samedi 28 janvier 2012

Boulevart et amaranthes, par Jacques Bienvenu

             

        Dans son édition des Poésies de Rimbaud, publiée en 1939, Henry de Bouillane de Lacoste donne le poème : « Plates-bandes d’amaranthes … » selon la publication faite dans la préoriginale de La Vogue N°8 du 13-20 juin 1886. Il commente en note :

 Nous n’avons à signaler que deux singularités orthographiques de cette première édition : elle écrit Boulevart et amaranthes, peut-être d’après l’autographe. 

Bouillane de Lacoste corrige cependant  en « Boulevard » et « amarantes ».

La réponse a été donnée soixante-sept ans plus tard lors de la vente Berès de juin 2006 (voir p.22). Sur le manuscrit était bien écrit « Boulevart » et « amaranthes. » Le mot « Boulevart » écrit avec un t à la fin  n’a pas posé de problèmes aux critiques actuels. Ainsi, Steve Murphy dans le premier tome de son édition philologique des Œuvres complètes de Rimbaud écrit-il en 1999 :

« On ne peut considérer comme une erreur ce t terminal qui était au contraire un trait d’orthographe tout à fait courant à l’époque ».

Cette question mérite d’être approfondie. Il est exact que l’orthographe « Boulevart » est attestée au 19ème siècle. Néanmoins, si elle était courante vers les années 1830 et avant, elle tend à se raréfier dans la seconde moitié du siècle. Ainsi le dictionnaire Bescherelle de 1861 écrit : « Boulevard et non Boulevart », excluant cette orthographe que le dictionnaire de l’Académie continue néanmoins d'accepter. La consultation des textes des écrivains et poètes de la seconde moitié du 19ème siècle montre que l’écriture « boulevart » est inexistante ou rarissime, chez Hugo par exemple. Chez les Goncourt, dont l’écriture précieuse est connue, elle n’y figure pas, sauf erreur. D’ailleurs, Rimbaud lui-même écrit « Boulevard » dans le poème Villes [II].

            Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad […] 

Je précise qu’il s’agit du poème  Villes dont le manuscrit est de l’écriture de Rimbaud et non de celle de Germain Nouveau. On pourrait alors se poser la question de savoir si en Belgique cette orthographe de « Boulevart » n’aurait pas été conservée en 1872. Divers documents montrent qu’il n’en est rien. Boulevard du Régent à l’époque de Rimbaud s’écrit « Boulevard ». En revanche il est attesté qu’on écrivait « Boulevart du Régent » vers 1830. Donc ce n’est pas une « erreur » de Rimbaud. Il y a eu volonté d’écrire « Boulevart » de la part du poète pour semble-t-il placer l'esprit de son poème à une date antérieure.

Dans cette liste il est écrit : Boulevard du Régent

Dans cet almanach il est écrit :  Boulevart du régent

            Il se trouve que cette question se pose à nouveau avec l’orthographe du mot « amaranthe ». Selon les dictionnaires classiques de l’époque comme le Littré de 1873 où le Bescherelle de 1861 l’orthographe « amaranthe » n’est plus mentionnée. Dès l’édition en plaquette des Illuminations dans La Vogue on écrivait « amarantes » sans suivre l’édition préoriginale du 13-20 juin 1886. Ceci n’est pas anodin. Soit les éditeurs ne possédaient déjà plus le manuscrit à ce moment là, soit ils ont pris la liberté de corriger le mot « amaranthe ». En 1886 « amarante » était déjà l’orthographe normale. Il faut d’ailleurs observer que Rimbaud lui-même avait écrit à Banville dans le poème « Ce qu’on dit… »

Le Lys qu’on donne au Ménestrel
Avec l’œillet et l’amarante

Cependant, comme pour « Boulevart », il ne s’agit pas d’une « erreur » de Rimbaud. L’orthographe « amaranthe » est attestée à une date plus ancienne. Ainsi dans le poème de Du Bellay « De deux amants à Venus » on peut lire :
…….
Avec le lis, l’amaranthe immortel
……..
On trouve aussi cette orthographe dans les anciens recueils des jeux floraux de Toulouse dont parle Rimbaud.
Tous les éditeurs successifs de Rimbaud ont écrit « amarante » à l’exclusion de l’édition préoriginale de La Vogue. On peut regretter que Steve Murphy n’ait pas cru bon de dire un mot à ce sujet dans son article pourtant consacré à la révélation du manuscrit de la collection  Berès en 2006. C’était là un élément philologique de première importance.

            En conclusion, il semble bien  que Rimbaud ait écrit « Boulevart » et « amaranthes » en rajoutant dans son poème une dimension temporelle à celle d’un espace géographique bien  délimité. Une exégèse du poème ne saurait, à mon avis, faire l’économie de cette hypothèse. 




dimanche 15 janvier 2012

Compte rendu d'un article de Benoît de Cornulier sur le poème « Juillet », par David Ducoffre



