jeudi 31 mars 2011

Rimbaud et Nietzsche sur France Culture, par Jacques Bienvenu

On a beaucoup parlé dans ces entretiens d’un rapprochement entre Nietzsche et Rimbaud. Cette idée remonte à 1899 où un homme pour la première fois notait des coïncidences : « En lisant des pages de Zarathoustra surtout et de l’Antéchrist, la parenté de génie nous apparaît, à ce point que nous avons la sensation d’une paternité de Rimbaud sur Nietzsche ; mais encore, qu’ Une Saison en enfer soit de 1873 et que Zarathoustra soit de 1881-1885 - ceci, c'est-à-dire, de deux lustres postérieur à cela - , nous croyons, en y réfléchissant que cette paternité n’est qu’une illusion de coïncidence : si Nietzsche avait eu l’occasion de lire un des rares exemplaires de l’opuscule de Rimbaud, sa droiture d’esprit nous avertirait au cours de ses œuvres. Toujours est-il que les réflexions métaphysiques du philosophe germanique se trouvent à l’état de cris parmi les chants du poète français » 

Etonnant non ?

Bien plus étonnant est le nom de l’auteur de ce rapprochement pertinent : Berrichon !  Le calamiteux biographe de Rimbaud qui écrivait cela dans la préface de son édition des lettres d’Artur Rimbaud qu’il avait consciencieusement falsifiées…
Si vous ne me croyez pas : lisez le ici.

mardi 29 mars 2011

Prochains articles

Une étrange lettre ( deuxième partie), par Jacques Bienvenu. Rimbaud et le traité de Banville (quatrième partie) par David Ducoffre. Dossier iconographique : les photographies de Rimbaud par Carjat, par Jacques Bienvenu

Petit retour d’actualité sur le livre de Bernard Teyssèdre "Arthur Rimbaud et le foutoir zutique", par David Ducoffre

