mardi 24 mars 2015

Hommage à Mario Matucci, par André Guyaux



Hommage à Mario Matucci
Allocution prononcée à l’université de Pise le 21 septembre 1993



Dans l’univers intellectuel de Mario Matucci, on rencontre Marivaux, Benjamin Constant, Rimbaud. On y croise également des auteurs moins célèbres, comme Bourget, ou Saint-Martin, le « philosophe inconnu », cher à Sainte-Beuve. Ce sont des choix libres, issus d’un contact direct avec les œuvres. Dans ce bel éclectisme, Rimbaud domine. Il est la figure récurrente. Tout comme Mario Matucci est la forte personnalité du rimbaldisme en Italie. La contribution italienne aux études sur Rimbaud, il faut le rappeler, est l’une des plus vivantes et des plus riches. En saluant Mario Matucci, je salue à travers lui les rimbaldiens italiens. D’autant que la plupart d’entre eux se sont réclamés ou se réclament de lui. Mais nous sommes tous ses disciples, au-delà des frontières. D’abord parce que dans un domaine où les hypothèses sont souvent fragiles et où tant de livres sont inutiles, où tant d’arguments sont contestables, dans un domaine où nous avons tous les jours à nous méfier, à retourner aux textes, aux faits, à l’histoire, le point de vue de Mario Matucci a toujours été exemplaire. Il n’a jamais laissé de côté la raison critique. Un avis qu’il a exprimé en 1952 vaut toujours ; ses travaux de critique historique sur Rimbaud en Abyssinie n’ont pas même à être retouchés. 

Mais une autre raison le place au sommet de nos études : il est un rimbaldien complet, – éditeur et traducteur, historien et philologue, exégète de la lettre et de l’esprit, attentif au Rimbaud de l’œuvre littéraire et à l’aventurier d’Abyssinie. Cette dualité, nous la retrouvons dans le titre de son dernier livre sur Rimbaud : Les Deux Visages de Rimbaud, qui montre bien ce double appel, vers la vie et vers l’œuvre, vers le poète et vers le « négociant » d’Afrique et d’Asie. Comme nous la retrouvons dans le titre que Mario Matucci a choisi pour réunir les actes du colloque qu’il a organisé à Grosseto en septembre 1985 : Arthur Rimbaud : poesia e avventura. Dans son esprit, les deux visages de Rimbaud s’éclairent mutuellement. Et les thèmes qu’il aborde sont souvent au confluent de deux identités. Il s’est penché ainsi sur la question des filiations, sur celle en particulier qui relie Rimbaud à Baudelaire. Il s’est aussi intéressé à la notion d’échec, à l’angle des deux vies. Et il a toujours gardé à l’esprit la modernité poétique, en éditant et en commentant prioritairement Une saison en enfer et les Illuminations. En essayant de comprendre la dialectique des deux vies et celle de la vie et de l’œuvre, il a contribué à la définition de la poésie moderne. 

Il faut saluer également son rôle éminent de fondateur d’une activité critique, celle de l’édition savante. Publiée en 1952, son édition des Illuminations, contemporaine des travaux d’Étiemble et suivant de peu la thèse de Bouillane de Lacoste, est la première grande édition annotée, avant Suzanne Bernard et Antoine Adam. Dans sa préface, il y proclame la « primauté du texte ». Et l’une des plus belles idées du centenaire de 1991 a été la réédition de ce livre, à l’initiative de Sergio Sacchi. Qu’est-ce que le souci de « la primauté du texte » ? C’est, en l’espèce, une forme de sagesse qui permet de mieux comprendre la relation entre les deux œuvres en prose de Rimbaud, de mieux comprendre ce qui a joint et disjoint ces deux projets, l’un précédant l’autre mais se prolongeant au-delà. Reprenant la suggestion de Gustave Kahn, voici ce qu’écrit Mario Matucci à propos des Illuminations : « esse si prolungano nel tempo senza un piano di composizione ben determinato, rifflettendo i diversi stadi del sviluppo e del declino della forza e del metodo del “Voyant” ». Voilà admirablement situés, en trois lignes, les poèmes en prose de Rimbaud, ce projet qui ne s’est jamais véritablement déterminé, qui est l’agonie lumineuse du poéticien de 1871 et l’une des perspectives, la principale peut-être, de la poésie moderne.