En partie à la suite des travaux de Jacques Roubaud et de son livre La Vieillesse d’Alexandre, Benoît de Cornulier, qui a su distancer son devancier, s’est imposé comme le spécialiste incontesté des études de versification. La lecture indispensable pour toute personne qui aime lire des vers est celle de son livre de 1982 Théorie du vers dont la réédition est plus que souhaitable. Ce livre a remis en cause plus de cent ans de discours universitaires incompétents sur la versification. La lecture des travaux ultérieurs de Cornulier ou d’autres ne saurait remplacer la consultation directe de cet ouvrage où l’étude de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé prend toute son importance. Par ses atteintes aux règles de la versification, Rimbaud est un objet d’étude idéal pour notre auteur. A l’instar des poètes de son époque, Rimbaud a commencé par s’autoriser des configurations syntaxiques licencieuses à la césure dans ses poèmes en alexandrins, mais, à partir de 1872, le dérèglement est trop abondant pour que l’on puisse aborder les questions de régularité métrique en toute sérénité. Les « derniers vers » de Rimbaud posent des problèmes d’identification de la césure, voire d’identification des rimes et du schéma des rimes (strophes). On pourrait penser que, depuis 1982, les travaux de Cornulier sont essentiellement de consolidation de sa théorie ou de mise en application. Les comptes rendus des travaux de Cornulier donnent nettement l’impression d’une théorie désormais acquise ou figée. En réalité, au moins depuis quelques années la réflexion théorique de fond semble réengagée et notre auteur se pose des questions sur l’exclusion ou non de la césure dans les vers de dix, onze et douze syllabes de Rimbaud à partir du printemps 1872. Les recherches récentes de Cornulier tendent également à réduire la possibilité d’un recours à l’excuse d’une compensation par le trimètre dans les cas difficiles. Ainsi, dans le cas de l’alexandrin de Ma Bohême :

Comme des lyres, je tirais les élastiques[,]

le métricien tend à discréditer la lecture banalisée en trimètre (Comme des ly- / res, je tirais / les élastiques), mais anachronique et sans intérêt littéraire, au profit d’une césure audacieuse qui détache le pronom « Je » de sa base verbale « tirais » au moyen de la césure. Selon moi, la trop facile admission des trimètres et des alexandrins semi-ternaires (8-4 ou 4-8) est justement la principale faiblesse à corriger en ce qui concerne la théorie du vers de Benoît de Cornulier. Le refus des thèses du déplacement possible de la césure est donc en train de se radicaliser par ce premier mouvement de contestation contre le repérage artificiel des trimètres, tandis que les licences des poètes entrent de plus en plus dans le domaine de l’effet de sens et que leur approche attentive est de plus en plus supposée participer de la correcte compréhension du discours poétique. Dès 1980, Benoît de Cornulier avait lu comme un effet de sens métrique l’enjambement de mot à la césure du célèbre vers suivant du Bateau ivre :

Je courus ! Et les Pén + insules démarrées[…]

La césure ne découpait pas innocemment le mot après la première syllabe (« Pén » : « presque », « -insule » : « île »), puisque le vers énonçait précisément cet arrachement au continent (« démarrées »). La tension de la forme faisait écho à la violence du sens.
La première manière en vers de Rimbaud ne pose plus désormais de problème théorique global : il est surtout simplement question de préciser les effets de sens, ce qui oblige le métricien à faire intervenir des considérations littéraires autres que métriques, avec tout le risque d’intuitionnisme que cela peut représenter. En revanche, les vers irréguliers de 72 continuent de poser un problème théorique important, quand bien même Jacques Bienvenu a pu signaler à l’attention l’influence décivise du Petit traité de poésie française de Banville dont la publication, partielle puis intégrale, n’avait pas attendu l’année 1872 comme nous avions pu le croire jusqu’à présent.
 Benoît de Cornulier s’est également confronté à l’hermétisme des vers de Rimbaud. Plusieurs études de référence lui sont dues sur des poèmes tels que Les Premières CommunionsJeune Ménage et « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… ». En ce qui concerne Jeune Ménage, son analyse ne concerne pratiquement pas la versification troublante du poème. La somme de ses études sur Rimbaud a été publiée récemment en un seul ouvrage aux éditions Classiques Garnier : Rimbaud. De la métrique à l’interprétation. Il s’agit de l’un des principaux livres d’auteur sur Rimbaud de ces dernières années avec le Rimbaud et la Commune de Steve Murphy et le Rimbaud dans son temps d’Yves Reboul, ouvrages essentiellement de compilation d’articles parus tous deux dans la même collection, chez le même éditeur. Toutefois, les publications se poursuivent et nous pouvons découvrir un nouvel article de Benoît de Cornulier dans la revue d’études rimbaldiennes de référence : « Rimbaud, metteur en scènes de Juliette en Juillet », Parade sauvage n°22, 2011, p.101-176. Malheureusement, cet article nous déçoit quelque peu.
En dépit de sa longueur (76 pages), il contient très peu d’idées neuves. Il ne me semble pas que l’idée de voir un jeu de mots sur « boulevard » entre « Boulevart du Régent » et « théâtre de boulevard » soit nouvelle. L’étude métrique n’est pas synthétique, mais diffuse, dispersée dans un ensemble de considérations hétérogènes. Les idées essentielles au plan de la versification ne peuvent apparaître qu’à un certain degré d’attention et les conclusions métriques manquent de fermeté. Le poème Juillet, titre authentique du poème « Plates-bandes d’amaranthes… » qui a pu être établi à partir de la divulgation du manuscrit lors de sa mise en vente en juin 2006, est écrit en vers de dix syllabes, mais il s’agit de préciser encore le type de vers de dix syllabes employé par Rimbaud. Le décasyllabe littéraire classique suppose une césure après la quatrième syllabe et donc deux hémistiches de respectivement quatre et six syllabes. Un autre type de décasyllabe apparaît dans les chansons et a été remis à l’honneur par les poètes du dix-neuvième siècle, il comporte une césure après la cinquième syllabe et se compose par conséquent de deux hémistiches de cinq syllabes. L’article de Benoît de Cornulier ne s’intéresse que ponctuellement à cette question et ne formule guère d’hypothèses globales sur le sujet. Il constate simplement, pour quelques cas isolés, que la lecture classique en hémistiches de quatre et six syllabes semble ici subir quelques outrages. Il remarque en particulier des cacophonies et des « e » féminins qui plusieurs fois coïncident avec l’emplacement prévu pour la césure classique, sans en tirer de conclusion clef, ou du moins sans proposer de synthèse sur le sujet. Voici les vers en question avec mention + de l’emplacement normal de la césure dans un décasyllabe littéraire :

Plates-bandes + d’amaranthes jusqu’à
L’agréable + palais de Jupiter.
[…]
La Juliette, + ça rappelle l’Henriette,
[…]
Où mille dia+bles bleus dansent dans l’air !
[…]
Bavardage + des enfants et des cages.