Comme invité de France culture pour parler de l’Album zutique, Bernard Teyssèdre pouvait sembler tout indiqué puisqu’il a récemment publié un livre de près de 800 pages sur le sujet. Pourtant, l’entretien radiophonique n’a pas tenu ses promesses. Un temps important est consacré à l’obscénité et au Sonnet du Trou du Cul, sonnet pour lequel il ne s’agit plus que de se demander si nous avons affaire à un poème homosexuel ou non, alors qu’il s’agit bien évidemment d’une parodie obscène du recueil L’Idole d’Albert Mérat. Celui-ci prétend avoir été censuré pour certains blasons osés de parties du corps féminin. Rimbaud et Verlaine ont indiqué une partie du corps que le poète lui-même censurait et ils se sont permis en prime l’équivoque homosexuelle. Etrangement, Bernard Teyssèdre déclare que ce n’est pas la vulgarité et les frasques de Rimbaud et Verlaine qui l’intéressent le plus. L’animateur lui réplique pourtant que la crudité et les défauts des deux poètes sont justement des paradoxes captivants pour une réflexion portant sur la poésie. Mais, cela demeure sans suite dans l’entretien. A la question qui lui est posée du profit fait par Verlaine de son espèce de « soumission » à l’influence rimbaldienne, B. Teyssèdre ne songe pas à un instant à mettre en avant l’échange poétique. Il revient sur son contresens flagrant à propos des maximes de Verlaine face aux vers de Jeune goinfre. Ce poème est réduit à une déclaration haineuse de Rimbaud pour dire à Verlaine qu’il fait fiasco. Outre le caractère insondable d’une telle lecture, rappelons que les deux hommes en sont encore aux premiers temps de leur rencontre. L’article de presse qui décrit Verlaine au bras d’une demoiselle Rimbault n’a pas encore vu le jour. Pour Teyssèdre, qui suit Pascal Pia, le jeu de mots « La propreté, c’est le viol » est « bête », ce qu’a heureusement contesté l’animateur qui trouve au contraire l’idée très drôle. L’invité ne s’arrête pas en si bon chemin, puisqu’il voit encore un lien entre l’expérience ratée du hachisch rapportée par le témoignage de Delahaye au sujet de l’Hôtel des étrangers et les évocations colorées du sonnet Voyelles. Enfin, nous avons droit à un historique lapidaire étonnant pour résumer la liaison Verlaine – Rimbaud qui se limite à une succession de dates de plus en plus espacées dans le temps. Après le détail de dates pour les premiers mois de l’année 1872, le critique mentionne le 7 juillet, le 7 septembre, puis le 10 juillet (sous-entendu de l’année suivante à Bruxelles), et enfin la publication des Poètes maudits en 1883. Quelle concision ! Enfin, on peut croire qu’il se tient tout de même un propos de haute volée quand l’Album zutique est présenté comme un recueil important de satire politique. Le problème, c’est que Verlaine comme Rimbaud ont produit d’autres poèmes satiriques et obscènes. Qu’on le veuille ou non, l’Album zutique ne réunit pas les poèmes les plus ambitieux des deux poètes. Il s’agit réellement d’une production littéraire quelque peu seconde. C’est un poncif de la critique littéraire que de revaloriser un objet d’études jusque là fort délaissé, mais il est certains cas où on peut se contenter de considérer que ces poèmes ont été insuffisamment étudiés parce qu’ils sentaient le soufre. Ils ont un intérêt aussi pour l’image qu’on peut se faire des deux poètes, mais ce recueil obscène impubliable en son temps dont tout le monde se fait une idée exacte, sans le moindre effort, n’a pas à être exhibé comme un recueil engagé et paradoxalement non assumé. Il est vrai que, la veille, dans la même émission, Jean-Luc Steinmetz,  l’éditeur des œuvres de Rimbaud chez Garnier-Flammarion, soutenait lui-même imperturbablement que la poésie et la philosophie sont deux mondes opposés et reconduisait l’idée grotesque que Le Cœur du pitre se voulait la confidence triste d’un viol subi sous la Commune. Enfin, cela ne doit pas nous empêcher de relire le poème Les Assis.
Pour éclairer les insuffisances d’une entrevue radiophonique, il nous faut maintenant revenir sur cet ouvrage Arthur Rimbaud et le foutoir zutique dont j’ai déjà critiqué les limites dans deux précédents articles de ce blog. Ce livre est tributaire d’apports critiques antérieurs et, contrairement au compte rendu d’Alain Bardel mis en ligne sur son site, nous ne pensons pas que l’auteur se soit montré spécialement prudent et économe en fait de déchiffrements obscènes et surinterprétations. Nous pensons même qu’il a envisagé bien trop d’allusions à Verlaine dans les contributions zutiques de Rimbaud, qui, contrairement à ce qui se dit souvent (catalogue Blaizot, Pakenham), ne sont pas au nombre de 24, mais de 22 seulement, même en incluant les deux autographes déchirés.
B. Teyssèdre n’a pas renouvelé la lecture de ces poèmes et il n’a pas apporté d’intertextes littéraires majeurs au sujet des contributions rimbaldiennes. L’exception semble le poème Vu à Rome, mais il multiplie des thèses improbables qu’il fait mine de considérer comme convergentes sans réussir à conclure. La seule piste sérieuse n’est que l’amplification d’une note de Steve Murphy dans un article sur le poème Accroupissements de son livre Rimbaud et la Commune (Classiques Garnier, 2010) : il serait question de l’ultramontaniste Veuillot, célèbre pour son nez, et Teyssèdre ne fait qu’exploiter la signification de la caricature L’Eponge de toilette, elle aussi proposée par Murphy. Pour bon nombre de poèmes, l’auteur n’a rien à dire de neuf : Sonnet du Trou du Cul, Fête galante, Paris, « L’Humanité… », les deux « centons » de Belmontet et plusieurs des « vieux Coppée ». L’essentiel de ses contributions tournent autour d’un éclairage par une meilleure prise en compte de l’actualité, comme en témoigne son effort d’interprétation pour le dizain : « Je préfère sans doute… ». Mais, l’auteur n’a exploité que deux périodiques, pas plus ! Ces principaux apports, s’ils se confirment, sont les suivants. Il essaie de corriger des intuitions de Marc Ascione et Steve Murphy pour proposer une lecture politique cohérente du dizain « J’occupais un wagon… » Les remarques intéressantes sont en général sur un point précis seulement d’un texte, ainsi d’une hypothèse intéressante pour Le Balai où « les Sœurs mortes » renverraient aux vers de La Mort des cochons, sonnet reporté quelques jours auparavant dans l’Album : « viendra balayer […] les spermes éteints et les règles mortes », allusion donc aux menstrues ou lunaisons. Pour Exil, le « Petit Ramponneau » opposé à « l’Oncle Vainqueur » serait le dernier combattant communard tombé rue Ramponneau en toute fin des affrontements. Pour L’Angelot maudit, la phrase : « La Rue est blanche », indiquerait discrètement le nom de la « Rue Blanche », lieu de prostitution. Enfin, l’auteur révèle un dialogue sous-jacent entre Cabaner et Rimbaud dans la confrontation de leurs deux poèmes longs respectifs : « A Paris, que fais-tu, poète, / De Charleville s arrivé ?... » et Les Remembrances du vieillard idiot. Voilà l’essentiel des contributions de l’auteur à la meilleure compréhension des poèmes zutiques de Rimbaud.
En revanche, l’auteur continue de sous-évaluer l’importance des intertextes coppéens, à commencer par la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation, voire Qui veut des merveilles ? Si une note signale que je présente deux poèmes des Humbles Petits bourgeois et Un fils comme des intertextes probables de plusieurs parodies de Rimbaud, l’auteur referme la porte en considérant que ces poèmes n’ont été publiés qu’en 1872. J’avais clairement appelé les rimbaldiens à rechercher les pré-originales de ces deux poèmes dans les revues de l’année 1871. Murphy a découvert la réécriture d’un hémistiche du poème Un fils dans Le Balai, ce qui peut difficilement être réfuté par un simple constat d’anachronisme. A défaut de pré-originales, Rimbaud aurait-il pu avoir un autre accès, grâce à ses amis poètes, aux futures publications coppéennes ?
Pour ce qui concerne la datation des poèmes, certains semblent impressionnés : Jean-Jacques Lefrère dans son avant-propos au livre, Alain Bardel dans son compte rendu déjà évoqué. Rappelons pourtant que Steve Murphy est remercié par Teyssèdre pour sa participation à cet ouvrage. Or, dans son article sur « L’[A]ngelot maudit » dans le volume collectif La Poésie jubilatoire (classiques Ganrier, 2010), Steve Murphy nuance l’éloge : « Les travaux de Michael Pakenham portant sur les interventions de Germain Nouveau et plus récemment des articles de David Ducoffre et un travail à paraître de Bernard Teyssèdre permettent de progresser significativement dans l’étude de la chronologie des transcriptions. » Sans citer mon antériorité, B. Teyssèdre reprend des arguments que j’ai déjà formulés, non seulement auprès de divers rimbaldiens, mais dans des publications. Et le livre de Teyssèdre recense mes publications dans sa bibliographie, y compris un article de juin 2010 dans la revue Rimbaud vivant. Je revendique l’exploitation du témoignage de Mercier par Darzens pour aider à dater les débuts du Cercle. C’est moi qui ai fait remarquer que l’échelonnement des dates mentionnées au fur et à mesure des feuillets était rendu plausible par la mention de Charles de Sivry qui évoque sa libération du camp de Satory, qui eut précisément le 18 octobre. C’est moi qui ai déclaré que les premières transcriptions zutiques allaient de la mi-octobre à la mi-novembre 1871. Teyssèdre est ici encensé pour des résultats que j’ai déjà publiés. Personnellement, j’ai été amené à préciser dans un de mes articles du volume La Poésie jubilatoire que tel chercheur avait découvert tel intertexte il y a trente ans, alors qu’il s’agissait simplement d’un rappel d’un fait bien connu parmi les rimbaldiens. En revanche, il serait désagréable que je me plaigne de ne pas être cité pour des découvertes récentes dont l’antériorité de publication est mienne, mais que d’autres revendiquent. Alain Bardel a même remanié son début de texte pour faire disparaître une mention valorisante de mon nom dans son compte rendu des deux publications zutiques récentes.
Certes, B. Teyssèdre a effectué un travail personnel et il apporte une contribution intéressante aux questions de datation. Il a insisté sur les dates des premières des pièces de Barrière et Coppée en octobre – novembre 1871. Mais, j’ai aussi formulé une exception qu’il a ignorée et qui remet en cause une partie de ses propositions de datation. Au début de l’Album zutique, il est des poèmes sur des colonnes de gauche qui ont été reportés après les poèmes des colonnes de droite. Dans la mesure où Teyssèdre n’a tenu aucun compte de ce problème, les datations qu’il propose ne sont nullement fiables pour le couple sonnet et quatrain de Pelletan et Valade qui est placé en regard du couple « rimbaldien » Sonnet du Trou du Cul et Lys, mais aussi pour le couple Vu à Rome et Fête galante à côté des premiers « dixains ». Partant de la pétition de principe que les zutistes ne pouvaient pas connaître le titre de la pièce de Coppée Fais ce que dois avant sa représentation, B. Teyssèdre ne peut pas non plus expliquer correctement la présence des marques du doigt de Pelletan sur les premiers feuillets de l’Album zutique. On peut retenir son argument d’un local loué à partir du 15 octobre, mais son effort de datation échoue à rendre compte du début de l’activité du cercle, bien qu’il attire l’attention sur la Danse de Carpeaux, ce qui devrait être encore approfondi à l’avenir. B. Teyssèdre suggère une datation précise pour les dernières contributions zutiques de Rimbaud, mais ont-elles le même caractère de probabilité à un jour près que pour les contributions de peu antérieures au 22 octobre ? L’auteur veut dater Ressouvenir du 18 novembre pour le faire correspondre à une réponse au célèbre compte rendu du XIXe siècle sur la première de L’Abandonnée, compte rendu qui dénonce l’admiration des poètes parnassiens pour un poète proche de la princesse Mathilde. Cela n’est pas convaincant. En revanche, l’auteur a raison de souligner un article de presse du journal Le Rappel du 17 novembre, où une messe est annoncée pour la Sainte-Eugénie par les bonapartistes. Il s’agit vraisemblablement du prétexte à la saillie finale de Ressouvenir qui parle au dernier vers de « Sainte Espagnole », en faisant suivre la mention d’un trait de perfidie remarquable « le soir ». Mais, cette annonce date en soi du 15 novembre, pas du 17 novembre dans Le Rappel. Qui plus est, Eugénie est déjà évoquée dans Vieux de la vieille. Vieux de la vieille, Hypotyposes saturniennes ex Belmontet et Ressouvenir sont peut-être des poèmes plus proches dans le temps qu’il n’y paraît. B. Teyssèdre veut absolument croire que Vieux de la vieille fait allusion à l’anniversaire de Rimbaud, mais il peut s’agir d’une transcription zutique plus tardive, simplement rapprochée d’allusions à la première représentation de la pièce de Coppée. Je resterais donc prudent en fait de datations des poèmes au jour près.
L’ouvrage de B. Teyssèdre comporte plusieurs erreurs étonnantes, mais son défaut le plus insupportable réside dans son abondance vertigineuse d’hypothèses psychologiques. Pourquoi Verlaine aurait été gêné de montrer à Rimbaud une fin de non-recevoir de la part de Lemerre au sujet des Vaincus ? Pourquoi le dernier dizain, par sa position finale, devrait impliquer une lassitude pour le genre du « vieux Coppée » ? Pourquoi Mérat aurait-il quitté le cercle après les transcriptions du feuillet 2 ? L’auteur s’enfonce dès lors sans arrêt dans des interprétations malheureuses qui donnent souvent l’impression que c’est l’inverse qui est vrai. Doit-on prendre au sérieux des annonces de publications à venir selon lesquelles Voyelles et Tête de faune seraient deux compositions immédiatement postérieures aux transcriptions de l’Album zutique ? Enfin, pour un livre de 800 pages qui se veut une synthèse sur la question de l’Album zutique, il est dommage qu’il ait sous-exploité les articles récents sur le sujet. En particulier, sa publication a suivi de très près celle du collectif La Poésie jubilatoire, ce qui ne favorise pas le recul critique. Il faudra donc encore attendre pour qu’enfin soit publié un vrai livre de mise au point sur le sujet. B. Teyssèdre aurait pu publier deux brillants articles, ou bien un très bon livre de 300 pages, mais son Foutoir zutique est loin d’être la réussite annoncée.