Dès 1952, Mario Matucci, conformément au témoignage de Verlaine, plaçait un terme à la poésie de Rimbaud : 1875, s’éloignant ainsi des fausses audaces d’Antoine Adam et de quelques autres, leur chronologie prolongée n’ayant d’autre but que d’autoriser une explication exclusivement référentielle des Illuminations. Mario Matucci ne fait pas cette confusion. Ce qu’il rend solidaire, par la philosophie que lui inspire la poésie de Rimbaud, il le distingue dans la méthode : au texte poétique, l’interprétation non réductrice ; à la vie, à l’histoire, les instruments de la critique historique.


Dans son livre de 1962, Le Dernier Visage de Rimbaud en Afrique, suivi d’un article important, sur « La malchance de Rimbaud », publié en août-septembre 1966 dans Critique, Mario Matucci choisit de contredire quelques-unes des hypothèses soutenues par Enid Starkie dans son Rimbaud en Abyssinie en 1937. Il s’agissait principalement des trafics imputés à Rimbaud par Enid Starkie, du trafic d’armes, sujet sensible déjà, et surtout du trafic d’esclaves, sujet plus sensible encore. Enid Starkie s’était autorisée quelques facilités de déduction, pour accuser Rimbaud d’avoir pratiqué le trafic d’esclaves. Elle avait oublié ou censuré une petite phrase, apparue dans la lettre d’Alfred Ilg à Rimbaud du 23 août 1890 : « Je reconnais absolument vos bonnes intentions ». Nul ne sait exactement ce qu’était ces « intentions », mais Alfred Ilg pouvait les trouver « bonnes ». En l’absence de documents, en l’absence de faits avérés, il faut donc dénoncer la légende et tout ce qui lui donne prise. C’est à cela que Mario Matucci s’emploie dans son livre. Non seulement il réfute Enid Starkie, en dénonçant une négligence de méthode, mais il établit une version plus vraie, qui tient compte également de ce qu’Enid Starkie avait pu légitimement affirmer. Il travaille en historien, attentif aux contextes, et la connaissance de la vie même de Rimbaud en Afrique lui doit beaucoup.   

mercredi 18 mars 2015

Informations




L'édition de la correspondance de Rimbaud choisie et présentée par Jean-Luc Steinmetz paraît ce jour en librairie. Elle tient compte des récentes découvertes que nous avons faites : la nouvelle datation d'une lettre célèbre de Rimbaud à Aden  et la publication intégrale du manuscrit de la lettre de Gênes.

Notre prochain "entretien avec" sera réalisé avec Jean-Luc Steinmetz à propos de cette correspondance.


Les curieuses disparitions et réapparitions de Brice Poreau continuent. Sa page personnelle à l'Institut des neurosciences de Grenoble n'est plus accessible depuis peu... Suppression définitive ou momentanée ? Nous l'ignorons.

La présence de Brice Poreau a été signalée, tout récemment, en Belgique d'où il est parti « furtivement ». Son intervention le 6 février 2015, au centre de recherche en histoire des sciences de l'université de Louvain est mentionnée ainsi :

Le réseau de Pierre-Joseph Van Beneden : un formidable outil de diffusion de concepts scientifiques.

On comprend que Brice Poreau ait pu diffuser le formidable concept scientifique de la méthode biométrique de similarité...

Affaire à suivre...

lundi 16 mars 2015

Journal du week-end

Alain Borer à Aix--en-Provence le 14 mars 2015
Samedi 14 mars.

Nous avons eu le grand plaisir de rencontrer Alain Borer à Aix-en-Provence ce samedi. Le rimbaldien bien connu, qui n'a volontairement rien publié sur Rimbaud depuis 1991, a exposé brillamment, dans le cadre des Rencontres lire et écrire, la thèse de son dernier ouvrage. Nous pensons revoir Alain Borer en mai à Marseille et réaliser un entretien  avec lui destiné au  blog Rimbaud ivre. Les activités d'Alain Borer sont consultables sur son site.

