mercredi 21 décembre 2011

" Une mystification rimbaldienne ", par Jacques Bienvenu



           Le  8 février 1890 paraissait un article consacré à Rimbaud dans le journal Le Petit Ardennais. Cet article était  signé Pierre l’Ardennais qui laissait entendre qu’il était originaire de Charleville. Il semblait bien informé car il n’ignorait pas  que Rimbaud séjournait à cette époque à Harrar, information connue seulement par une petite poignée de personnes. Le nom de Pierre l’Ardennais qui est à l’évidence un pseudonyme n’a jamais été identifié. On se propose ici de  révéler sa véritable identité. Pour commencer, on lira cet article peu connu des rimbaldiens. Il est mentionné dans la Pléiade de 2009. M. Lefrère en a donné un fac-similé complet dans  Rimbaud le disparu et une version importante, mais  incomplète dans son édition de la correspondance de Rimbaud.
Voici ce texte  intitulé :

                                                         CHRONIQUE ARDENNAISE

LE POÈTE ARTHUR RIMBAUD

            Né à Charleville, vers 1856,  parti pour Paris après la guerre, Arthur Rimbaud a laissé dans les Ardennes peu ou point de souvenirs, si j'en juge par l'inaptitude des vieux Carolopolitains à me renseigner sur lui. Presque inconnu de ses compatriotes, envers qui d'ailleurs il exerça sa jeune ironie en une poésie dont je parlerai tout à l'heure, il ne l'est pas moins du grand public qui lit, lui pourtant dont Victor Hugo, à qui on le présentait, disait: « C'est Shakespeare enfant ! » et que le maître ciseleur Théodore de Banville jugeait être un grand génie.
            Ecervelé, d'allures bizarres, sorti des règles ordinaires de la vie, devenu à demi extravagant par un dédain supérieur de toutes les coutumes reçues, quoique « ni bohème, ni dilettante », comme l'a écrit le jeune poète Rodolphe Darzens en une enquête littéraire, Arthur Rimbaud justifierait au besoin le mot autant envieux que méprisant de d'autre : « C'est encore un de ces fous de poètes ! »
            Elevé au collège de Charleville, dès sa quinzième année il eut l'imagination poétique intensément développée; il versifie déjà sur les bancs de sa classe, non pas seulement en fort en thème jaloux de mériter la gloire des maîtres, mais comme un vrai poète, encore sous l'influence des romantiques, et malgré cela donnant des lors une note personnelle, originale, en des sonnets savamment écrits tels que celui-ci :

Le buffet

C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand'mère où sont peints des griffons ;

- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

- O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.


            Mais les vieilles choses ne l’attardent pas, il est avide de grand air, il est plein de la nature, et voilà ce garçon de quinze ans mêlant aux premiers envois des rêves doucereux l’éjouissante matérialité des effluences terrestres. Il dit ses sensations :

Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.