lundi 28 mars 2011

Dante et Rimbaud à la fondation Martin Bodmer

     Enfer de la soif, manuscrit : les parties 4 et 5 sont à  la
        fondation Bodmer. Photographie Hélène Tobler/ DR



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dimanche 27 mars 2011

"Une étrange lettre", par Jacques Bienvenu (première partie).

© Photographie Aurélia Cervoni.

© Photographie Aurélia Cervoni.

L’ancien professeur de Rimbaud, Georges Izambard publia en 1929, à l’âge de 81 ans, une dernière lettre de Rimbaud qu’il possédait. Or, cette lettre est une des plus étranges de la correspondance du poète de Charleville. Quand on observe sa reproduction, on voit qu’elle est déchirée à plusieurs endroits. On constate aussi que des mots, voire des phrases, ont été effacés. Izambard en a donné naguère l’explication. Cette lettre se trouvait dans une boîte à cigares qui était restée chez lui de nombreuses années sans être ouverte et il s’aperçut un jour, quand il rechercha sa correspondance, qu’un pot de colle s’était répandu dans la boîte. En voulant extraire  la lettre, il en a arraché quelques fragments et a tenté de reconstituer les passages correspondants. C’est la raison pour laquelle certains mots ou phrases sont entre crochets dans la publication de la lettre que l’on trouve dans les diverses éditions de la correspondance de Rimbaud. On peut lire à ce propos l’article d’Izambard dans le Mercure de France du 1er décembre 1930.

Je  donne la  transcription suivante qui n’a pas de prétention à faire référence :

[Cher M]onsieur,
[Vous prenez des bains de mer], vous avez été [en bateau... Les boyards, c'est loin, vous n'en] voulez plus, [Je vous jalouse, moi qui étouffe ici!]
Puis je m'embête ineffablement et je ne puis vraiment rien porter sur le papier.
Je veux pourtant vous demander quelque chose : une dette énorme, - chez un libraire, - est venue fondre sur moi, qui n'ai pas le moindre rond de Colonne en poche. Il faut revendre des livres. Or vous devez vous rappeler qu'en septembre, étant venu, -pour moi - tenter d'avachir un coeur de mère endurci, vous emportâtes, sur mon con[seil plusieurs volumes, cinq ou six, qu'en août, à votre intention j'avais apportés chez vous.]
Eh bien ! Tenez-vous à F[lorise de Banville,] aux Exi[és du] même ? Moi qui ai besoin de [rétrocéder d]es bouquins à mon libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes ; j'ai d'autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils composeraient une collection, et les collections s'acceptent bien mieux que les volumes isolés. N'avez-vous pas les Couleuvres ? Je placerais cela comme du neuf ! - Tenez-vous aux nuits Persanes ? un titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins d'occasion. Tenez-vous à [ce] volume de Pontmartin ? il existe des littérateurs [par ici, qu]i rachèteraient cette prose. Tenez-vous a[ux Glan]euses ? Les collégiens d Ardennes pour[raient débo]urser [trois francs] pour bricol[er dans ces azurs-là :] j[e saurais] démontr[er à mon, crocodile que l'achat d'une] telle c[ollection donnerait de portenteux bénéfices]. Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds] de me découvrir une audace avachissante dans ce brocantage.
Si vous saviez quelle position ma mère peut et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25c., vous n'hésiteriez pas à m'abandonner ces bouquins ! Vous m'enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les Allées, lequel est prévenu de la chose et l'attend ! Je vous rembourserais le prix de transport, et je vous serais superbondé de gratitude… !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans une [bibliothèque de professeur et que vous vous en ]apercevi[ez, ne vous gênez pas], mais vite, je vous prie, on me presse.
C[ordialement] et bien merci d'avance.
A. RIMBAUD.
P.-S. -J'ai vu en une lettre de vous à M. Deverrière,[que vous étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres.Il vous les fera parvenir dès qu’il aura reçu vos instructions.
Je vous serre la main.
                                                                                                            A.R.]


La première remarque est que jamais une lettre n’aura été aussi mal éditée que celle-ci. Examinons par exemple la version que M. Lefrère en a donnée dans l’édition de la Correspondance chez Fayard en 2007. Le biographe de Rimbaud a fourni pour cette lettre une bonne reproduction en fac-similé dans son livre et il précise que sa transcription a été revue sur ce fac-similé. Examinons cela. On lit ce passage par exemple :

« Or vous devez vous rappeler qu’en septembre 1870, […] »

Le problème est que sur le fac-similé il n’y a pas écrit «en septembre 1870 », mais simplement « en septembre ». M. Lefrère aurait-il ajouté cette date de 1870 par inadvertance ? Un peu plus loin on trouve entre crochets un extrait qui, donc, ne devrait pas figurer pas sur le fac-similé :

 J[e saurais démontr]er.