Dimanche 15 mars

Nous avons appris avec tristesse le décès de Mario Matucci à l'âge de 94 ans. Il était l'un des fondateurs de la critique rimbaldienne en Italie. C'est lui qui avait prouvé, en 1962, que Rimbaud n'avait jamais été marchand d'esclaves contrairement à ce qu'avait affirmé Enid Starkie dans sa biographie de Rimbaud.  Olivier Bivort, qui nous a informé du décès de Mario Matucci, rédigera dès que possible pour Rimbaud ivre une notice sur le critique italien qu'il a bien connu.


dimanche 8 mars 2015

Dans les coulisses de la démonstration de Brice Poreau, par Jacques Bienvenu



Le 9 avril 2014, L'Express publiait en ligne un article intitulé : «  Sur la photo, c'était bien Rimbaud !  ». Cet article a été a été repris successivement dans le courant du mois d'avril par notamment Francetv info, Le FigaroLe Nouvel Observateur, Libération, Le Point, l'Union, et  Sciences et Avenir. L'information paraissait sérieuse. Elle était présentée comme émanant d'un chercheur associé à un laboratoire de l'université Claude Bernard Lyon 1. Une université prestigieuse qui  compte parmi ses membres Cédric Villani, mathématicien renommé, directeur de l'institut Henri Poincaré. Rappelons à cette occasion que Poincaré, qui est l'un de nos plus illustres mathématiciens, a joué un rôle essentiel dans la réhabilitation du capitaine Dreyfus en dénonçant les prétendues preuves mathématiques de Bertillon utilisées pour identifier l'écriture du bordereau.

Depuis le 1er juin 2013, nous attendions la démonstration définitive  annoncée par Jean-Jacques Lefrère sur France inter. Elle est venue dix mois plus tard. Quand j'ai lu l'article de Brice Poreau mis en ligne sur le site de l'université Lyon 1, la démonstration présentait des erreurs mathématiques si  grossières que j'ai immédiatement alerté l'université Lyon 1. J'ai publié, sur mon blog, l'avis d'un spécialiste dans le domaine de la biométrie.  Nous avons pu observer par la suite que l'université Claude Bernard Lyon1 avait supprimé le site du laboratoire qu'elle hébergeait. Or, le responsable du laboratoire, le docteur Raoul Perrot, a créé récemment un site privé en ligne qui donne accès à des informations. L'article de Brice Poreau  était une publication interne des Cahiers Lyonnais d'Anthropologie biométrique. Ce n'était pas une publication scientifique dans une revue internationale avec un comité de lecture. Le laboratoire ne faisait pas partie des soixante neuf unités de recherches de l'université et même la question de l'existence  de ce laboratoire pouvait se poser. J'ai écrit au président de l'université de Lyon 1 pour l'informer que j'allais écrire un article sur la suppression du laboratoire et pour lui en demander les raisons précises. La réponse a été immédiate et elle n'est pas confidentielle. Je précise que dans mon message je signalais  que les liens entre le laboratoire et l'université me semblaient ténus. Voici ce qui justifie cette fermeture :

Le professeur Raoul Perrot, étant à la retraite depuis de nombreuses années, l'université n’avait pas la possibilité juridique de poursuivre l’hébergement de son laboratoire  ; les liens entre ce laboratoire et l’université étaient effectivement « ténus »  ; pour qu’une université puisse héberger un laboratoire de recherche, il faut que celui-ci soit évalué nationalement dans le cadre du contrat quadriennal (quinquennal aujourd’hui), ce qui n’était pas le cas.

En d'autres termes, ce laboratoire n'était pas homologué. L'absence d'évaluation est un signe rédhibitoire. L'université Claude Bernard en a tiré les conséquences supprimant le laboratoire, l'hébergement de son site ainsi que tous les cours programmés.

L'autre aspect de la question est le contenu même des calculs et la méthode de Brice Poreau. Cette méthode consiste d'abord à placer sur un visage des points d'intérêt (points biens connus en morphométrie, landmarks en anglais). On se contentera ici de la comparaison entre la photographie dite de référence B nommée Carjat 1 et la photographie  à expertiser A.




Brice Poreau relie vingt-cinq points entre eux et obtient trente-six segments numérotés de L1 à L36  dont il calcule les mesures avec un pied à coulisses .Voici un croquis qui le montre  :





L'auteur ne justifie pas le choix de ces mesures. Avec vingt cinq points  d'intérêt il avait trois cent choix de segments possibles. Aucun critère objectif de sélection n'est donné et on observe qu'une partie du visage est favorisée. Ceci ouvre la porte aux manipulations. Il suffit de sélectionner les distances qui font pencher la balance en faveur de l'hypothèse que l'on cherche à démontrer. 