Fenêtre du + duc qui fais que je pense
[…]

Si liaison avec la césure il y a, la cacophonie « du duc » est particulièrement choquante. La même remarque vaut pour la succession « -ble bleus » du vers : « Où mille diables bleus dansent dans l’air ! » Loin de nous l’idée de trouver choquante avec Malherbe ou d’autres classiques l’homophonie de deux syllabes qui se suivent. Ce qui est choquant, c’est la proximité de ces redoublements avec la position clef attendue pour la césure. Or, cela a d’autant plus l’air ici de ressembler à un fait exprès que la syllabe « ble » redondante dans le vers : « Où mille diables bleus dansent dans l’air ! », est précisément la syllabe qui ponctuerait les premiers hémistiche du second vers et du quatrième dans l’hypothèse d’une lecture forcée en décasyllabes réguliers. Les césures des deux premiers vers, malgré les exemples du Moyen Âge (Villon), seraient ici forcées, car appuyées sur des « e » féminins, mais que dire de la mention avec majuscule du monosyllabe « Bleu » au vers 4, signe tangible d’un fait exprès insolent :

Plates-bandes + d’amaranthes jusqu’à
L’agréable + palais de Jupiter.
– Je sais que c’est + Toi, qui, dans ces lieux, P[ère,]
Mêles ton Bleu + presque de Sahara !
[…]
Où mille dia+bles bleus dansent dans l’air !

Pourquoi si Benoît de Cornulier s’aventure sur ce terrain, ne présente-t-il pas de manière plus ostentatoire l’hypothèse d’une métrique de « plates bandes » (sans trait d’union) ? Voilà près de trente ans que nous en sommes à l’idée qu’il n’y a pas de césure aux vers de dix, onze et douze syllabes de Rimbaud, à partir du printemps 1872. Les critères discriminants habituels ne sauraient plus s’appliquer, du moins de la même manière, à ces poèmes, mais il n’en reste pas moins que la question de l’absence ou non d’une notion de césure applicable à ces vers n’a jamais été tranchée au plan théorique. Tout se passe comme si Benoît de Cornulier n’arrivait plus qu’à constater l’irrégularité des vers de 72, comme si un positionnement théorique dérivé n’était pas tenable. L’idée est la suivante : si Rimbaud chahute la reconnaissance de la césure, deux possibilités s’offrent à nous. Ou bien toute reconnaissance est impossible, ou bien il est loisible de repérer la mise en abîme du chahut métrique en dénonçant l’exhibition des ficelles trop voyantes utilisées par le poète. Le poète lui-même a pu entretenir la possibilité d’un tel repérage.
Deux rimes du poème (vers 1 « jusqu’à » et vers 7 « Quelles ») montrent que les frontières métriques peuvent demeurer malgré les outrages, puisque le retour à la ligne après deux telles rimes confirme le maintien de la structure en vers. Les deux premiers vers exhibent la même provocation d’un « e » à la césure. Positionnées différemment, deux cacophonies ont l’air de participer à un brouillage métrique au plan de la césure. La syllabe « ble » ou « bleu » semble un fil conducteur reliant plusieurs vers chahutés entre eux. Remarquons encore le parallèle troublant entre les indications de lieu pour les deux (ou trois) vers suivants :

(Et liane ont + ici leurs jeux enclos)
Ombreux et très + bas de la Juliette.
Qui dort ici- + bas au soleil. / Et puis

Cela commence à faire beaucoup.
Rappelons qu’en termes d’analyse métrique, la lecture forcée des vers suivants ne relève pas de l’enjambement de mots à la césure :

Après les fe + sses des rosiers, balcon
Où mille dia+bles bleus dansent dans l’air !
Sur la guita+re, la blanche Irlandaise.

Il s’agirait de césures à l’italienne. Or, nous voici devant un constat étonnant. Le poème compte 28 vers et, dans l’hypothèse d’une lecture en décasyllabes traditionnels, il ne présenterait qu’un seul enjambement de mots stricto sensu au vers 14, vers médian du poème donc, et sur le mot significatif qu’est « station » :

Charmante sta+tion du chemin de fer[.]

