier aurait été remis à Labarrière en février 1871 au plus tard, sachant qu’un soupçon désespérant et légitime nous laisse sur le sentiment qu’aucune composition d’Arthur ne nous est parvenue pour la période novembre 1870 – février 1871 (avec pour seule exception : Le Rêve de Bismarck). Grâce à Labarrière, nous pouvons croire que ce fut même paradoxalement la plus grande période créatrice de notre auteur. Et, cerise sur le gâteau, celui qui s’est improvisé ami privilégié du poète a pensé à nous livrer en guise de friandises quelques vers inédits.
Aidé par le puissant don de synthèse de sa mémoire, notre témoin va directement à l’essentiel dans la citation lacunaire suivante. Il a supprimé tout ce qu’il y avait de malicieusement adventice dans un quatrain qu’il a su adroitement résumer par deux phrases de prose, en sauvegardant magistralement la rime acrobatique des deux premiers vers qui est la reprise méritoire d’un procédé hugolien :

………..………………………………….. Sont-ce
…………(des tonneaux ?)…..……qu’on défonce ?
……………………………………………….Non !
C’est un chef cuisinier ronflant comme un basson.

Une seconde citation annonce visiblement la « lettre du voyant ». Dans un ensemble de mentions creuses qui ménageaient le clinquant et l’obscène, ensemble certainement digne de charmer, par esprit de famille, un quelconque poète symboliste de la fin du dix-neuvième siècle (Darzens, Tailhade et consorts), surgit le mot troublant de « Reliquaire ». Emule des prophètes bibliques, le poète épris de visions parvenait au petit clin d’œil à son propre futur. Izambard en fit le premier la remarque : le recueil sulfureux au titre coppéen apocryphe de Reliquaire fut publié au moment de la mort de Rimbaud en 1891. Voilà qui rend intensément logique la prémonition rimbaldienne d’Arthur Labarrière, mystique sans limite. L’ambiance stercoraire du quatrain annonce le désolant trépas du poète à Marseille, en se mélangeant sans doute à toute une atmosphère de consécration posthume nimbée d’or riant. Quel dommage que le chanteur n’ait pu reconstituer de mémoire le quatrain tout entier.

……. Parmi les ors, les quartz, les porcelaines,
………………………….. un pot de nuit banal,
Reliquaire indécent des vieilles châtelaines,
Courbe ses flancs honteux sur l’acajou royal.

Puis, en exhibant isolément le dernier vers du dernier poème du recueil inconnu, le dévoué Labarrière avait sauvé pour la postérité le vers le plus poignant qu’il ait jamais été possible de concevoir dans toute l’histoire de l’humanité, non sans plonger le biographe Jean-Jacques Lefrère dans une certaine expectative : « Le dernier alexandrin, le seul retenu par Labarrière, était superbe : ‘Et le poète soûl engueulait l’Univers !’ On ignorera toujours si ce poète imbibé [à savoir Rimbaud] s’en prenait au cosmos ou s’il se contentait d’apostropher le café de la place de la Gare qui portait ce nom. »
Enfin, le passage de dérision chansonnière de la lettre à Demeny du 10 juin 1871 : « Oh ! les vignettes pérennelles ! » serait l’octosyllabe d’incipit d’une poésie où il aurait été « question d’oies et de canards barbotant dans une mare ». Ne dites donc plus : « Labarrière, c’est quelque chose », mais dites : « Labarrière, c’est quelqu’un ! » Habile prestidigitateur, notre homme a réussi à introduire la grosse farce dans l’univers de tragédie grecque et de roman policier de la critique rimbaldienne ! Citons encore une fois l’édition philologique de Steve Murphy à la page 884… Ce sont précisément les derniers mots de son ouvrage : « Dans le doute, nous avons conservé ces fragments, non sans scepticisme. Néanmoins, Labarrière ne s’est jamais prévalu de ses rapports avec le poète pour se mettre en valeur et ses exemplaires annotés du Parnasse contemporain sembleraient confirmer que Labarrière et Rimbaud étaient de bons amis au collège. Ces vers, qui dateraient en principe de l’hiver 1870-1871, sont dans l’ensemble d’une inspiration légère, satirique (on notera [en] particulier […] la rime ludique sont-ce / défonce). » Malgré un jugement intuitif pertinent, le critique s’est laissé piéger par les scrupules du philologue, par cette sacro-sainte indécision qu’il est convenu de dénommer prudence.