Mais le pied à coulisse de Brice Poreau doit comporter quelques défauts. Voici Quatre mesures de distance suspectes  :




Dans son tableau Brice Poreau indique que la hauteur de l'oreille gauche L18 = 42,56 et celle de la droite L19 = 42,6. Soit une différence de 0,04 mm. Tout le monde peut voir sans pied à coulisse que cette mesure ne correspond pas à la photo à expertiser. De même, L13 et L14  sont incompatibles avec les points d'intérêt portés sur la figure. On est en droit de penser que Brice Poreau a arrangé les résultats.
Notons  que l'auteur affirme que la précision est du centième de millimètre ( page 10 de son article) et (page 11) que la précision est de  deux centième de millimètre pour le pied à coulisse. Les deux assertions sont contradictoires. On ne peut avoir une précision au centième de millimètres en utilisant un instrument de mesure ayant une précision de 0,02 mm.
Pourtant, ceci n'est rien. Pour obtenir ses pourcentages de similarité, Brice Poreau introduit des indices comme étant un rapport de longueur. Le rapport ne change pas si l'on respecte les proportions  ; il permet de comparer des portraits à des échelles différentes. L'intention est louable. Le problème, c'est la réalisation. En observant le tableau 3 on constate que certaines longueurs sont plus utilisées que d'autres. Par exemple L36, 5 fois au dénominateur, L30, 3 fois au numérateur tandis que L33 n'intervient nulle part. L'indice I24 = L35/L36 est l'inverse de I25 = L36/L35. On est dans le domaine de la fantaisie. Il y a plus sidérant encore  : des erreurs grossières de calculs. J'en signalerai une parmi d'autres . D'après la tableau 2 de notre chercheur  : L35 = 143,08 et L36 =134,12 et d'après la tableau 3 : I24= 99,24 alors que 143,08/134,12 = 106,68.




Mais le sommet  est atteint quand on observe la manière dont Brice Poreau calcule son pourcentage de similarité. Il fait d'abord la différence des indices et calcule ensuite la somme algébrique qu'il divise par le nombre d'indices. Le problème est que cette somme algébrique n'a aucun sens. Un schéma permet de le comprendre  :




Les indices peuvent se compenser. Dans la représentation donnée, les longueurs rouges et les longueurs bleues se retranchent. Ce qui fait qu'avec un indice de similarité nul on a un pourcentage de similarité de 100% pour des séries très dissemblables. Voici un exemple qui donne 100%  :





La longueur totale des segments rouges est égale à la longueur totale des segments bleus conduisant à un indice de similarité nul. On peut réaliser avec cette méthode des portraits de Rimbaud ayant un pourcentage de similarité de 100% avec celui de la photographie d'Aden, ce qui a été réalisé pour l'image reproduite en tête de l'article.




Le tableau ci-dessus montre comment le score de similarité donne arbitrairement un pourcentage de similitude.  Observons une singularité qu'il faut voir à la loupe. Dans la dernière colonne on saute de 12% à 10%. Donc pas de 11%. On comprend que l'auteur veuille finir son tableau par 0%. Il ne le dit pas. Le score varie de 1 à 10. Comme le score peut être négatif on comprend aussi que l'auteur prenne la valeur absolue sans le dire. Aucune justification n'est donnée pour l'intervalle de 1 à 10. C'est purement arbitraire  ; un autre intervalle donnerait des résultats très différents. 

On peut, c'est connu «  faire dire n'importe quoi aux chiffres  ». Surtout quand ils sont faux aurait ajouté Pierre Dac.

Il faut se  féliciter que l'université Claude Bernard Lyon 1 ait supprimé le laboratoire d'anthropologie  qui avait publié la prétendue démonstration de Brice Poreau. Par ailleurs, la presse qui en a rendu compte  ne pouvait pas soupçonner ce que je révèle aujourd'hui. Une mise au point serait la bienvenue.


Je me suis exprimé dans cet article en tant que mathématicien et je précise que le logiciel qui a permis de réaliser les images est le logiciel R version 3.0.2 ( 2013-09-25) utilisé en morphométrie.