Le mot « station » est interrogé à plusieurs reprises dans cet article, ainsi que son suffixe, mais cette considération métrique a complètement échappé à Benoît de Cornulier malheureusement. Pourtant, les conclusions nous semblent sans appel. Le poème Juillet a pour cœur le chevauchement de la césure au vers médian 14 du mot « station » et il est entièrement conçu sur un dérèglement de la césure du décasyllabe littéraire traditionnel aux hémistiches de quatre et six syllabes. Plusieurs vers présentent une conformation nette à ce modèle, notamment vers la fin du poème.
Toujours en ce qui concerne la versification, Benoît de Cornulier s’intéresse aux défauts des rimes et à la reprise du même mot « silence » en conclusion des deux derniers quatrains. Mais s’il parle de la nécessité des vers de rimer entre eux, il ne définit pas le modèle de quatrain qui a été chahuté. Le problème d’alternance mis à part, les trois derniers quatrains sont réguliers et montrent sans aucun doute possible que le référent du poème est le quatrain à rimes embrassées ABBA. Les rimes des premiers quatrains devraient donc s’analyser comme des déviances par rapport à ce modèle et nous retrouvons l’idée d’une plus grande régularité métrique à la fin du poème. Il devient de plus en plus évident que l’approche de Benoît de Cornulier a trop privilégié l’analyse au détriment de l’effort de synthèse.
Pour ce qui est du sens à donner au poème. Les remarques du critique peuvent ne pas manquer de finesse, mais elles prolongent bien souvent des idées de départ qui ne sont pas à proprement parler des découvertes et, comme cela est maintes fois reconnu au cours de l’analyse, l’orientation du discours de Rimbaud ou la visée des images accumulées demeurent des énigmes. L’adjectif « bleus » entraîne un commentaire étonnant pour l’expression lexicalisée « diables bleus », ce qui nous a surpris. Ce n’est qu’en passant et en note de bas de page que le lien des « amaranthes » à une pièce de Molière est considéré, alors que cela permet d’établir une passerelle avec la sixième des Ariettes oubliées du recueil verlainien Romances sans paroles. La position à la rime de « jusqu’à » n’est pas située dans un contexte historique. Hugo a initié l’idée de placer cette forme devant la césure dans ses Châtiments de 1853. Rimbaud a osé la dislocation « lorsqu’à + travers » dans Le Bateau ivre et Verlaine a placé cette forme « jusqu’à » à cheval à la césure dans son poème Birds in the night, à la manière de Philothée O’Neddy qui avait procédé de la sorte dans son recueil Feu et flamme de 1833, vingt ans avant que Victor Hugo n’impose sa vue sur le sujet. Une telle considération d’histoire littéraire permet justement d’envisager ce poème comme une création des mois de juillet-août 1872, contemporainement aux poèmes de Verlaine, Ariettes oubliées ou Birds in the night.
C’est justement ici que l’étude de Benoît de Cornulier prend sa forme la plus déconcertante. Sans qu’aucune raison forte ne soit présentée, l’auteur suppose que le poème Juillet soit postérieur à l’incarcération de Verlaine en juillet 1873. Il y ferait même allusion, hypothèse déjà émise il y a longtemps par Robert Goffin et soutenue ensuite par Antoine Fongaro. Mais il est impossible de relever le moindre argument probant en ce sens dans l’article. Il est affirmé que Verlaine a été jugé dans un palais de justice situé sur le boulevard du Régent en juillet 1873, mais cette affirmation n’est nulle part vérifiée et ne permet pas de comprendre un poème où il n’est pas question de tribunal, mais de « station de chemin de fer », de « cages », etc. Certes, une cage peut faire songer à une prison, mais Verlaine n’a pas été incarcéré sur le « boulevard du Régent » et c’est la localisation d’un « palais de Jupiter » que nous cherchons. Qui plus est, le séjour de Rimbaud à Bruxelles en 1873 est connu. Il passe le plus clair de son temps à l’hôpital avant de repartir à Charleville. Lors de sa permission, la veille de sa sortie de l’hôpital, il a remis en mains propres une lettre de désistement au juge t’Serstevens et il a visiblement pris contact avec l’éditeur Poot de son futur livre Une saison en enfer. Rimbaud arrivé à Bruxelles dans la nuit du 8 juillet 1873 et il n’a tenu compagnie à Verlaine que les 9 et 10 juillet en sachant que le récit de ces deux journées a intéressé la Justice et nous est donc parvenu. Le poème Juillet, d’une certaine légèreté de ton, ne cadre pas avec les données biographiques qui nous sont parvenues.
La plupart des arguments avancés par Benoît de Cornulier cadrent spontanément avec une datation favorable à l’année 1872 : l’intérêt pour Favart, les parentés formelles abondantes avec les Romances sans paroles, voire l’idée de veuvage dans la séparation avec Mathilde (à supposer que l’emploi du mot « veuve » dans le poème y fasse référence). Juillet se rapproche fortement de la sixième des Ariettes oubliées et surtout des Paysages belges. Or, il est question de la part de Verlaine d’une littérature de voyage comique sur le modèle de Théophile Gautier. La Belgique n’a pas le prestige de l’Espagne et autres destinations exotiques. Gautier a adopté une esthétique poétique particulière pour relater son voyage en Belgique et il me semble évident que Verlaine et Rimbaud s’inspirent de son exemple. L’opposition à la rime « Irlandaise » :: « guyanaise » ne va-t-elle pas clairement dans