            Souvent à regarder les belles filles, il « sent  des baisers qui lui viennent aux lèvres »,ainsi qu’il l’avoue dans la pièce de vers intitulée : «  A la musique », sorte de tableau de notre Square de la Gare, un soir de concert. Cette dernière pièce est bien enlevée, avec une finesse d’observation rare, mais d’une ironie telle, un mépris si bien rendu pour les promeneurs, en une si précoce haine du bourgeois et du convenu que malgré toute l’indulgence que les sévères doivent aux artistes, je n’ose la donner ici : il y aurait trop de nos concerteux actuels qui se reconnaîtraient, tant les ridicules sont, de tous leur temps,  dans cette raillerie allusionniste qui date de vingt ans.
            Cependant le séjour de Charleville lui pesant, Arthur Rimbaud va à Paris. Ici je cite textuellement quelques lignes de l’une des rares études qui aient paru sur Rimbaud. Elle est de M. Rodolphe Darzens qui la publia voici un an dans un recueil essentiellement littéraire, la Revue indépendante ; la notice parue dans la récente Anthologie de Lemerre n’en est qu’une courte et pâle démarcation.
            «  Il vint à Paris, et ayant lu déjà bien des littératures, lassé de toutes, curieux insatiablement de choses nouvelles, il quitta les routes frayées, et, cherchant des rythmes inconnus, des images irréalisées, des sensations non éprouvées, il s’engagea au hasard dans la forêt poétique. Mais de même qu’un aventureux et capricieux voyageur, il s’y est perdu, sans trouver la clairière spacieuse où ses rêves-fées auraient pu sous la lune magique, cueillir l’ample moisson des fleurs merveilleuses et noter le chant inouï d’oiseaux fabuleux »
            Et encore : «  Dans sa seconde manière, les poésies d’Arthur Rimbaud se subtilisent et se filigranent : ce sont de beaux vers sonores, où chante l’âme lyrique de ce précoce Acète, mais où les idées, touchées par une logique rigoureuse, l’une à l’autre, sont si sévères parfois que leur raccord nous échappe. »
Cela est exactement vrai de la plupart de celles de ses poésies que nous avons pu lire, poésies éparses dans des revues, car Rimbaud ne donna que deux recueils : «  La Saison en enfer », en 1873, plaquette à peu près entièrement détruite sur son ordre, et les Illuminations, publiés, je crois chez Vanier, l’éditeur des décadents, en 1887 par Paul Verlaine.
            Des dernières productions de Rimbaud, Verlaine a dit que c'était « des vers délicieusement faux exprès », comme de la Saison en Enfer, il avait écrit : « c'est une espèce de prodigieuse autobiographie psychologique écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive. »
            Il faut en croire Paul Verlaine sur parole, encore que l'ardeur passionnée qui l'unit à Rimbaud si intimement, en une communication journalière, par une chère affection de poètes venus l'un à l'autre dans la particulière association de leurs désirs mystérieux, encore que la profonde et ténébreuse amitié qui mêle la vie de l'auteur de Sagesse et celle de l'auteur de la Saison en Enfer puisse mettre en garde contre les jugements trop absolument dithyrambiques de Verlaine.
            Arthur Rimbaud n'en est pas moins, avec Mallarmé et Verlaine, l'un des chefs de cette poésie précieuse et bizarre dont se recommandent trop facilement les décadents.
Qu'est-il devenu ? Un jour, lassé de nouveau, toujours rongé du désir de pénétrer l'inconnu, il laisse là Paris et Paul Verlaine, qui, une fois, dans son amitié inquiète, en une heure de nervosité féminine, lui avait, dit-on, donné un coup de couteau, et il partit. Il courut l'Europe, il visita la Belgique, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, mais cela c'était encore la vieille civilisation, et cette âme troublée rêvait d'horizons plus larges. Il disparut tout à fait : on le dit actuellement en Afrique, dans ce même pays du Harrar dont il fut question ces temps derniers.
            Pour compléter cette légère esquisse de ce grand poète, il faudrait entrer plus avant dans sa vie, le montrer à Paris, raconter certaines de ses aventures, surtout certain dîner homérique où l'avait invité Théodore de Banville. Aujourd'hui, l'espace me manque, je remets cela à plus tard, si toutefois il en est parmi mes lecteurs quelques-uns qu'intéresse la figure de notre compatriote Arthur Rimbaud'.
                                                                                                
Pierre L'Ardennais

            Ce qui est frappant à la lecture de l’article, c’est l’importance donnée à Rodolphe Darzens. Celui-ci avait écrit dans La Revue indépendante, en janvier 1889,  une étude intitulée « Enquêtes littéraires, Arthur Rimbaud ». Des passages entiers y sont donnés ainsi que les deux quatrains de Sensation cités par Darzens à cette occasion. Toutefois, le premier poème donné par Pierre l’Ardennais Le Buffet est tiré de l’anthologie Lemerre publiée fin 1888, mais ce sonnet  provenait lui aussi de Darzens
            Ceci m’avait amené à penser que cette étonnante connaissance de Darzens  par l’auteur de l’article s’expliquerait très bien si Pierre l’Ardennais et Rodolphe Darzens n’étaient qu’un seul et même personnage. Je vais tenter de le justifier ici  Il est utile pour commencer de montrer la partie qui concerne Rimbaud dans l’Anthologie Lemerre.