Or le verbe « démontrer » est écrit en grande partie (« demontr ») sur le fac-similé du manuscrit. A l’inverse, dans le post scriptum final, M. Lefrère ne met pas entre crochets une phrase entière qui ne figure pas sur le fac-similé et qu’Izambard a totalement reconstituée :

que vous étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres. Il vous les fera parvenir dès qu’il aura reçu vos instructions. Je vous serre la main.
A.R.

Chose curieuse, M. Lefrère met le « Je » final seulement entre crochets. De plus, il nous dit : «  les passages entre crochets sont donc d’une fiabilité relative, leur exactitude ne tenant qu’à la mémoire d’Izambard sur le contenu d’une lettre qu’il n’avait pas relue depuis plusieurs décennies ». Quelle est cette plaisanterie ? Pourquoi M. Lefrère a-t-il donné une transcription aussi défectueuse, alors même qu’il publie le fac-similé dans le même ouvrage où il édite la lettre ?

Cela vaut la peine d’être expliqué.

La transcription erronée de M. Lefrère n’est pas due à des coquilles de l’édition. Il a simplement reproduit à l’identique la transcription fautive d’Antoine Adam faite en 1972 dans la Pléiade Rimbaud de l’époque. Le comble est que dans l’introduction de son ouvrage M. Lefrère écrit :
« […] certains successeurs de Berrichon n’ont pas été, tant s’en faut, irréprochables dans leur travail d’établissement du texte, y compris ceux de la « prestigieuse collection » [les guillemets sont de M. Lefrère ] de la Pléiade, qui se contentèrent le plus souvent de reproduire les versions des éditions précédentes sans recourir sérieusement à la vérification sur manuscrit. C’est sans plaisir que nous écrivons ceci, mais les erreurs de transcription qu’il nous a été donné de relever sur les éditions passées n’avaient pas toujours un caractère mineur ».
Par ailleurs, les éditions Borer et Forestier reproduisent rigoureusement les mêmes erreurs. Ajoutons que c’est dans la nouvelle édition de la  « prestigieuse collection » de la Pléiade, si décriée par le biographe de Rimbaud, que l’on trouve à ce jour la meilleure transcription de cette fameuse lettre.

Mais le but de cet article n’est pas de signaler les fautes dans l’édition de cette lettre. C’est une simple entrée en matière à une hypothèse plus importante. J’ai de sérieuses raisons de croire que cette lettre du 12 juillet 1871 est une mystification, l’une des plus belles de l’histoire rimbaldienne, et je compte m’en expliquer dans une seconde partie.



mercredi 23 mars 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (troisième partie), introduction de Jacques bienvenu

     Je travaille depuis environ 15 ans sur les rapports bien connus concernant Rimbaud et Banville, mais qui ont été faussés selon moi. Pour la plus grande partie de  ceux qui s’intéressent à Rimbaud, Banville  représente un poète dépassé aux antipodes du génial adolescent qui va renouveler l’art poétique. Je me suis longuement expliqué dans divers articles que j’ai mis en ligne pour faciliter leur accès. Mes deux hypothèses essentielles sont les suivantes : Les lettres du Voyant ont été écrites après la lecture des quatre premiers chapitres du traité de Banville. Et la suite du traité, publié  après une interruption de plus d’un an, en novembre 1871 a engendré une discussion critique entre Verlaine et Rimbaud qui vont amener les deux poètes à créer une nouvelle poétique chacun à leur manière. David Ducoffre me fait l’honneur d’exploiter mes thèses et j’en suis très heureux. Je crois qu’il est le mieux placé pour effectuer ce travail. Sa connaissance remarquable de la métrique est un atout majeur. Il faut bien comprendre qu’il s’agissait pour Rimbaud à son époque de dérégler la mécanique des vers et D.Ducoffre va nous expliquer de quelle manière. Certes, il convient d’avoir quelques connaissances en métrique. Ce petit effort est indispensable pour l’étude de Rimbaud. Donnons un exemple simple. On sait que dans un Alexandrin il y a une césure à l’hémistiche. Tous les poètes pendant très longtemps ont fait en sorte que la césure ne coupe pas un mot. On ignore en général que Banville est le premier poète important à avoir osé couper un mot à la césure dans le vers suivant :

Où je filais pensi-vement la blanche laine

Il fut suivi par Mallarmé et Verlaine avant Rimbaud. C’est seulement en 1871 et en particulier dans le Bateau ivre que Rimbaud ose une telle césure :

Je courus ! Et les les pen-insules démarées
  
avec un effet de sens comme l’a brillamment montré Benoît de Cornulier dont les travaux sont une référence dans le domaine métrique. Sans doute y-a-t-il un rapport entre le pensi-vement de Banville et les pen-insules de Rimbaud. L’élève n’a-t-il pas voulu dépasser le maître ? Autre exemple : On observe que Verlaine et Rimbaud vont tous les deux utiliser les vers de onze syllabes qu’ils n’avaient jamais expérimentés avant leur rencontre. Pourquoi ? Je laisse le soin à David Ducoffre de nous donner des explications.

Jacques Bienvenu


Bibliographie :

BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.
       BIENVENU, Jacques, Ce qu'on dit au poète à propos de Rimbaud et Banville, La Revue des Ressources, 2 novembre 2009.

Troisième partie par David Ducoffre

Le traité de Banville propose un nouveau répertoire des mètres, mais il s’appuie sur les pratiques déjà admises à son époque. Pour les arts poétiques de la période classique, les vers simples d’une, deux ou trois syllabes n’existaient pas. Un critère de goût intervenait dans la définition. Le quatrain suivant de Jules de Rességuier n’aurait pas pu être qualifié d’exemple de poésie en vers :

Fort
Belle,
Elle
Dort.

Quand Banville écrit son traité, une telle restriction n’a plus lieu d’être. Les romantiques et le poème Les Djinns de Victor Hugo ont remis en cause l’héritage classique. Ainsi, Banville admet d’emblée l’existence de vers simples d’une à huit syllabes. En revanche, les romantiques ont pris très peu de liberté en ce qui concerne le répertoire des vers composés (ceux qui comportent une césure). Les classiques ne toléraient plus que deux vers composés dans le domaine littéraire : le décasyllabe avec un repos après la quatrième syllabe et l’alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. Au dix-huitième siècle, un certain Régnier-Desmarais croyait avoir inventé un décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes, sans s’apercevoir qu’il s’inspirait d’un modèle courant dans les chansons populaires. Et Voltaire avait contesté (triomphalement) la pertinence de cette invention qui n’était pourtant qu’une redécouverte d’un oublié de la culture française. Exceptionnellement, les poètes romantiques ont favorisé le recours à ce type de décasyllabe, ce dont le traité de Banville prend acte. Celui-ci a donc répertorié les onze types de vers qui semblent suffire pour décrire la poésie classique et la poésie romantique : huit vers simples et trois vers composés. Il leur a ajouté deux exemples de mètres, le vers de onze syllabes avec un repos après la cinquième syllabe, rareté qu’il a rencontrée dans la poésie du seizième siècle (Ronsard),  et le vers de treize syllabes avec repos encore une fois après la cinquième syllabe, sans qu’on ne sache s’il s’est inspiré d’exemples antérieurs du seizième siècle. Puis, il a créé l’ennéasyllabe avec césure après la cinquème syllabe et il l’a proposé aux lecteurs en conclusion de son traité. Nous avons vu que Verlaine a refusé ce dernier modèle, au profit de la distribution inversée d’hémistiches de cinq, puis quatre syllabes.
Il est plus étonnant de constater que les romantiques n’ont pas promu la pratique du vers de neuf syllabes avec repos après la troisième syllabe, alors que ce type de vers de chanson se rencontrait dans l’œuvre de Molière lui-même, ainsi de ces deux vers extraits de la chanson finale en vers libres de La Pastorale comique :