le sens de la dérision ? Les « Plates-bandes d’amaranthes » ne finissent-elles pas en équivoque « désert du Sahara » ? Comment cette dérision pourrait-elle se raccorder à un traitement pour le moins méprisant de l’incarcération de Verlaine ? Rien ne justifie de pareilles liaisons dans le poème. L’idée serait que Juillet se réfère au poème Images d’un sou transcrit par Verlaine en prison, et cela en plusieurs épisodes. Mais, outre que les liens éventuels sont à consolider entre les poèmes, je me garderais bien de considérer que le poème Images d’un sou est une composition nouvelle, plutôt qu’un remaniement, lorsque Verlaine le diffuse dans sa correspondance à la fin de l’année 1873. Rappelons que le rapprochement est avant tout troublant avec le bref poème sans titre « Est-elle almée ?... » aux quatrains de rimes plates AABB cette fois, lequel poème présente la même esthétique et une première mention datée précisément de « juillet 1872 » de la phrase exclamative « C’est trop beau ! » Enfin, Benoît de Cornulier déclare qu’il est absurde de penser que Rimbaud a dû abandonner au plus vite la versification déréglée mise au point au printemps 1872. Je pense exactement l’inverse. Cette versification déréglée n’était pas une nouvelle esthétique simplement affectionnée par l’auteur, mais elle relevait de la polémique. Les poèmes datés de mai à août 1872 montrent que Rimbaud a passé en revue diverses possibilités d’entrave aux règles de la versification (mauvais décompte des syllabes, impossibilité de retrouver la césure, mélange des cadences masculine et féminine dans une rime, hétérométrie retorse de Fêtes de la faim, défauts de rimes, etc.). Les poèmes non datés sont pour le moins peu nombreux (six !) et ne présentent aucune nouvelle forme de transgression, à l’exception des purs refrains de chanson. Ces purs refrains de chanson se trouvent dans des textes bien précis : la version de Chanson de la plus haute Tour du livre Une saison en enfer, texte du poème « Ô saisons ! ô châteaux ! » qui est le seul présenté comme postérieur au franchissement de la mer dans Alchimie du verbe. Ce type de refrain est adopté par Verlaine « Dansons la gigue ! » dans un poème Streets daté de 1872 et cette évolution vers le refrain était amorcée dans Fêtes de la faim daté d’août 1872. Nous avons récemment montré qu’il était tendancieux de considérer que deux poèmes de Rimbaud dataient de septembre 1872. La publication des Corbeaux n’a rien à voir avec sa date de composition et le dizain « L’Enfant qui ramassait les balles… » n’est que la copie par Rimbaud d’une création de Verlaine, comme le prouve la signature « PV » du manuscrit. Verlaine a lui-même dit clairement que Rimbaud n’avait pas écrit en vers au-delà de ses 18 ans, au-delà de 1872, double affirmation lourdement précisée dans la préface au volume Poésies complètes édité par Vanier en 1895.
Nous estimons que Verlaine a menti au sujet de la datation des poèmes en prose pour cacher au public que le drame de juillet 1873 avait mis un terme à la carrière poétique de Rimbaud. En juin 2007, dans la revue Rimbaud vivant, nous avons signalé à l’attention plusieurs anomalies du témoignage de Verlaine : impossibilité d’écrire des poèmes en Belgique en 1873, voire en Allemagne en 1875, datation des poèmes Aube et Veillées I comme antérieurs au départ belge de juillet 72 dans la notice sur Arthur Rimbaud des Hommes d’aujourd’hui. Nos arguments ont été repris tout récemment par Yves Reboul dans son livre Rimbaud dans son temps. Plus que jamais l’idée d’une composition des poèmes en prose après celle du livre Une saison en enfer est fragilisée.
Le poème H fait allusion à la feinte de « L’Enfant qui ramassa les balles… » et à la famille impériale (« Hortense »), alors que Napoléon III est décédé au tout début de l’année 1873. L’intertexte du mot « operadique » du poème Nocturne vulgaire, comme Jacques Bienvenu nous l’a fait remarquer, est comme par hasard lui aussi une publication antérieure au drame de juillet 1873. Il ne s’agit pas du livre L’Art du XVIIIème siècle des Goncourt lui-même, mais de la publication d’un extrait dans La Renaissance littéraire et artistique en avril 1873. Aucun intertexte postérieur à juillet 1873 n’a été mis à jour pour un quelconque poème en prose de Rimbaud, fait proprement étonnant. En revanche, nous avons montré que le poème Beams daté du « 4 avril 1873 » par son auteur Verlaine s’inspirait de passages précis des poèmes A une Raison et Being Beauteous.
Maintenant, il appartiendra à ceux qui prétendent nous contredire d’expliquer pourquoi Verlaine n’aurait jamais parlé de ce que Rimbaud a nécessairement écrit de septembre 1872 à avril 1873. Voilà qui ne devrait pas manquer d’intérêt.
Tout récemment, un élément pouvait sembler aller dans le sens d’une datation tardive du poème Juillet. Dans la rubrique Théâtres du numéro du premier mars 1873 de La Renaissance littéraire et artistique, il est question de l’intérêt des Belges pour une Irlandaise aux yeux bleus. Nos recherches nous ont appris qu’il s’agissait d’une histoire de proxénétisme en liaison avec le personnage d’Hugelman ciblé par la rubrique avoisinante des Poètes morts jeunes, ce qui intéressera difficilement la lecture du poème de Rimbaud. A l’heure actuelle, le poème Juillet demeure une grande énigme rimbaldienne, mais il reste fort délicat d’envisager qu’il puisse dater de l’été 1873.