A suivre…

dimanche 16 janvier 2011

"Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? " par David Ducoffre


 Première partie

Dans le livre de Steve Murphy Rimbaud et la Commune paru en 2010, une note de bas de page attire l’attention. Dans un article consacré au poème Accroupissements, l’auteur revient sur le problème de vers attribués à Rimbaud par les témoignages de Delahaye. A en croire celui-ci, Rimbaud aurait consacré une de ses « poésies ultra-comiques » à un concierge du collège de Charleville. Et Delahaye d’en citer deux vers de mémoire :

Derrière tressautait en des hoquets grotesques,
Une rose avalée au ventre du portier…

Chapeau bas ! L’allure de ces vers est effectivement rimbaldienne, et pas seulement par leur obscénité et le choix de mots qui se retrouvent dans Le Cœur volé, Les Premières Communions et autres (« hoquets », « grotesques », « portier »,…). Quelle syntaxe ! Le rapprochement avec Accroupissements va de soi, sauf que les reconstitutions de mémoire de Delahaye ont incité la critique rimbaldienne à une certaine prudence. Pourtant, Steve Murphy précise à la note 3 qui chevauche les pages 322 et 323 de son étude : « […] des recherches inédites de David Ducoffre, que nous ne connaissions pas au moment de publier la première version de ce chapitre, proposent des arguments incitant à prendre au sérieux ces reconstitutions. »
Rappelons quelles sont les reconstitutions de mémoire proposées par Delahaye. La plupart de celles-ci figurent dans son livre intitulé Souvenirs familiers paru en 1925. Mais, la publication originale s’est faite dans plusieurs numéros de la Revue d’Ardenne et d’Argonne de 1907 à 1909 sous le titre : « A propos de Rimbaud. Souvenirs familiers. » Dès 1907, Delahaye cite un vers inédit qui sonne effectivement comme du Rimbaud : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… » Il s’agirait du souvenir d’une « production initiale […] malheureusement perdue », quand Rimbaud se montrait « élève d’un boléiste fougueux : Ariste Lhéritier ». Sans définir le mot « boléiste » qui s’appliquerait plutôt à un élève remportant les premiers prix, Delahaye précise que son ami poète exhibait alors des « satires imitées du Lutrin, où il débutait dans l’humour violent qui devait nous donner plus tard A la musique et Les Assis. » En 1908, la moisson de Delahaye est plus riche encore. Outre les deux vers cités plus haut, il prétend avoir le souvenir d’un poème dont il ne précise que le titre : Le Carnaval des Statues, et d’une composition dont il parvient à restituer le sujet, ainsi que le premier et le dernier vers. Il s’agirait du « roman intensément passionnel – très condensé : vingt ou trente vers au plus – de quelque Andromaque dans une situation pire ; [il en a] oublié le titre, mais retenu la première et la dernière phrase, qui résument le sens » :

Brune, elle avait seize ans quand on la maria
[…]
Car elle aime d’amour son fils de dix-sept ans.

Et, en note de bas de page, Delahaye confronte l’évocation de ces deux poèmes perdus à la découverte des manuscrits inédits confiés par Forain à Millanvoye : « Ils se retrouveront peut-être, comme les pièces communiquées, l’an dernier, par Georges Maurevert : les Douaniers, les Sœurs de charité, dont parlait avec enthousiasme Verlaine, et plusieurs beaux poèmes en prose, qu’a publiés notre vaillant René Aubert dans sa Revue littéraire de Paris et Champagne. »
Et voilà que, toujours en 1908, Delahaye continue de nous impressionner. Il cite un autre texte inédit, et en entier cette fois. Il s’agit de huit vers que Rimbaud aurait transcrit au terme de l’Année terrible (juin 71) à l’intérieur même de la cloche d’une église de Mézières. Comment Delahaye peut-il avoir la mémoire intacte de ces huit vers (huitain ou deux quatrains), en les appelant ainsi erronément un « sixain » ? Voilà qui est incompréhensible. Il semble plutôt qu’il évoque négligemment un texte qu’il aurait sous les yeux. Ces vers sont d’ailleurs loin d’être mauvais : comparaison bien sentie des deux premiers vers, habile formulation prosodique d’une date au vers 3, truculence du vers 4 et balancement rythmique remarquable des quatre derniers vers en phase avec l’idée d’une cloche un peu louche.