Le printemps vient reprendre sa place,
[…]
Des chagrins songeons à nous défaire :
[…]

Ce type de vers s’était maintenu dans les parties chantées de quelques pièces de théâtre, dans les opéras, mais il n’apparaissait dans aucun recueil de poésies. Nous avons vu que Banville lui-même n’avait pas su le césurer correctement, après l’avoir rencontré dans l’œuvre si médiocre d’Eugène Scribe. Verlaine fut le premier, à notre connaissance, à recourir à un tel vers dans un recueil de poésies lyriques et, s’il le fit dans les Romances sans paroles, ce fut en réponse précisément au traité de Banville : « Je devine, à travers un murmure,… » (Ariettes oubliées II). Or, suite à sa lecture du traité de Banville, Verlaine s’est essayé à de nouvelles formes de combinaisons métriques. Il a exploité deux types de vers de onze syllabes et il a composé encore d’autres poèmes en vers de treize, quatorze ou dix-sept syllabes. Les métriciens ont publié plusieurs articles sur les alexandrins de Verlaine, sur ses hendécasyllabes et ils se sont intéressés à ses poèmes en vers de treize syllabes. Il nous manque malheureusement deux articles de synthèse : un sur la variété des mètres employés par Verlaine, un autre sur les césures des poèmes en ennéasyllabes. Pourtant, une étude de synthèse sur la variété des mètres employés permet de mieux cerner les enjeux d’histoire littéraire posés par le corpus verlainien, tandis que les césures des premiers ennéasyllabes de Verlaine livrent des enseignements essentiels sur la révolution métrique provoquée par Rimbaud et… Verlaine.
Jusqu’à la fin de sa vie, Verlaine a privilégié l’alexandrin. La césure est devenue méconnaissable au fil du temps, bien que la lecture en deux hémistiches de six syllabes doive être présupposée. Quant à la concurrence des deux modèles de décasyllabes, elle finit par poser de plus importants problèmes d’identification des césures, étant donné la prolifération des enjambements provocants. Les métriciens semblent avoir renoncé à proposer une césure aux derniers poèmes en décasyllabes de Verlaine, ce qui revient à les placer sur le même plan que les décasyllabes de Rimbaud (Tête de faune, Jeune ménage, Bruxelles, Conclusion de Comédie de la soif). Nous y reviendrons. En revanche, les vers de onze syllabes ne sont pas devenus fort nombreux dans le corpus verlainien. Entre 1872 et 1888, voici le recensement des poèmes en hendécasyllabes : « Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses… » (Romances sans paroles, Ariettes oubliées IV), « La tristesse, la langueur du corps humain » (Sagesse, III, X), A la louange de Laure et de Pétrarque, Vers pour être calomnié (tous deux dans Jadis et naguère), Crimen amoris (poème de Cellulairement repris dans Jadis et naguère) et trois pièces du recueil intitulé Amour : Adieu, Délicatesse, Lucien Létinois XVI « Cette adoption de toi pour mon enfant… ». En l’espace de seize ans, nous ne dénombrons que huit poèmes en vers de onze syllabes. Sur ces huit poèmes, sept adoptent la césure après la cinquième syllabe, bien que les césures soient particulièrement acrobatiques dans le cas du poème de Sagesse « La tristesse, la langueur du corps humain… » Les métriciens ont jusqu’à présent renoncé à admettre cette césure pour ce sonnet ! Un seul poème fait exception : Crimen amoris. Les métriciens admettent qu’il est dominé par un nombre conséquent de vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes, ce qui est contradictoire avec le principe métrique. Nous préférons considérer que tous les vers du poème ont une césure après la quatrième syllabe, sentiment que ne peut que renforcer la comparaison des vers déviants dans les différentes versions connues du poème. Seul Crimen amoris s’écarte du répertoire établi par Banville. Dans ses derniers recueils, abstraction faite des lignes de onze syllabes isolées dans du vers libre, Verlaine publiera quelques autres poèmes avec recours aux vers de onze syllabes. La césure réclamée par Banville continue de s’imposer dans la majorité des cas : Agnus Dei dans Liturgies intimes, Epigrammes III, Invectives VI Portrait académique et VII A Edouard Rod. Deux poèmes seulement font exception : Epigrammes XIII et Invectives XXIV Hou ! Hou !, poèmes négligés par les métriciens où nous retrouvons la césure adoptée dans Crimen amoris.
Verlaine a continué de composer une quantité importante de poèmes en ennéasyllabes, tantôt avec une césure après la troisième syllabe, tantôt avec une césure après la quatrième syllabe. Même si les césures sont de plus en plus difficiles à identifier à partir du recueil Parallèlement, notre poète semble n’avoir jamais adopté la césure proposée par Banville en conclusion de son traité, la suite de cinq puis quatre syllabes.
Verlaine a également composé quelques poèmes en vers de treize syllabes. Comme pour l’hendécasyllabe, la césure proposée par Banville a été privilégiée : quelques vers du poème « Je ne sais pourquoi… » (œuvre du recueil inédit Cellulairement reprise dans Sagesse (III, VII)), Sonnet boiteux (Jadis et naguère), Un conte (Amour), etc. Le poème Circoncision des Liturgies intimes pourrait se réclamer de ce modèle, bien qu’il soit plus délicat à analyser. Enfin, le poème Tête de pipe des Epigrammes est particulièrement retors. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’un poème aux hémistiches de six et sept syllabes, ou de sept et six syllabes, en tension avec le modèle de l’alexandrin. Il n’en reste pas moins que, à l’exception de deux cas compliqués tardifs, Verlaine a appliqué la césure préconisée par Banville dans ses poèmes en vers de treize syllabes.
Si le Petit traité de poésie française n’a pas proposé de vers de plus de treize syllabes, les vers de quatorze et dix-sept syllabes inventés par Verlaine témoignent également de son influence. Le vers de quatorze syllabes de Verlaine n’est rien d’autre qu’une adaptation du vers de treize syllabes. Le premier hémistiche passe simplement de cinq à six syllabes, le second hémistiche se maintient à la forme maximale de huit syllabes. Verlaine a recouru à quelques reprises à ce nouveau type de mètre, mais une preuve de l’influence du modèle banvillien nous semble apparaître dans le traitement du poème VII Laurent Tailhade du recueil intitulé Dédicaces. Il s’agit du second poème de Verlaine en vers de 14 syllabes que nous connaissions, peu après Le Sonnet de l’homme au sable (Parallèlement). Sous réserve de vérification manuscrite, le vers d’incipit est faux, du moins tel que nous pouvons le consulter dans l’édition d’Yves-Alain Favre (collection Bouquins, 1992,  p.299), et il ne compte qu’un ensemble de treize syllabes qu’il est aisé de césurer en hémistiche de cinq et huit syllabes, comme si Verlaine donnait le modèle qui l’a inspiré pour la création de son propre vers de 14 syllabes :

Le prêtre en chasuble (5) + énorme d’or jusques aux pieds (8)
Avec un long pan d’aube (6) + en guipures sur les degrés ; (8)
Le diacre et le sous-diacre (6) + aux dalmatiques chamarrées (8)
D’orerie et de perle (6) à quelque Eldorado pillées ; (8)
[…]

Enfin, penchons-nous sur le vers le plus long qu’ait créé Verlaine, le vers de 17 syllabes. Il s’agit d’une raillerie à l’égard de Moréas. Dans le recueil Epigrammes, un vers isolé de 17 syllabes termine le poème III en hendécasyllabes. Le poème IV en octosyllabes commente cette création et l’a reconduit à nouveau en clausule. Citons le vers de dix-sept syllabes qui termine Epigrammes III, puis le poème de commentaire métrique lui-même :

[…]
Je prendrais l’oiseau léger, laissant le lourd crapaud dans sa piscine.

