samedi 22 janvier 2011

Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? Par David Ducoffre


 Deuxième partie

Il existe malheureusement une énigme au sujet de Delahaye que nous ne sommes pas près de résoudre désormais. L’ami d’enfance n’a conservé la mémoire d’aucun vers des grands poèmes de Rimbaud, ni des textes des manuscrits remis à Demeny, ni des textes des manuscrits passés entre les mains de Forain et Millanvoye. Il ne met guère en avant également la parodie en vers de Banville de la lettre du 14 octobre 1875 que Rimbaud lui a personnellement adressée. Cette parodie bâclée, et naïvement célébrée jadis par des surréalistes que même la pièce Ubu roi mettait en pâmoison, a été écartée par Steve Murphy dans son édition philologique des Poésies en 1999, mais on la retrouve à sa place dans toute publication de la correspondance du poète. En revanche, ce que met en avant la mémoire de Delahaye, ce sont systématiquement des marges inédites de la production rimbaldienne. Selon nous, il ne peut pas y avoir mille explications à ce sujet. Nous pensons fermement que Delahaye était essentiellement le témoin de poésies obscènes et « ultra-comiques » de la part de Rimbaud. Nous constatons également que la correspondance de Delahaye et Verlaine nous est parvenue mutilée. Plusieurs dessins conservés sont le cadavre de lettres dont le contenu épistolier manque cruellement à notre travail de restitution de l’histoire littéraire. Il n’est pas impossible que les citations de Delahaye proviennent de lettres qu’il avait pu conserver et qu’il n’aurait pas daigné rendre publiques. Il possédait peut-être des manuscrits et nous considérons que, en dépit du témoignage apparent des lettres, il n’a sûrement pas recomposé de mémoire les trois « Immondes », trois sonnets parmi lesquels se trouvait une version du Sonnet du Trou du Cul. Tout comme Verlaine pour ses Poètes maudits, il a eu nécessairement accès à des manuscrits de Rimbaud et nous allons bientôt en donner la preuve à partir d’un dernier exemple.
Il existe un poème relativement inédit de Rimbaud que peu d’éditions daignent recenser. Ce poème incomplet a été baptisé d’un titre apocryphe La Plainte du vieillard monarchiste et il n’apparaît pas dans nombre d’éditions de référence des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud. Absent est-il de l’édition au Livre de poche par Pierre Brunel (voir aussi la collection La Pochothèque), de l’édition de la Pléiade par André Guyaux en 2009, de l’édition en Garnier-Flammarion de Jean-Luc Steinmetz, des éditions jumelles des collections Poésie / Gallimard et Folio par Louis Forestier, etc.
Dans son édition philologique des Poésies d’Arthur Rimbaud (Champion, 1999), Steve Murphy a repoussé ce poème dans une section très mal conçue intitulée Appendices. Cette section, dans laquelle manquent le débattu Poison perdu et la parodie de Banville de la lettre du 14 octobre 1875, rassemble des vers authentiques inclus dans la nouvelle Un cœur sous une soutane avec deux dossiers de témoignages problématiques : d’une part, les supposées reconstitutions de mémoire de Delahaye et, d’autre part, tous les faux de Labarrière que, de manière étonnante, Steve Murphy semblait alors envisager comme plus vraisemblables que les reconstitutions de Delahaye.
Prenons le temps de passer en revue les billevesées de Labarrière. Sous cette apparence sinueuse, notre étude peut proposer ici aux lecteurs l’épreuve du sentiment personnel quand il s’agit de démêler le vrai du faux. Labarrière a prétendu que Rimbaud lui avait fait don de quelques-unes de ses livraisons personnelles du Parnasse contemporain, ce qui déjà est impossible à prouver. Or, ces livraisons auraient été annotées par Rimbaud. Mais, en fait d’annotations, nous n’avons droit qu’à de piètres blagues potaches qui avaient pour elles d’être d’actualité en ces temps d’avènement des grandes élucubrations du surréalisme. Il faudrait croire que Rimbaud a multiplié la marque des points d’exclamation admiratifs dans la marge du poème Qaïn de Leconte de Lisle. Et on voudrait nous faire accroire que Rimbaud a anticipé les pratiques d’un André Breton en modifiant deux mots de deux poésies de