mardi 10 janvier 2012

Message de Bernard Teyssèdre suite à l'article "L'inventeur du zutisme", par Jacques Bienvenu

         En accord avec Bernard Teyssèdre,  je publie ici le petit message qu'il a écrit sur son blog à la fin de son article sur La Palférine.
 JB


       Jacques Bienvenu, dans son blog « Rimbaud ivre », a découvert que le La Palférine qui fait dire zut à Montaigne est le journaliste et pamphlétaire Eugène Vermersch. J’avais cru identifier La Palférine avec Edouard Plouvier sur la foi des deux dictionnaires des pseudonymes qui faisaient autorité à cette époque, ceux de Charles Joliet (1884) et de Georges d’Helly (1887). Mais les arguments de J. Bienvenu me semblent très convaincants, d’autant que Vermersch était en 1868 un collaborateur habituel de la revue Paris-Caprice. Si La Palférine est bien le pseudonyme de Vermersch, ce n’est pas seulement le pastiche de Montaigne qu’il faut lui restituer, c’est l’ensemble des nombreux articles signés La Palférine que Paris-Caprice a publiés cette année-là (notamment celui du 3 octobre sur « les Ornières de l’amour » qui est la féroce mise en boîte d’une pièce de théâtre, ce qui m’avait paru s’accorder avec la personnalité de Plouvier, lui-même homme de théâtre). Au passage, Bienvenu a relevé une bévue impardonnable de mon article: j’ai l’air d’attribuer à Théophile Gautier les Odes funambulesques, alors que c’est bien évidemment Théodore de Banville qu’il fallait lire (ces odes sont l’un de ses recueils les plus admirés par Verlaine, Valade et Charles Cros). Comme il s’agissait d’un simple lapsus, je me suis permis de corriger.

samedi 7 janvier 2012

L'inventeur du zutisme, par Jacques Bienvenu

           M. Bernard Teyssèdre, auteur du livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique a eu la bonne idée il y a quelque temps de mettre en ligne des articles sur son blog. L’un d’eux est particulièrement intéressant car il est question d’un mystérieux article signé par un certain La Palferine, en 1868. Il convient d’abord de présenter la façon dont M. Teyssèdre en parle. Dans son livre, il signale l’existence de cet article inconnu, mais il ne dit pas d’où vient cette découverte. Sur son blog, il écrit : « Pendant que je travaillais à mon livre sur A. R. et le foutoir zutique, j'ai été intrigué d'apprendre qu'un article intitulé "Zut ! ou du zuttisme et des zuttistes" avait été publié dans un magazine mi-littéraire mi-humoristique, Paris-Caprice, en septembre 1868 – c'est-à-dire trois années avant la fondation du Cercle zutique par un groupe de poètes amis de Rimbaud. Mon étonnement s'est mué en perplexité (voyez, je ménage mes effets) lorsque je me suis rendu compte que ce texte était doublement imposteur : il était signé d'un nom trop manifestement balzacien pour n'être pas un pseudonyme, La Palférine, et il se présentait comme la "copie très-conforme" d'un "extrait d'un chapitre inédit de Montaigne".»
          
      Mais on ne sait toujours pas d’où M. Teyssèdre tient son information. De plus, il nous est dit que cet article est une sorte de relique presque impossible à consulter. Ainsi toujours sur son blog, il écrit : « Il n'existe, à la BN, qu'un exemplaire unique de la revue Paris-Caprice, en si piètre état que sa consultation est interdite au public à moins d'une autorisation spéciale qu'il faut demander plusieurs jours à l'avance, qui n'est valable que pour une demi-journée et qui n'est, en principe, pas renouvelable. J'ai dû recopier l'article à la main » Voilà de quoi intriguer ! Mais si on relit la préface de M. Lefrère, on apprend que l’information viendrait de notre biographe de Rimbaud, information que Pascal Pia lui aurait jadis confiée. Signalons tout de même que l’article de La Palférine est cité dans l' Histoire du pastiche de Paul Aron précisément donnée en référence dans la bibliographie de M. Teyssèdre et que Paris-Caprice est disponible dans d’autres bibliothèques que  Paris par le PEB. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel reste qu’un oiseau rare a été mis en évidence par B. Teyssèdre et c’est bien le pouvoir des blogs de communiquer des informations gratuitement et à tout le monde. Félicitons M. Teyssèdre pour son initiative, d’autant plus qu’il estime avoir résolu l’énigme du pseudonyme : La Palférine.
  
          Mais c’est là que les choses se compliquent car je ne suis pas du tout d’accord avec M. Teyssèdre qui passe, selon moi, à côté de la question. Après de longues recherches et hypothèses sur ce pseudonyme, M. Teyssèdre s’est résolu à consulter deux dictionnaires et c’est par là où, dit-il, il aurait dû commencer. Ces deux dictionnaires sont en ligne. Profitons-en. M. Teyssèdre y a trouvé son pseudonyme et l’attribue à un certain Plouvier. Le problème est que si l’on regarde attentivement les dictionnaires, ce n’est pas "La Palférine " mais "de La Palférine" (voir à Cagliostro pour ce lien) qui est donné comme pseudonyme. Et ce petit « de » est un peu gênant d’autant plus qu’on ne voit pas du tout ce que vient faire Plouvier dans Paris-Caprice si on examine son parcours. Je pense que M.  Teyssèdre s’est trompé et que La Palférine cache un nom beaucoup plus intéressant, passionnant même, car, disons-le tout de suite : il s’agit du fameux communard Eugène Vermersch bien connu de Verlaine et Rimbaud.