Mise à jour du 9 mars. 
Le nouveau lien que  nous avons donné (ligne 18) concernant l'article de Brice Poreau fonctionne à présent. Par ailleurs, nous avons mis les liens concernant tous les journaux. Nous invitons le lecteur à vérifier que tous les liens vers l'article de Brice Poreau donnés dans la presse sont à présent supprimés. C'est la raison pour laquelle nous offrons au lecteur la possibilité de lire cet article.

samedi 7 mars 2015

Conférence à Anet le 9 mars

Causerie sur Verlaine et Rimbaud par Jean-François Laurent président de l'Association des amis de Rimbaud et responsable de la revue Rimbaud vivant.
Anet est connue pour son château.

vendredi 6 mars 2015

Informations

L'essentiel de nos prochains articles sera consacré d'abord à la méthode Brice Poreau. Le lien que j'avais donné concernant la démonstration de Brice Poreau a été désactivé tout récemment. J'en donnerai un autre dans l'article annoncé. J'ai aussi l'intention de m'exprimer sur les photographies Carjat de l'indivision Paul Claudel dont j'avais contacté la mandataire, bien avant Jacques Desse, dès 2011. Il devient urgent de le faire pour diverses raisons. Je n'oublie pas le compte rendu que je dois écrire sur le livre d'Hisachi Mizuno. Nous restons très attentif à l'inauguration du nouveau musée Rimbaud et attendons la date officielle de l'ouverture qui serait fin juin, nous l'espérons.
JB

dimanche 1 mars 2015

Entretien avec André Guyaux, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade


André Guyaux, photo JB



Jacques Bienvenu
André Guyaux, vous êtes né à Charleroi, la ville du Cabaret-Vert de Rimbaud, l’Auberge verte dans un autre poème. Pouvez-vous nous parler de votre itinéraire en Belgique avant de venir à Paris ?

André Guyaux
J'ai fait mes études primaires dans la petite ville où j’habite, Auvelais, entre Namur et Charleroi, sur les bords de la Sambre, et mes études secondaires dans la ville voisine, Tamines. Mon père était journaliste. Il a dirigé le Journal de Charleroi, auquel Rimbaud avait proposé une collaboration en octobre 1870 au moment où il est passé par la ville du Hainaut belge. Quand je rejoignais mon père à ses bureaux, rue du Collège, où se trouvait déjà le siège du journal à l’époque de Rimbaud, je passais devant l’immeuble qui avait hébergé le bistrot dont parle Rimbaud et dont l’enseigne était, exactement, « À la maison verte ». Bien plus tard, lorsque j’ai organisé avec Hélène Dufour l’exposition du musée d’Orsay et du musée de Charleville, en 1991, j’ai tenu à ce que la « Maison verte » y figure. On avait retrouvé une photographie de la fin du XIXe siècle. C’était d’ailleurs un très bel immeuble, construit en 1851, au cœur de ce qu’on appelle « la ville-basse », à Charleroi, à proximité de la gare. Je dis « c’était », parce que malheureusement, il n’existe plus : il a été démoli en septembre 2013, victime de la promotion immobilière, et de l’obscurantisme.

JB
Quant au Journal de Charleroi, s’agissait-il  toujours du même journal ?

AG
Oui, quand mon père y travaillait, il appartenait toujours à la famille Bufquin des Essarts, une famille d'exilés français. Rimbaud a sans doute croisé Jules Bufquin des Essarts à Charleville et en tout cas, il a rencontré son père, le fondateur du journal, Louis-Xavier Bufquin des Essarts, un saint-simonien, fondateur à Paris d’une maison d’édition qui avait publié Nerval et Gautier dans les années 1830-1840. Mais c’est au lycée, alors que je venais d’y entrer, que j’ai entendu pour la première fois le nom de Rimbaud. Notre professeur de sixième nous imposait chaque semaine un exercice de mémoire et nous avions appris par cœur Ma Bohême.

JB
Quel âge aviez-vous ?

AG
Onze ans. Par la suite mon père m’a parlé du séjour de Rimbaud à Charleroi. Il avait entendu le récit qu’en faisait son patron, Marius Bufquin des Essarts, le neveu de Jules. Mon père a du reste publié un petit article, dans une revue locale, où il rapporte ce récit.

JB
Et ensuite ?

AG
Après le lycée, j’ai entrepris des études de philologie romane (l’équivalent de ce qu’on appelle en France « lettres modernes ») à l’Université de Bruxelles. J’y ai suivi les enseignements de quelques grands professeurs, comme Albert Henry ou Roland Mortier. J’ai ensuite passé l’agrégation de l’enseignement secondaire belge. J’ai enseigné pendant un an le français et le latin à Andenne, une petite ville des bords de Meuse, entre Namur et Liège. J’ai ensuite obtenu une bourse du gouvernement français, qui m’a permis de commencer ma thèse et d’être accueilli comme élève étranger à l'ENS. Puis je suis entré au FNRS (équivalent du CNRS en Belgique) et c’est dans ce cadre que j’ai achevé mon doctorat.