madame de Blanchecotte : le vers : « Ce qu’à son pâle genre humain », serait devenu : « Ce qu’à son pâle phoque humain », et cet autre : « J’ai porté bien lourd mon chagrin dernier, » se serait métamorphosé en : « J’ai porté bien lourd mon chignon dernier, » sous la plume subversive du futur auteur des Illuminations. Ebloui par ces preuves convaincantes des méthodes de création hermétique du sieur Rimbaud, Jules Mouquet, qui n’aurait pas manqué de reconnaître la graphie rimbaldienne des deux dissyllabes « phoque » et « chignon », semble s’être immédiatement porté acquéreur de tels merveilleux documents qui, depuis lors, n’ont jamais reparu. Citant ces corruptions de madame de Blanchecotte dans une petite rubrique intitulée Récritures minimales, Steve Murphy avalisait, maladroitement et involontairement, un début d’authenticité dans son édition des Poésies de 1999 : « Ces modifications satiriques se trouvent, de la main de Rimbaud [sic], dans la 4e livraison du Parnasse contemporain, dans un exemplaire (non localisé) que Paul Labarrière a donné à Jules Mouquet » (page 879) et, dans sa notice (page 875), il insistait déjà en ce sens : « L’authenticité des modifications burlesques semble incontestable [sic] : J. Mouquet a été l’un des deux meilleurs spécialistes rimbaldiens de la période 1930-1950 et il est peu probable [sic] qu’il se soit trompé sur l’identification de l’écriture. »
Et, comme si cela ne suffisait pas, Labarrière est parvenu à convaincre le même Jules Mouquet, qui fut un « baron » (du Petdechèvre) des études rimbaldiennes entre 1930 et 1950, de ce que le donateur des « cahiers de Douai » lui aurait remis à son tour « un cahier de ses poésies ». Pour rappel : vers 1933, on croyait que les poèmes remis en 1870 à Demeny étaient rassemblés sous forme de deux cahiers reliés ensemble, ce qui a entraîné la légende d’un recueil par la suite. Ce cahier Labarrière (il n’existe pas) aurait été égaré au cours d’un déménagement en 1885. Selon de tels dires, il s’agissait d’un « carton écolier, cartonné souple, d’une quarantaine de pages environ, soigneusement écrites au recto et au verso, de sa belle écriture, large et un peu carrée. Pas de titre au recueil. Le nom de Rimbaud y était-il seulement indiqué ?... Il contenait cinquante à soixante pièces de vers, généralement courtes : trois à quatre strophes. » Tout cela nous est magnifiquement raconté, en langage d’expert comme on peut le voir, dans un article de Jules Mouquet de 1933 : « Un témoignage tardif sur Rimbaud », Mercure de France, 15 mai 1933, p.93-105. Cinquante à soixante pièces, voilà qui peut rendre jaloux Demeny, Verlaine et Forain eux-mêmes. Et le descriptif est croustillant dans ses moindres détails. La phrase : « Pas de titre au recueil », fait inévitablement songer aux considérations selon lesquelles il ne manque qu’un titre de recueil aux manuscrits de poèmes de 1870 remis à Demeny. On remarque également que Bouillane de Lacoste n’a pas encore brandi comme une vérité d’imprimerie l’approximation d’Izambard qui parlait de copies douaisiennes exclusivement reportées au recto des feuillets (Labarrière aurait possédé, lui, « une quarantaine de pages environ, soigneusement écrites au recto et au verso »). Ce cahier aurait été remis à Labarrière en février 1871 au plus tard, sachant qu’un soupçon désespérant et légitime nous laisse sur le sentiment qu’aucune composition d’Arthur ne nous est parvenue pour la période novembre 1870 – février 1871 (avec pour seule exception : Le Rêve de Bismarck). Grâce à Labarrière, nous pouvons croire que ce fut même paradoxalement la plus grande période créatrice de notre auteur. Et, cerise sur le gâteau, celui qui s’est improvisé ami privilégié du poète a pensé à nous livrer en guise de friandises quelques vers inédits.
Aidé par le puissant don de synthèse de sa mémoire, notre témoin va directement à l’essentiel dans la citation lacunaire suivante. Il a supprimé tout ce qu’il y avait de malicieusement adventice dans un quatrain qu’il a su adroitement résumer par deux phrases de prose, en sauvegardant magistralement la rime acrobatique des deux premiers vers qui est la reprise méritoire d’un procédé hugolien :