Oh ! si les cloches sont de bronze,
Nos cœurs sont pleins de désespoir !
En juin mil huit cent soixante-onze,
Trucidés par un être noir,
Nous Jean Baudry, nous Jean Balouche,
Ayant accompli nos souhaits,
Mourûmes en ce clocher louche
En abominant Desdouets !...

Et toujours en 1908, Delahaye nous livre le tout début (trois vers) d’un autre poème inédit La Plainte des épiciers et, à ses dires, la quasi intégralité d’un poème en quintils destiné à la rédaction du Nord-Est ! Nous allons revenir plus loin sur ces deux citations exceptionnelles, d’ailleurs contemporaines du huitain précédent.
Précisons encore que, dans une lettre du 25 juillet 1924 à Marcel Coulon, lequel a alors annoncé une découverte (il va s’agir du poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs), Delahaye prétend à nouveau citer plusieurs vers inédits d’un poème perdu, une Lettre à Loulou, « une chose amusante que Verlaine a eue, car il en rappelle les rimes dans le Coppée […] : ‘Je renonce à Satan’, etc… De cette lettre (une moquerie contre l’impératrice Eugénie), [il aurait] retenu quelques vers : […] C’est de fin 70, un peu postérieur, probablement à l’ode funambulesque. »

Mon pauvre vieux Louis, va-t-en.
Adieu, cherche une barcarolle…
Faisons comme à la Périchole…
Et tu t’envoles, et je m’envole, [vers faux au plan littéraire, 9 syll.]
Et nous avons chacun nos nids…