            Avant d’en apporter la preuve, il convient d’exposer certains éléments biographiques sur Vermersch. Quand il arrive à Paris à 20 ans, Vermersch a l’ambition, comme tous les jeunes attirés par la Littérature à cette époque, de devenir poète. Il rencontre au quartier latin Baudelaire, plus tard Charles Cros, André Gill, toute une bohème bien connue des rimbaldiens. Très vite, il devient l’ami de Verlaine dont il était si admirateur qu’il fut prêt à se battre en duel contre un plumitif qui avait critiqué les vers de l’auteur des Fêtes galantes. Il publie plusieurs recueils de poésies, participe comme journaliste à un nombre incalculable de revues. C’est ici qu’il faut attirer l’attention sur un aspect très important de Vermersch : son goût pour le pastiche et la parodie. Ainsi, en 1869, dans une revue dirigée par André Gill au titre significatif La Parodie,  Vermersch donne un article intitulé :  « Caprices et variations sur des thèmes parnassiens ». C’est un ensemble de plusieurs poèmes qui sont des pastiches notamment de  Valade, Mendès, Coppée ainsi que de Verlaine présenté sous le nom de « Pôle-Vers-L’aine ». L’auteur des Fêtes galantes  signale dans la  préface d’un livre de Vermersch que celui-ci avait imité Banville, mais sans le vouloir cette fois. Il ajoutait : "Qui n’a dans ses primes ans suivi, fût-ce de trop près, l’irrésistible Maître ?". Je me permets de signaler à M .Teyssèdre que ce n’est pas Théophile Gautier qui a écrit les Odes funambulesques, mais Théodore de Banville. (M. Teyssèdre a rectifié son erreur le 10/1/2012, voir son message). Ce « lapsus » de M. Teyssèdre est bien révélateur, car il montre à quel point l’importance de Banville est sous-estimée en ce qui concerne les études rimbaldiennes. Vermersch d’ailleurs va parodier Banville dans une autre série de pastiches intitulés « Les Binettes rimées » qui furent  publiés en 1868. 

Banville caricaturé par Régamey dans "les Binettes rimés"

Ce pastiche « Glorieux Pantoum » a été remarqué comme présentant des similitudes avec le poème de Rimbaud « Ce qu’on dit… » envoyé à Banville en 1871.Vermersch publiera « Le testament du sieur Vermersch » qui est inspiré de celui de Villon. Ce goût  pour le pastiche et la parodie est tel que dans l’anthologie du pastiche de Léon Deffoux on lui consacre trois pages sous le titre « Le cas Vermersch ». André Gill qui est un de ceux qui ont le mieux connu le Communard écrit dans ses souvenirs qu’ « il était obsédé de la manie d’imitation qui avait daté ses débuts » Et il ajoute même qu’avec Le Père Duchêne,  c’est le pastiche qui l’a perdu. Il explique qu’il avait voulu pasticher Hébert, comme il avait pastiché Villon, Rabelais, Hugo, Leconte de Lisle etc.

Vermersch avait en effet pastiché Rabelais dans l’introduction de ses « caprices ». Cela vaut la peine d’en donner le texte :

Je vous offre, Seigneurs Lecteurs, la présente pannerée de vers finement aornés et ouvraigés merveilleusement, doctement ciselés en des matières ardues et difficiles dont je vous advise. Si croyez que cette poésie de haulte graisse céle des mystères horrifiques, rien n’y entendez. Quand bien aurez pesé ce qui y est déduict, vous cognoistrez que la boîte est bien d’aultre valeur que la drogue en icelle contenue. C’est ce jour d’huy l’heure d’escripre ces haultes matières et sciences profundes où n’a part le vulgaire, et ainsi en a délibéré l’Eschole Parnassienne qui boit à plein godet au fons caballin friand, riant, priant, céleste et délicieux, mieux sentant que roses, en l’officine du libraire Lemerre. A plus hault degré je n’aspire, sinon au triumphe de gaudisserie et joyeulseté, et mieulx l’estime que rien plus. Et poinct ne fâcherai les gentils poëtes, desquels je gouste les inventions transcendantes et le style mirifique, et qui tous sont tant bons, tant humains, gracieux et débonnaires qu’ils consentiront à la prosopopée sans chauver des aureilles comme un asne d’Arcadie matagrabolisé par les mousches. Poinct ne veux-je jouer aux escoublettes, et le badinage ne participe mie de méchanceté – ci-contre est la glorieuse phantaisie des beaux papillons et des doulce-arundelles [sic] ; non la maulvaise colère des harpies et bouct volants. Arrière donc, caphards, matins, culletants qui vouldriez articuler mon vin et compisser mon tonneau ! Hors de mon soleil, canaille, au diable, bren pour vous ! Mais vous, buveurs très-illustres et goutteux très-précieux, humez le piot que vous offre ; à vous, non à d’aultres, ces joyeuses mocqueries sont dédiées, et pour vous les ai faictes dans les folâtres brasseries d’Allemagne, au bruit des pintes et des verres et parmi les jambons, saulcissons, pots de moutarde et montagnes de choucroute, mieux flairant que musc, zivette et ambre gris.

EUG. VERMERSCH.

C’est le moment de donner le texte de l’article signé La Palferine dans Paris-Caprice en 1868. J’emprunte à M. Teyssèdre une partie de sa transcription que l’on trouvera complète sur son blog :