JB
Votre directeur de thèse était Étiemble. Pouvez-vous nous parler de cet homme très connu des rimbaldiens, qui n’a pas toujours été très gentil dans ses écrits ?

AG
J'ai pris contact avec Étiemble par l'intermédiaire de Pierre de Boisdeffre, qui était conseiller culturel à l’ambassade de France à Bruxelles. Nous nous sommes écrit et il a accepté de diriger ma thèse. J’allais le voir dans les bureaux du département de littérature comparée de Paris III, sur le même pallier que l’Institut de littérature française de Paris IV, où j’enseigne aujourd’hui. Au moment du partage des universités, en 1969, Étiemble avait choisi la Sorbonne-Nouvelle (Paris III), mais il avait voulu garder son bureau dans les vieux bâtiments. Comprenant que je voulais livrer mon commentaire des Illuminations, il a mis comme condition que je prenne connaissance de tous les autres commentaires. J’ai ainsi constitué un fichier bibliographique, texte par texte, dont j’ai fait un volume annexe de ma thèse et qui est devenu en 1991 la Bibliographie des « Illuminations » que j’ai publiée avec Olivier Bivort. D’Étiemble, j’ai gardé le souvenir d’un homme très ouvert et bienveillant, qui avait une impressionnante connaissance des littératures du monde. C’était un vrai comparatiste. Vous dites qu’il n'a pas toujours été très gentil dans ses écrits, mais il faut comprendre son point de vue, qui était de dénoncer les falsifications dont Rimbaud avait fait l’objet. Il a sans doute forcé le trait, mais avait-il tort ? Je me dis souvent qu’il y aurait quelques beaux chapitres à ajouter à son Mythe de Rimbaud. Imaginez le commentaire qu’il aurait réservé à ceux qui rééditent La Chasse spirituelle sous le nom de Rimbaud, à ceux qui croient reconnaître Louis Veuillot dans la peau du frère Milotus (dans Accroupissements), à ceux qui font graver l’inscription « l’homme aux semelles devant » sur le socle d’une statue du poète, ou à ceux qui pensent que « fumer des roses » (dans À la musique), c’est répandre du fumier sur des plates-bandes de rosiers ? Et j’en passe ! Ne trouvez-vous pas qu’Étiemble nous manque ?

JB
C’est Étiemble qui vous a conseillé d'aller au séminaire de Louis Forestier, je crois.

AG
En effet. C’était à la rentrée de 1974. Le séminaire Rimbaud existait depuis un ou deux ans. C'est là que j'ai fait la connaissance de Louis Forestier et de ceux qui fréquentaient ce séminaire, comme Marie-Claire Bancquart, Pierre Brunel, Alain Borer, Jean Burgos, Michel Décaudin, Jean-Pierre Giusto, Marc Quaghebeur, Yves Reboul.

JB
Puis vous êtes parti pour Mulhouse.

AG
Au moment de ma soutenance, j’assurais un intérim à l’université de Tours, où je remplaçais Jean-Pierre Morel parti en délégation au CNRS. Je me suis ensuite porté candidat à un poste de professeur à l’université de Mulhouse. J’y ai pris mon service en novembre 1981. J’y suis resté treize ans.

JB
En 1994, vous avez été élu à la Sorbonne, où vous enseignez toujours. Quand vous a-t-on proposé l'édition de Rimbaud dans la Pléiade ?

AG
Je ne sais plus exactement, mais j’ai pris du temps avant de m’y lancer. Hugues Pradier, le directeur de la Pléiade, a dû me rappeler à mes engagements. J’attendais que des manuscrits restés cachés veuillent bien se montrer. Ce fut le cas au moment des ventes Guérin et Berès. J’ai beaucoup travaillé à l’établissement du texte et à son annotation pendant deux ans, en 2007 et 2008. L’édition a paru en février 2009.

JB
Il y a déjà eu trois rééditions.

AG
Ce sont, plus exactement, des retirages avec quelques corrections, un en 2011, un autre en 2013, et je viens de donner il y a quelques jours des corrections pour un troisième retirage.