IV

J’ai fait un vers de dix-sept pieds !
Moréas, ne triomphez pas,
Vous, de tous les chers émeutiers,
Le seul dont j’aime les ébats,

Dont j’aime et dont j’admire l’heur
Dans la pensée et dans les mots
(Les autres, oui, j’admire leur
Bravoure, mais c’est tout mon los).

Mon vers n’est pas de dix-sept pieds,
Il est de deux vers bien divers,
Un de sept, un de dix, Riez
Du distinguo : c’est bon, rire. Et c’est meilleur encore, aimer vos vers !

Il s’agit d’une réponse à un poème de Moréas en vers de seize syllabes. Verlaine a la perfidie de lui rappeler la question des césures s’il ne veut pas basculer dans la prose. Le vers de Verlaine est composé de deux vers, comme l’alexandrin se compose de deux hémistiches. Verlaine nous apprend que ses deux vers de 17 syllabes se composent d’un vers de sept syllabes et d’un vers de dix syllabes. Mais, il faut bien comprendre jusqu’où il pousse la perfidie, car son vers de dix syllabes contient lui-même une césure, celle classique au plan littéraire après la quatrième syllabe :

Je prendrais l’oiseau léger, (7) / laissant le lourd + crapaud dans sa piscine. (4+6)
Du distinguo : c’est bon, rire. (7) / Et c’est meilleur + encore, aimer vos vers ! (4+6)

A ceux qui voudront contester les enjambements banals pour les mots « crapaud » et « encore », nous leur demanderons ce qu’ils pensent du petit enjambement malicieux à l’entrevers : « Du distinguo ».
Maintenant que notre relevé est terminé, passons aux conclusions. Comme pour l’ennéasyllabe aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes (Chevaux de bois, L’Art poétique), nous pouvons vérifier que Banville est à la source des nouvelles initiatives métriques de la part de Verlaine. Son vers de quatorze syllabes n’est qu’une adaptation du vers de treize syllabes de Banville. L’émergence en poésie lyrique de l’ennéasyllabe avec césure après la troisième syllabe s’explique aussi par une erreur et un oubli de Banville. Contrairement à ce que les métriciens ont pu avancer, les vers de onze syllabes de Rimbaud et Verlaine ne s’inspirent pas de deux poèmes aujourd’hui bien connus de Marceline Desbordes-Valmore : Rêve intermittent d’une nuit triste, La Fileuse et l’enfant, quand bien même Rimbaud a encouragé son compagnon à la lecture de la poétesse douaisienne, mais ils sont le fruit d’une lecture assidue du Petit traité de poésie française qui, seul, parvient et suffit à expliquer le choix de mètres nouveaux dans la poésie ultérieure de Verlaine. Avant la publication du traité de Banville à la fin de l’année 1871 (datation établie par Jacques Bienvenu), Verlaine n’avait jamais composé un seul poème en vers de neuf, onze, treize ou quatorze syllabes. Seul l’hendécasyllabe aux hémistiches de quatre et sept syllabes pose un problème d’origine dans les trois poèmes Crimen amoris, Epigrammes XIII et Invectives XXIV Hou ! Hou ! Si nous pouvons songer à une adaptation du décasyllabe littéraire, nous verrons que ces trois poèmes sont tous liés à Rimbaud. Mais, il nous reste une importante mise au point à proposer quant à l’influence métrique de Banville sur Verlaine et nous nous proposons d’étudier maintenant un poème capital pour l’étude de la versification : le célèbre « Je ne sais pourquoi… » (Sagesse, III, VII). Cette étude est indispensable pour aborder correctement la question des vers de onze et dix syllabes dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud, avec toujours en perspective l’influence du traité de Banville.
A suivre…

dimanche 20 mars 2011

L'excellent détective Reinhard Pabst, par Jacques Bienvenu (deuxième partie)

Copyright: Museum Schloss Schönebeck/Rohlfs-Archiv, Bremen




Lorsque M. Reinhard Pabst a fait savoir qu’il avait trouvé une lettre du docteur Dutrieux du 16 août 1880, j’ai émis des réserves sur cette découverte qui semblait cependant aller dans le sens de mes recherches. Il est temps à présent d’en donner une justification. 

J’avais commencé par observer que l’information de l’existence de la lettre était donnée sur un blog ami de M. Lefrère, avant même que M. Pabst ne la publie sur son site. Par ailleurs, la traduction en français était sensiblement différente de l’article paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 février. Je ne connaissais pas M. Pabst, ses références me semblaient très difficiles à vérifier, je me suis donc montré prudent. J’ajoute que M. Pabst, pour convaincre les sceptiques, affichait quelques jours après sur son site un début de lettre qui présentait une date écrite à l’encre noire, différente de celle qui suivait, ce qui semblait curieux. J’ai pris l’habitude, de manière très générale et par principe de recherche, de  toujours vérifier les sources des documents quand cela était possible. Je l’ai donc fait dans le cas présent et j’ai plaisir aujourd’hui à retirer tous les doutes que j’ai pu avoir. Le document de M. Pabst est parfaitement authentique. La lettre et sa date sont répertoriées sur le catalogue allemand BAM (fiche 11). J’en donne une version intégrale qui explique l’encre noire de la date. Le docteur Dutrieux a commencé sa lettre à l’encre bleue et l’a poursuivie à l’encre noire. Il a certainement dû dater sa lettre après l’avoir écrite.