Zut ! ou du zuttisme et des zuttistes

En ce temps bizarre et tumultuaire, ce n'est poinct un des moindres objets de curiosité que ce goûst de la génération présente pour les frivolletés et plaisirs fugaces et vuides. Tous ces ieunes gens que nous veoyons par les rues et halles, délicats et mols, secouant les aureilles et courbez soubs l'oubliance du bien sçavoir et du bien dire, avec toute leur pensée bandée aux modes du iour, et encores qu'ils n'ayent rien en eulx d'aventureux et de fier, ont-ils la puérile ambition de vouloir paraistre plus fins que le gros du peuple. J'ai pieça resgardé au mirouer de leur ame et poinct, d'ores en avant, ne me saurayent-ils piper : et, à le vray dire, poinct n'est nécessaire de un long temps sonder leurs coeurs, pour en descouvrir la mensonge et fourbe misérables.
Ce sont les zuttistes que je veulx dire ; à sçavoir les damoiseaux bavards et folastres qui plassent tout le but de leurs entreprinses à l'esiouissance de leur corps et guignent du doigt les nouvelletés, sans préoccupation aulcune des chouses de l'esperit. Ce sont ceulx-ci qui ont, quand et eulx, apporté chez nous cette accoustumance de fols accoustrements, cette male raige des fallacieuses vanités, et cette gayeté bruyante et lourde où il n'y a que babil. L'envye de paroistre, qui tue la bonne simplesse et naifveté et fiert d'un mortel coup le trèsgratieux entregent, les tient, enlasse et dévore. Les girouettes tournoyantes ne sont rien au prix d'eulx, des l'instant qu'on leur laisse appercevoir le né d'une chouse sérieuse, et sur l'heure s'en vole de leurs bouches vlesmies, ce vocable, qui ronfle comme un freslon malade : Zut !
[…]
(Extrait d'un chapitre inédit de MONTAIGNE.)
Pour copie très-conforme :
LA PALFÉRINE




      On commence donc à comprendre qu’il ne serait pas impossible que Vermersch fût l’auteur de l’article. Allons plus loin. Plusieurs personnes savaient que Vermersch était La Palférine. La première dénonciation a été faite dans un article du Figaro du 25 mai 1869 où nous lisons :

Le Gaulois avait commencé une série de portraits assez lestement troussés, le Musée Parisien. Avant-hier, M. Alexandre Weill y figurait à son désavantage. Voici la lettre qu'il écrit à ce sujet, et que je trouve dans l'Universel :
« L'homme qui signe La Palférine dans le Gaulois s'appelle Vermersch. Ces articles ont été présentés à M. de Pêne qui les a refusés.M. Vermersch a déjà publié contre moi un libelle avec ma caricature. Il s'en est vendu dix exemplaires, et c'est moi qui les ai achetés. »

Vermersch répliqua dans Le Gaulois évidemment que ce n’était pas lui par une réponse caustique. Mais la révélation définitive fut donnée par Armand Silvestre (auteur parodié par Rimbaud dans l’Album zutique !) dans  Le Comité central et La Commune publié sous le pseudonyme de Ludovic Hans en 1871 chez Alphonse Lemerre. Silvestre écrivait que Vermersch avait été mis à la porte du Gaulois à la suite d’un article injurieux sur George Sand et qu’il signait alors de son pseudonyme « La Palférine »( P.68-69). On est en droit de penser que Silvestre qui était directeur d’un journal et qui connaissait Vermersch était bien informé. C’est un fait qu’on peut retrouver le portrait de George Sand dans Le Gaulois et que Vermersch peu après ne participe plus à ce journal. En 1871, le pseudonyme de Vermersch est donc connu. On le dévoile aussi à cette date dans un livre imprimé en Belgique intitulé :  Le Livre noir de La Commune de Paris (P.327-329)
Il est donc hors de doute que La Palferine et Vermersch ne font qu’un. Il fréquentait  des zutistes et non des moindres comme Charles Cros, Verlaine, André Gill et Valade. Il semble bien qu’il faille à présent le considérer comme l’inventeur probable du mot zutisme. Son goût pour l’invective exprimé dans Le Père Duchêne l'y prédisposait sans doute. Il semble que Hébert, rédacteur du premier Père Duchêne, utilisait le mot « hut » dans le sens de « zut » à son époque. D’autres recherches pourront approfondir cette question.

   Très curieusement, un certain Valensol avait associé Vermersch et le  zutisme dans un article du Petit Parisien du 25 février 1895 intitulé « locutions particulières ». Il écrivait :
  
« Oui, ce zut familier et badin qui nous semble éternel, que nous retrouvons en 1862 dans une chanson de Duchenne et en 1869 dans une  ballade de Vermersch, qui le faisait rimer avec Institut, n'avait pas cours  dans notre ville avant 1845 où le zutisme devait rencontrer tant d'adeptes. Zut obtint aussitôt une telle vogue que Littré s'est vu obligé de lui ouvrir toutes grandes les colonnes de son dictionnaire. »

Je n’ai pas retrouvé cette ballade de Vermersch où il fait rimer « zut » avec « institut ». Quant à la chanson de Duchenne on pense évidemment à Duchêne et c’est troublant. 

 Voici d’ailleurs la définition de "Zut" dans le Littré de 1874 qui précède celle du Larousse de 1876 et qui est différente :

(zut') interj. très familière par laquelle on exprime que les efforts faits pour atteindre un but sont en pure perte, que les assertions, les promesses sont vaines, et surtout qu'on s'en moque. Il voulait m'entraîner avec lui, mais zut. Il y a là beaucoup d'argent à gagner : voulez-vous que nous fassions d'affaire ensemble? - Ah! zut.

 Signalons que Vermersch donnera encore des parodies littéraires dans Le Grelot en 1873. M. Pakenham semble être le premier à en donner les références dans sa Correspondance de Verlaine.  Les  parodies des dizains de Coppée  par Vermersch dans Le Grelot sont très peu connues, voire ignorées. Il n’est pas anodin   que Vermersch soit un des précurseurs des "Vieux Coppée" qui seront consacrés par les Dizains réalistes en 1876.




       C'est sous un pseudonyme hautement significatif et rimbaldien que Vermersch a signé son article : "L'autre".