………..………………………………….. Sont-ce
…………(des tonneaux ?)…..……qu’on défonce ?
……………………………………………….Non !
C’est un chef cuisinier ronflant comme un basson.

Une seconde citation annonce visiblement la « lettre du voyant ». Dans un ensemble de mentions creuses qui ménageaient le clinquant et l’obscène, ensemble certainement digne de charmer, par esprit de famille, un quelconque poète symboliste de la fin du dix-neuvième siècle (Darzens, Tailhade et consorts), surgit le mot troublant de « Reliquaire ». Emule des prophètes bibliques, le poète épris de visions parvenait au petit clin d’œil à son propre futur. Izambard en fit le premier la remarque : le recueil sulfureux au titre coppéen apocryphe de Reliquaire fut publié au moment de la mort de Rimbaud en 1891. Voilà qui rend intensément logique la prémonition rimbaldienne d’Arthur Labarrière, mystique sans limite. L’ambiance stercoraire du quatrain annonce le désolant trépas du poète à Marseille, en se mélangeant sans doute à toute une atmosphère de consécration posthume nimbée d’or riant. Quel dommage que le chanteur n’ait pu reconstituer de mémoire le quatrain tout entier.

……. Parmi les ors, les quartz, les porcelaines,
………………………….. un pot de nuit banal,
Reliquaire indécent des vieilles châtelaines,
Courbe ses flancs honteux sur l’acajou royal.

Puis, en exhibant isolément le dernier vers du dernier poème du recueil inconnu, le dévoué Labarrière avait sauvé pour la postérité le vers le plus poignant qu’il ait jamais été possible de concevoir dans toute l’histoire de l’humanité, non sans plonger le biographe Jean-Jacques Lefrère dans une certaine expectative : « Le dernier alexandrin, le seul retenu par Labarrière, était superbe : ‘Et le poète soûl engueulait l’Univers !’ On ignorera toujours si ce poète imbibé [à savoir Rimbaud] s’en prenait au cosmos ou s’il se contentait d’apostropher le café de la place de la Gare qui portait ce nom. »
Enfin, le passage de dérision chansonnière de la lettre à Demeny du 10 juin 1871 : « Oh ! les vignettes pérennelles ! » serait l’octosyllabe d’incipit d’une poésie où il aurait été « question d’oies et de canards barbotant dans une mare ». Ne dites donc plus : « Labarrière, c’est quelque chose », mais dites : « Labarrière, c’est quelqu’un ! » Habile prestidigitateur, notre homme a réussi à introduire la grosse farce dans l’univers de tragédie grecque et de roman policier de la critique rimbaldienne ! Citons encore une fois l’édition philologique de Steve Murphy à la page 884… Ce sont précisément les derniers mots de son ouvrage : « Dans le doute, nous avons conservé ces fragments, non sans scepticisme. Néanmoins, Labarrière ne s’est jamais prévalu de ses rapports avec le poète pour se mettre en valeur et ses exemplaires annotés du Parnasse contemporain sembleraient confirmer que Labarrière et Rimbaud étaient de bons amis au collège. Ces vers, qui dateraient en principe de l’hiver 1870-1871, sont dans l’ensemble d’une inspiration légère, satirique (on notera [en] particulier […] la rime ludique sont-ce / défonce). » Malgré un jugement intuitif pertinent, le critique s’est laissé piéger par les scrupules du philologue, par cette sacro-sainte indécision qu’il est convenu de dénommer prudence.

A suivre…

3 commentaires:

  1. Jacques Bienvenu22 janvier 2011 à 18:58

    Mouquet fut en effet le baron du "pet de chèvre". Etiemble qui se moquait de ceux qui avaient cru en "La Chasse spirituelle" disait que son authenticité ne pouvait faire aucun doute.Il reconnaissait même "la qualité du langage" et les "tics de style" de Rimbaud. Plus recemment Steve Murphy défendit laborieusement ce texte avant que Marc Ascione ne l'écarte définitivement des oeuvres de rimbaud en 1991. Toutefois ce pet a fait moins de bruit que "La chasse".

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  2. DD dit : "Il [Delahaye] ne met guère en avant également la parodie en vers de Banville de la lettre du 14 octobre 1875 que Rimbaud lui a personnellement adressée." Quelle est cette parodie en vers de Banville svp ?

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  3. Rimbaud parodie l'ode funambulesque Madame Keller avec le calembour Keller - quel air, dans les vers du poème Rêve de la lettre à Delahaye d'octobre 1875: "Je suis le gruère" "Lefêbvre: "Keller!" On comprend ce que sont les émanations et explosions avec le roquefort, etc.
    Il s'agit d'un poème à la métrique déglinguée dans le prolongement des poèmes de 1872 tels qu'ils sont inclus dans Une saison en enfer.
    Rimbaud a entamé ensuite un second poème Valse dont il ne délivre qu'un seul vers.

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