J’adresse donc tous mes compliments à M. Reinhard Pabst qui comprendra, je l’espère, mes hésitations. Comme le signale la fin de l’article du Frankfurter, M. Pabst est l’auteur d’un livre très original «Thomas Mann in Venedig », qui se présente comme une sorte d’album de photos qui nous plonge dans la célèbre nouvelle de Thomas Mann et la Venise des années 1910. On sent que M. Pabst éprouve une vraie fascination pour les palaces luxueux de cette époque, surtout pour le fameux « Grand Hôtel des Bains » dont il nous donne maintes représentations en photos et cartes postales d’époque. Par là, on pourrait comprendre la fascination semblable qu’il a éprouvée pour « Le Grand Hôtel de l’Univers » dont il nous a fait découvrir l’intérieur avec son patron M. Jules Suel. M. Pabst a contribué à sa manière au mythe de l’Hôtel de l’Univers qui s’est répandu quelques temps parmi certains chercheurs. Pour conclure, je suggère à M. Pabst une piste qui pourrait être à la mesure de son talent de détective. Après la première Guerre Mondiale, on a signalé à Paterne Berrichon qu’un poète Allemand, Richard Dehmel, aurait récupéré des documents abandonnés par Paterne Berrichon pendant l’occupation de la ferme de Roche par l’armée allemande. Richard Dehmel était un traducteur de Verlaine et Rimbaud et il mourut près de Hambourg en 1920. Pourrait-on retrouver ces documents ?

samedi 12 mars 2011

Rimbaud et le traité de Banville par David Ducoffre (deuxième partie)

Dans son Introduction qui vaut comme premier chapitre de l’ouvrage, Banville énumère les différents types de vers qui sont à la disposition du poète, exemples à l’appui. Il énumère les huit vers simples de une à huit syllabes. Il donne le décasyllabe littéraire qu’il appelle « vers de dix syllabes, avec un repos ou césure après la quatrième syllabe » et il donne l’alexandrin qu’il appelle « vers de douze syllabes, avec un repos ou césure entre la sixième et la septième syllabe. » S’il s’en était tenu à cette liste, il aurait donné ainsi le répertoire traditionnel des vers français, à ceci près que les classiques bannissaient les vers de une à trois syllabes. Mais, Banville enrichit le répertoire de types de vers plus rares : vers de neuf, onze et treize syllabes, concurrence d’un autre vers de dix syllabes.
Tout le monde connaît le célèbre poème des Djinns de Victor Hugo, dont Banville cite la seconde strophe pour illustrer le vers de deux syllabes dans son traité. Le poète a cru mimer le rapprochement et l’éloignement des démons par un allongement du vers de strophe en strophe. Le vers croissait d’une syllabe par strophe, nous passions du vers d’une syllabe à l’octosyllabe, puis il décroissait d’une syllabe par strophe, de l’octosyllabe au vers d’une syllabe. Mais, entre les deux strophes d’octosyllabes, nous n’avions pas une strophe en vers de neuf syllabes, mais une strophe en décasyllabes littéraires avec une césure après la quatrième syllabe. Hugo avait renoncé à recourir à un vers de neuf syllabes qui n’avait pas été consacré par la tradition littéraire. Pourtant, il existe un type de vers de neuf syllabes ou ennéasyllabe. Ce vers se rencontre dans les parties chantées d’œuvres en vers d’écrivains classiques. Il s’en rencontre ainsi dans l’œuvre de Molière lui-même, ce qui semble avoir échappé à Banville. Mais, ce vers était réservé à la chanson et n’était pas admis dans la poésie de type littéraire. Banville s’est rendu compte de son existence et il en cite un exemple tiré de la pièce Le Prophète d’Eugène Scribe. Or, le poète commet là une erreur fatale qui a dû exciter les fous rires de Rimbaud et Verlaine. Voici cette perle :

VERS DE NEUF SYLLABES, AVEC DEUX REPOS OU césures, L’UNE APRES LA TROISIEME SYLLABE, L’AUTRE APRES LA SIXIEME.

Oui ! c’est Dieu – qui t’appelle – et t’éclaire !
A tes yeux – a brillé – sa lumière,
En tes mains – il remet – sa bannière.
Avec elle – apparais – dans nos rangs,
Et des grands – cette fou – le si fière
Va par toi – se réduire – en poussière,
Car le ciel – t’a choisi – sur la terre
Pour frapper – et punir – les tyrans !

EUGENE SCRIBE, Le Prophète, Acte II, scène VIII.

Cette scansion hachée qui rend la compréhension difficile (problème du passage à l’impératif) est particulièrement caricaturale. Quel monde entre un découpage binaire du type « Car le ciel – t’a choisi sur la terre / Pour frapper – et punir les tyrans » et la lecture ci-dessus proposée. En réalité, Banville s’est trompé. L’ennéasyllabe de chanson exploité par Molière, Scribe et beaucoup d’autres n’est pas tronçonné en trois segments de trois syllabes, mais il ne comporte qu’une seule césure après la troisième syllabe. Il faut parler de vers de chanson de neuf syllabes avec une césure après la troisième syllabe.
Mais, dans ce cas, comment se fait-il que l’exemple exhibé semble se conformer à la règle édictée par Banville ? Cette conformation est une illusion. Dans un premier temps, le découpage masque des unités rythmiques naturelles : « qui t’appelle et t’éclaire », « a brillé sa lumière », « il remet sa bannière », « apparais dans nos rangs », « cette foule si fière », « se réduire en poussière », « t’a choisi sur la terre », « et punir les tyrans ». Dans un second temps, la césure que propose Banville au milieu du mot « foule » est anachronique. Banville lui-même ne s’est encore jamais autorisé une telle césure dans ses alexandrins. Plus fort encore, l’a-t-il jamais pratiquée par la suite ? Cette césure typique en anglais et italien était proscrite en français depuis le début du seizième siècle. Son retour était dans l’air du temps avec une poignée dérisoire d’exemples récents, notamment chez Villiers de l’Isle-Adam et Leconte de Lisle (Qaïn, version du second Parnasse contemporain). N’en déplaise à ceux qui voient des trimètres partout dans les alexandrins du dix-neuvième siècle, la césure devant la dernière syllabe « e » d’un mot était pour ainsi dire inimaginable en 1871 sous la plume tant d’un Rimbaud ou Verlaine que d’un Banville ou Hugo. Loin de prouver que la césure était admise à l’époque, cette césure sur le mot « fou – le » est le signe patent que, convaincu d’avoir affaire à un vers à deux césures, Banville a cru bon d’accorder une licence poétique à une production chansonnière. Et c’est ce découpage-là qui a précisément ridiculisé l’auteur du traité aux yeux de Rimbaud et Verlaine :

Et des grands – cette fou – le si fière[.]

Mais, avant de montrer les réponses des moqueurs, il faut remarquer que Banville est revenu pour le plus grand bonheur des rieurs sur la question de l’ennéasyllabe. La Conclusion du traité est suivie d’un appendice, où Banville bat sa coulpe en se reprochant une erreur au sujet du vers de neuf syllabes. L’erreur n’est pas celle que nous avons ciblée plus haut, mais Banville se serait rendu compte qu’il existait un second type d’ennéasyllabes possible. Je cite cet extrait d’anthologie sans savoir si beaucoup en riront autant que moi, Verlaine ou Rimbaud.

Hélas ! qui sait mon infirmité mieux que moi ? Pour t’en donner une seule preuve, j’ai indiqué au Chapitre Premier (page 14) le vers de neuf syllabes avec deux césures, l’une après la troisième syllabe, l’autre après la sixième syllabe, - comme étant le seul vers de neuf syllabes qui existe. Eh bien ! je viens de m’apercevoir à ce même instant qu’on peut faire un très-excellent VERS DE NEUF SYLLABES, AVEC UNE SEULE CESURE APRES LA CINQUIEME SYLLABE ! comme en voici l’exemple, qui eût gagné à être mis en œuvre par un ouvrier plus habile que je ne le suis.