JB
Vous avez été l’objet d'une attaque violente et inédite lors de la parution de cette fameuse Pléiade. Pouvez- vous nous en dire un mot ?

AG
Oui, mais elle n'était pas inédite. Le signataire de l'article de La Quinzaine littéraire auquel vous faites allusion m'avait déjà attaqué de plusieurs manières et notamment en publiant dans la même revue un article très agressif contre Le Cahier de l’Herne que j’avais dirigé. C’était en 1993. Donc je n’ai pas été trop surpris. J'ai d’ailleurs hésité à répondre, parce que le ton qu’adoptait mon contradicteur et le niveau de ses arguments ne se prêtaient pas à un vrai débat. Mais la Pléiade souhaitait que je réponde. J’ai donc adressé une réponse à La Quinzaine littéraire, qui ne l’a pas publiée et ne m’a même pas répondu. Peut-être l’éditeur et moi-même aurions-nous dû insister, en rappelant que le droit de réponse est dans la loi. Mais j’ai préféré m’adresser ailleurs. J’ai sollicité une revue en ligne, Fabula, qui m’a ouvert ses pages.

JB
Peut-on avoir votre opinion concernant la présence éventuelle de Rimbaud sur une photo prise à Aden ?

AG
Je ne suis pas convaincu par cette identification. L'objection est que deux personnes clairement identifiées sur la photo, l’explorateur Henri Lucereau et le docteur Joseph Dutrieux, ne peuvent s’être trouvées ensemble à Aden qu’en novembre 1879, c’est-à-dire à un moment où Rimbaud n’y est pas encore arrivé. D’autre part, j’ai été impressionné par l’exceptionnelle médiatisation de cette prétendue découverte et par le fait que la presse et les médias, prompts à annoncer cette nouvelle extraordinaire, étaient très discrets lorsque les doutes, pour ne pas dire plus, sont apparus. Il y a là une disproportion qui en rappelle une autre : si Rimbaud ne se trouve pas sur cette belle photographie, elle vaut une vingtaine d’euros ; s’il s’y trouve, elle en vaut 150000, le prix auquel elle a été vendue.

JB
Revenons à l'œuvre de Rimbaud. Est-ce que vous avez un poème préféré ?

AG
J'ai une période préférée. Celle des derniers vers, composés au printemps et à l’été de 1872.

JB
Ceux qui ont été repris en partie dans Une saison en enfer.

AG
Oui, mais précisément, ceux que je place au-dessus de tout dans ce corpus ne s’y trouvent pas : Est-elle almée ?…, deux quatrains sur la fin de la nuit, et Mémoire, que Rimbaud avait prévu de faire figurer dans « Alchimie du verbe » puisque le brouillon en fait mention, mais qui ne s’y trouve pas, peut-être pour une question de longueur.

JB
On peut dire que vous avez eu la chance de publier votre édition de la Pléiade au moment où presque tous les manuscrits avaient été révélés, notamment ceux de la collection Berès, restés inaccessibles pendant soixante-dix ans !

AG
Oui, il a fallu attendre que Pierre Berès les expose, à la fin de sa vie, au musée de Chantilly. Dans les années 70, on parlait beaucoup de ces manuscrits et je me souviens avoir écrit à Pierre Berès pour lui demander l’autorisation de les consulter. Il m’a répondu qu’ils n’étaient plus en France. Étiemble les avait vus. Louis Forestier avait pu consulter l’autographe de Génie (sur du papier bleu !). L’édition de la Pléiade a pu également bénéficier de la révélation d’une version antérieure de Mémoire, apparue en mai 2004.

JB
Vous avez révélé l'existence des manuscrits de la fondation Bodmer, si je ne me trompe pas.

AG
Le milieu rimbaldien ne les connaissait pas, mais la fondation Bodmer était très connue.

JB
À votre avis, est-il important de connaître la vie de Rimbaud pour comprendre son œuvre ?

AG
Le cas de Rimbaud est particulier. D’abord, parce qu’il a, à sa manière, raconté sa vie, dans Une saison en enfer, et parce que toute son œuvre, vers et prose, comporte une dimension autobiographique, plus ou moins affirmée. Cela dit, il faut aussi dénoncer la dictature du biographisme dans le commentaire. Et il n’est interdit à personne de lire un poème sans rien savoir de son auteur.