Enfin, il ne faut pas oublier que, dans une lettre du 14 octobre 1883, Delahaye a recomposé, prétendument de mémoire et pour Verlaine, le texte des trois sonnets que ce dernier baptisa « Les Immondes » et qui nous sont connus sous le titre apocryphe Les Stupra. Delahaye a ainsi reconstitué en grande partie deux sonnets obscènes inédits : « Nos fesses ne sont pas les leurs… » et « Les anciens animaux saillissaient… », mais surtout rien moins que les quatorze vers du Sonnet du Trou du Cul, alors inconnu.
Tout le vingtième siècle a visiblement méprisé ces bribes, y compris les poètes et écrivains qui ont écrit sur Rimbaud : Breton, Claudel, Aragon, Char, Reverdy, Bonnefoy, Gracq,… Personnellement, il n’est pas une de ces citations qui ne nous fasse quelque bonne impression. Si Delahaye fut un faussaire, quel grand poète avons-nous perdu là ! Quelqu’un dira : « Peut-être s’est-il fait aider ? » De fait, seules deux citations sont d’un niveau accessible à Delahaye. Le vers : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… », pourrait relever d’un travail de pastiche, tandis que, malgré un petit caractère irréductiblement saisissant, les vers du roman « de quelque Andromaque » auraient pu venir sous la plume de tant et tant de poètes. En revanche, les autres citations présentent toutes des marques de génie qui peuvent difficilement passer pour tributaires de procédés imitatifs.
Contre la thèse de citations de mémoire par un non spécialiste de la langue des vers, observons que toutes ces citations témoignent de connaissances précises en fait de versification. Deux règles discrètes et difficiles à observer spontanément ne sont nulle part prises en défaut. La proscription du hiatus est observée sans faiblesse et la liaison des hémistiches peut être citée en exemple dans ce vers remarquable : « Une rose avalée au ventre du portier… » Aucun mot n’enjambe d’un hémistiche à l’autre d’un alexandrin, malgré une abondance certaine de césures audacieuses sur proclitiques. Qui peut croire que Delahaye s’est souvenu de mémoire du vers 13 du premier sonnet des Immondes avec, d’abord, sa césure (ici notée +) sur un proclitique, en l’occurrence le déterminant possessif « sa », et puis ses deux diérèses appuyées au second hémistiche : « Le front tourné vers sa + porti-on glori-euse » ? D’autres diérèses académiques sont impeccablement reconduites dans la mention « mari-a » de l’alexandrin : « Brune, elle avait seize ans quand on la maria », et dans l’occurrence « Louis » du premier octosyllabe cité de la Lettre à Loulou : « Mon pauvre vieux Louis, va-t-en. » Remarque-t-on le moindre défaut d’observance des règles dans la graphie des rimes des trois Immondes ou dans les huit vers supposés avoir été reportés sur une cloche de Mézières ? Dans sa biographie d’Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère, qui parle, contrairement à nous, de « mauvais huitain », n’a pour sa part nullement observé la licence du « s » graphique qui permet de faire rimer le principal « Desdouet(s) » avec le pluriel du nom « souhaits ». En 1908, Delahaye n’a pas écrit : « En abominant Desdouest » comme il apparaît à la page 297 de la transcription du poème dans la biographie Arthur Rimbaud de Lefrère, mais bien « En abominant Desdouests », comme on peut le vérifier sur Gallica.
Plus précisément, Delahaye privilégie même l’orthographe « Desdouets » dans le corps de sa relation écrite, comme le montre cet extrait utile à la compréhension des huit vers : « Mme Rimbaud, prévenue par circulaire – ô monsieur Desdouets !... vous ne pouviez pas nous laisser tranquilles ?... – avait donc prescrit à son fils de rejoindre au plus vite la couvée universitaire dans le temple de Thalie et de Melpomène. Arthur, sèchement, répondit qu’il ne se sentait aucune disposition pour le théâtre. » Si le biographe pense avec raison qu’il n’est pas crédible que ces huit vers se soient gravés immédiatement dans la mémoire du complice, il écarte un peu vite la piste du manuscrit non divulgué. Lefrère en est réduit à considérer ce huitain comme un exemple de ces « facéties » ou « grosses farces » entre amis qui peuvent tant venir du poète que du quidam, ou bien qui peuvent tant être le reflet d’un fait authentique qu’une invention gratuite d’un témoin désireux de faire parler de lui. Or, non seulement une telle approche péjorative manque la perfection formelle du poème, mais elle échoue à en rendre la portée. Delahaye a présenté ce poème comme une création du mois de juin 1871, à peu de distance de la répression sanglante de la Commune, et il lui donne pour contexte la réouverture de l’école. Au-delà du témoignage aveugle de Delahaye, ce poème dévoile clairement l’esprit de colère qui anime les mauvaises blagues de Rimbaud et il fait tout de même clairement état de la motivation politique qui sous-tendait le refus du poète de retourner à l’école tant dans la période communarde d’espoir qu’après la Semaine sanglante. Va-t-on croire que Delahaye a créé un faux qui ne sert qu’à le ridiculiser parce qu’il n’en comprendrait pas les implications ?
Pour en revenir au plan de la versification, seule la Lettre à Loulou suppose des lacunes. Sur les cinq octosyllabes que nous livre Delahaye, le premier et le dernier ne riment avec aucun autre vers, tandis que les vers deux à quatre riment tous trois en « -ole / -olle ». A l’évidence, il s’agit de bribes et non pas de cinq vers consécutifs. Or, le quatrième vers cité par Delahaye, tel qu’il est reproduit par Marcel Coulon et Daniel Mouret (Arthur Rimbaud 1, direction Louis Forestier, Revue des Lettres modernes, « Rimbaud tels qu’ils l’ont connu. Lettres inédites Izambard – Delahaye – Coulon », Minard, 1972, p.43-84), pose un problème d’élision, sinon de quantité syllabique : « Et tu t’envoles, et je m’envole[.] » De deux choses l’une : ou, à la manière des poètes du seizième siècle reprise par Barbey d’Aurevilly, on s’accorde la licence de supprimer le « s » marque de deuxième personne du singulier, ou bien le vers est faux, puisqu’il compte alors neuf syllabes. Il est difficile de trancher, vu cette fois l’indiscutable caractère flou du souvenir et nous n’envisagerons pas ici l’idée d’une métrique de chanson, comme pour « Ô saisons ! » et Chanson de la plus haute Tour dans la version du livre Une saison en enfer. La Lettre à Loulou est une reconstitution de mémoire lacunaire et défectueuse. On peut remarquer par ailleurs un trait commun frappant à trois citations de Delahaye. Trois fois, on retrouve le balancement binaire d’un vers par une reprise de mêmes termes et de mêmes formes grammaticales : « Nous Jean Baudry, nous Jean Balouche, » « Et tu t’envole(s) et je m’envole, » « A tous tes abonnés, pitre, à tes abonnées[.] » A quoi ajouter « Vous avez / Menti, sur mon fémur, vous avez menti, […] ». Serait-ce là l’emblème de la poésie rimbaldienne ludique conservée par Delahaye ? L’idée n’est pas nécessairement grotesque. Gardons-nous d’attribuer trop vite ce travers à un Delahaye faussaire.
Grâce à un article récent de Geneviève Hodin : « Rimbaud, lecteur du ‘brillant poète de juillet’ » (Rimbaud vivant n°47, juin 2008, p.45-51), la question des reconstitutions de mémoire par Delahaye a connu un rebondissement intéressant. Le vers : « Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens… », est une réécriture de deux hémistiches inversés d’un alexandrin du poème La Cuve du recueil des Ïambes d’Auguste Barbier :