VERS DE NEUF SYLLAES, AVEC UNE SEULE CESURE PLACEE APRES LA CINQUIEME SYLLABE

Le Poète.

En proie à l’enfer – plein de fureur,
Avant qu’à jamais – il resplendisse,
Le poëte voit – avec horreur
S’enfuir vers la nuit – son Eurydice.

Il vit exilé – sous l’œil des cieux.
Les fauves lions – avec délire
Ecoutent son chant – délicieux,
Captifs qu’a vaincus – la grande Lyre.

Le tigre féroce – avait pleuré,
Mais c’était en vain, – il faut que l’Hèbre
Porte dans ses flots – mort, déchiré,
Celui dont le nom – vivra célèbre.

Puis divinisé – par la douleur,
A présent parmi – les Dieux sans voiles,
Ce charmeur des bois, - cet oiseleur
Pose ses pieds blancs – sur les étoiles.

Mais l’ombre toujours – entend frémir
Ta plainte qui meurt – comme étouffée,
Et tes verts roseaux – tout bas gémir,
Fleuve qu’a rougi – le sang d’Orphée !

Il ne me reste plus qu’à te demander ton indulgence, mon frère, et à te dire : Excuse les fautes de l’auteur !

L’anomalie du raisonnement de Banville est patente. Les traités de poésie sont prescriptifs. Ils fixent un répertoire traditionnel des mètres, mais ils n’en justifient pas ou peu la pertinence critique. L’ouvrage de Banville est tantôt prescriptif, tantôt théorique, mais sa façon outrancière de déclarer que tel type de césure est possible, tel autre ne l’est pas, est inexplicable, sauf à considérer que ce traité a été rédigé avec une certaine hâte dans un esprit de confusion plus important qu’il n’y paraît de prime abord.
Rimbaud et Verlaine ont très bien compris que le naïf Banville n’était pas l’homme compétent qu’il prétendait être. En 1874, Verlaine publie son recueil Romances sans paroles. La deuxième ariette présente une apparition inédite sur la scène littéraire, celle du vers de chanson de neuf syllabes avec une seule césure après la troisième syllabe. Pour faire bonne mesure, Verlaine a osé deux césures modernes plus audacieuses aux vers deux et trois, mais il n’a pas osé la césure à l’italienne du type « fou – les ». Verlaine marquait des points sur Banville en termes d’histoire de la versification.

Je devine, - à travers un murmure,
Le contour – subtil des voix anciennes,
Et dans les – lueurs musiciennes,
Amour pâle, - une aurore future !

Et mon âme – et mon cœur en délires
Ne sont plus – qu’une espèce d’œil double
[…]

Dans la seconde section Paysages belges des Romances sans paroles, la cruauté atteint une nouvelle pointe cime. Verlaine propose un vers de neuf syllabes dont Banville n’a pas reconnu la possibilité empirique. Banville se targuait d’avoir inventé un ennéasyllabe avec césure après la cinquième syllabe, autrement dit aux hémistiches de cinq puis quatre syllabes. Verlaine renverse le modèle en imposant l’ennéasyllabe avec césure après la quatrième syllabe, autrement dit aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes. Il s’agit du poème Bruxelles. Chevaux de bois dont voici le premier quatrain au rythme si sûr et si humiliant pour Banville :

Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.

S’il est encore des esprits assez lourds pour douter de l’allusion au traité de Banville, précisons que le poème est précédé d’une épigraphe extraite d’un poème de Victor Hugo en vers de trois syllabes :

Par Saint-Gille,
Viens nous-en,
Mon agile
Alezan.

On songe inévitablement à la citation caricaturale d’Eugène Scribe par Banville.
D’autres poèmes en vers de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe suivront dans la carrière de Verlaine. Mais, un exemple entre autres doit être impérativement cité ici, rien moins que le célèbre poème L’Art poétique dont Bienvenu a cerné avec raison qu’il était une réponse humoristique au traité de Banville. Le poème est en vers de neuf syllabes clairement césurés après la quatrième syllabe. Deux vers seulement sont plus délicats à séparer en hémistiches et ces deux vers vont prouver qu’il est question d’une réponse à Banville. Il s’agit du vers 3 du premier quatrain et du vers 15 dans la quatrième strophe.

De la musique – avant toute chose,
Et pour cela – préfère l’Impair
Plus vague et plus – soluble dans l’air,
Sans rien en lui – qui pèse et qui pose.

[…]

Car nous voulons – la Nuance encor,
Plus la Couleur, – rien que la Nuance !
Oh ! la Nuan – ce seule fiance
Le rêve au rêve – et la flûte au cor !

[…]

Le commentaire sur la solubilité de la césure au vers 3 va de soi. En revanche, il faut bien mesurer à quel point la césure à l’italienne sur « Nuan – ce » n’était pas encore usuelle vers 1872-1874, pour comprendre qu’il s’agit là d’une satire évidente de la lecture « fou – le » du traité de Banville. Rimbaud n’a jamais pratiqué la césure à l’italienne dans ses poèmes en alexandrins, à l’exception de trois concentrées dans le même poème Mémoire en 1872 : « ombe-lles », « sau-les », « sau-tent ». Dans de telles conditions, il est indéniable que nous avons affaire à une réponse directe au Petit traité de poésie française.
Le corpus verlainien va nous en apprendre plus sur l’influence du livre théorique de Banville et sur le répertoire des mètres qu’il a proposé, ce qui pourra avoir son intérêt pour renouveler l’approche des derniers vers de Rimbaud. Mais, reste à déterminer qui a inventé le vers de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe. En effet, en 1873, Charles Cros a publié une première édition du Coffret de santal où figure un poème méconnu Chant éthiopien en vers verlainiens de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe ! Or, depuis le 7 juillet 1872, les deux poètes ne se parlaient plus. Les frères Cros avaient pris parti pour la femme de Verlaine et celui-ci, en compagnie de Rimbaud, avait quitté la France pour la Belgique et l’Angleterre. Une idée toute naturelle s’impose dès lors. Verlaine n’a pas inventé le vers aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes en Belgique, mais cette invention est parisienne, sans qu’on ne puisse déterminer de qui vient l’invention : Rimbaud, Verlaine ou Charles Cros ? Le Chant éthiopien semble le plus ancien modèle qui nous soit parvenu (à moins que L’Art poétique ne soit particulièrement précoce) et il donne la preuve que Jacques Bienvenu a vu juste quand il a deviné de grandes discussions des poètes zutistes autour de la parution du traité de Banville, qui était d’actualité durant l’hiver 1871-1872.

Chant éthiopien

Apportez-moi des fleurs odorantes,
Pour me parer, compagnes errantes,
Pour te charmer, ô mon bien-aimé.
Déjà le vent s’élève embaumé.

Le vent du soir fait flotter vos pagnes.
Dans vos cheveux, pourquoi, mes compagnes,
Entrelacer ces perles de lait ?
Mon cou – dit-il – sans perles lui plaît.

[…]
Bibliographie :

BIENVENU, Jacques, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières de septembre 2004, 2005.
BIENVENU, Jacques, « L’Art poétique de Verlaine : une réponse au traité de Banville », Europe, n°936 (numéro consacré à Verlaine), avril 2007.

A suivre…