JB
Accordez-vous de l'importance à ce qu'on appelle parfois la seconde vie de Rimbaud, à partir du moment où il se désintéresse de son aventure poétique ?

AG
Quand je préparais ma thèse et que je fréquentais le séminaire de Louis Forestier, nous débattions fréquemment de cette question, et à l’époque, tout ce que Rimbaud avait pu écrire après 1875 ne m’intéressait pas vraiment. J’ai dû m’y intéresser par la force des choses, lorsque j’ai préparé l’édition des Œuvres complètes de la Pléiade. Et j’ai découvert les lettres de Harar et d’Aden, qui sont elles aussi marquées par un destin. Certaines d’entre elles, celles par exemple qui traitent de politique ou qui sont relatives à des expéditions, sont captivantes. Mais je maintiens l’argument selon lequel le poète s'est définitivement éloigné.

JB
Quelles sont les raisons, selon vous, de cet éloignement et du mystère de ce que l'on a souvent nommé le silence de Rimbaud ?

AG
Elles ne sont pas mystérieuses, ces raisons. On en fait souvent une grande énigme, qui ne m'apparaît pas comme telle. Rimbaud n'a pas été encouragé dans sa vie littéraire. Il a à peine publié quelques poèmes et un petit livre à compte d'auteur. On a besoin, pour maintenir une activité, qu'un encouragement vienne de l'extérieur. Il ne l’a pas eu et je vois comme tout naturel le passage à une autre activité, après une expérience déçue. Il avait aussi compris qu'il était nécessaire de gagner sa vie. Ce qui reste mystérieux peut-être, c'est son implantation dans un lieu du monde où il ne semble pas avoir été heureux. Mais pouvait-il être heureux quelque part ?

JB
S'il fallait trouver un défaut à Rimbaud, quel serait-il ?

AG
Il n’était pas sociable. Il a multiplié les problèmes relationnels. Tout le monde a été frappé par son mutisme, comme s’il avait tiré vers le silence les conséquences de la théorie baudelairienne de l’incommunicabilité.

JB
L’influence de Verlaine a-t-elle été positive ?

AG
Très positive. Verlaine a été parmi ceux qui l’ont encouragé, et celui qui l’a fait le mieux. On ne peut contester non plus l’influence qu’il a eue sur Rimbaud, leur partenariat dans l’idée de faire bouger le vers.

JB
Il lui a quand même donné un coup de revolver !

AG
Pour une histoire qui n'était quand même pas directement liée à leur production littéraire.

JB
Avez-vous de l'intérêt pour d'autres écrivains ?

AG
Principalement pour Baudelaire, mais aussi pour Sainte-Beuve, pour Huysmans.

JB
Que pensez-vous de l’université actuelle ?

AG
Je ne suis pas sûr qu'elle suive une bonne évolution, en France et en général dans les pays d'Europe. L’institution a subi le choc de quelques lois malencontreuses, parfois même inspirées par l'ignorance de l'université et de sa mission.

JB
La relève des rimbaldiens est-elle assurée ?

AG
La relève est assurée en général pour les études littéraires. En ce qui concerne Rimbaud, je ne sais pas trop. Même s’il existe quelques jeunes chercheurs que l’on peut distinguer, ils sont moins nombreux que ceux de ma génération. Et le milieu rimbaldien actuel est très éclaté.

JB
Il part en mille morceaux.

AG
Il existait, comme je vous l'ai dit, quand je préparais ma thèse, une fédération de chercheurs. Ils se réunissaient et échangeaient des idées. On n’en est plus là.


JB
Pourtant je retrouve dans un texte de Louis Forestier écrit en 1972 : « les rimbaldiens feraient mieux d'échanger des idées au lieu d'échanger des insultes ».

AG
Certes, en 1972, il y avait déjà des débats assez vifs et dans les années 1970, j’ai connu la querelle sur la thèse dite de l’illisibilité promue par Atle Kittang et relayée par Tzvetan Todorov. Mais les clivages auxquels Louis Forestier faisait allusion en 1972 étaient la conséquence des positions prises par Étiemble et des réactions à ses positions, venant principalement de la Société des amis de Rimbaud, présidée par Pierre Petitfils. Cela dit, l’élève d’Étiemble que j’étais a été très bien accueilli par Suzanne Briet et Pierre Petitfils. Ils animaient une revue, Rimbaud vivant, qui existe toujours et fait de louables efforts pour continuer d’exister.


Fin de l'entretien.