Battant les maigres chiens, ou le long des grands murs
Charbonnant en sifflant mille croquis impurs ;
Cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mère,
[…]

Un hémistiche est même conservé tel quel et, comme le précise Geneviève Hodin, « nous ne saurons jamais si Rimbaud citait un vers de Barbier devant son ami ignorant des Ïambes, ou un passage d’une de ses [propres] satires perdues. » Notons qu’Auguste Barbier est l’auteur d’un recueil de Satires et Chants qui contient des sections de Satires dramatiques et de Satires comiques, ce qui fait écho à la formule de Delahaye de « satire imitée du Lutrin ». Dans de telles conditions, doit-on croire que Delahaye ait osé se moquer des admirateurs de Rimbaud ? Il faut tout de même considérer que le poète fut à ses débuts un spécialiste de la réécriture qui lorgnait vers le plagiat (Invocation à Vénus, Les Etrennes des orphelins). Or, Geneviève Hodin nous apprend encore que le vers 4 du sonnet Le Buffet reprend un passage du vers 4 d’un autre poème des Ïambes, Le Rire, en inversant à nouveau la position d’un hémistiche :

Qui jaillissait du cœur comme un flot de vin vieux. (Barbier)
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants. (Rimbaud)

L’article montre ensuite plusieurs passages dans l’œuvre de Rimbaud qui semblent bien s’inspirer de vers d’Auguste Barbier, notamment au plan de certaines reprises lexicales comme « fouaille » et « ulcère ». Les poèmes engagés comme Le Forgeron, Paris se repeuple, Les Mains de Jeanne-Marie et L’Homme juste sont plus nettement concernés par de telles réécritures. L’association de deux mots du dernier vers de Vénus Anadyomène : « Belle hideusement d’un ulcère à l’anus », semble s’inspirer directement d’un autre vers de Barbier : « Et l’ulcère hideux qui lui ronge les flancs ! » (Melpomène). Et, dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, les expressions « lyre aux chants de fer » et « siècle d’enfer » seraient encore d’autres réécritures du même : « lyre aux cordes d’airain » (La Lyre d’airain) et « siècle d’airain » (Ïambes, Prologue). Même la leçon « désirs brutaux » qu’Izambard prétend avoir censurée dans une version originelle inconnue du poème A la Musique se trouve dans l’œuvre du poète romantique : « Pour servir de pâture à vos désirs brutaux » (Pot de Vin). Il valait la peine d’évoquer le détail d’un pareil dossier dans la mesure où Delahaye, si on veut le supposer faussaire, n’a pas pu créer un emprunt à Barbier qui aurait l’opportunité de coïncider d’une telle sorte avec les pratiques intertextuelles de Rimbaud.

A suivre…