          Les trois poèmes donnés faisaient partie de la liasse de manuscrits qui provenaient de  Demeny. Les deux sonnets étaient inédits et la version des Effarés était celle que nous appelons aujourd’hui version Demeny. Elle n’était pas connue à l’époque, car celle qu’on trouvait dans Les  Poètes maudits  était différente par sa forme  en sizains. Mais il faut attirer l’attention sur un point qui n’a jamais été mentionné à ma connaissance. Comment se fait-il que la notice sur Rimbaud n’ait pas été rédigée par Darzens ? On observe en effet les initiales d’Alphonse Lemerre au bas de cette notice. Ceci est d’autant plus incompréhensible que Darzens en avait signées plusieurs dans l’anthologie : celles de  Pierre Quillard et Vielé-Griffin notamment. Darzens, d’ailleurs figurait en bonne place comme poète dans ce recueil de Lemerre. On est surpris d’autant plus que la notice est faite de phrases extraites de l’article de Darzens qui devait paraître un peu plus tard sous le titre « Enquêtes littéraires, Arthur Rimbaud ». Tout de même, si quelqu’un pouvait rédiger la notice sur Rimbaud, c’était bien lui ! On  devine alors une discorde entre Lemerre et Darzens. Il est possible que Darzens ait voulu rédiger une préface plus longue et que Lemerre ait utilisé les ciseaux de l’éditeur. Précisément, c’est bien ce qui apparaît dans l’article de Pierre l’Ardennais quand il dit  en parlant de l’étude de Darzens : « […] la notice parue dans la récente Anthologie de Lemerre n’en est qu’une courte et pâle démarcation. » On sent une certaine aigreur dans les termes : « courte et pâle démarcation ». Qui d’autre que Darzens pouvait être au courant de ce problème et exprimer ainsi son irritation à l’encontre de Lemerre ? Décidément Darzens n’aura pas eu de chance avec ses préfaces si on considère que celle du Reliquaire cette fois signée de son nom l’avait conduit à porter plainte et à faire retirer le livre de la vente.
  
          Examinons d’autres éléments. La date mentionnée pour la naissance de Rimbaud est la même que celle que Darzens avait probablement donnée à l’édition Lemerre : « 1856 ». Néanmoins,  depuis peu, Darzens avait reçu de Charleville des registres d’état civil qui lui donnaient la date exacte de la naissance de Rimbaud. Cette date exacte sera donnée dans l’édition du Reliquaire en 1891. Il semble que Darzens n’ait pas voulu donner ces précisions qu’il connaissait dans son article du Petit Ardennais, peut-être pour la réserver pour ses prochaines publications, à moins plus simplement qu’il ne s’en souvenait pas au moment de rédiger l’article. On sait que Darzens avait contacté Delahaye et c’est sans doute par lui qu’il a appris que Rimbaud était à Harrar. La preuve en est donnée par la fin de la  préface du Reliquaire où Darzens indique une lettre de Delahaye précisant que Rimbaud est à Harrar. La mairie de Charleville avait suggéré à Darzens de demander à Delahaye l’adresse de la famille Rimbaud. Il n’est pas exclu que Darzens se soit rendu à Charleville dans ce but. Il ne semble pas toutefois avoir réussi à contacter la mère de Rimbaud puisque c’est à Frédéric Rimbaud que Darzens écrira. S’il avait eu une fin de non-recevoir pour son enquête de la part de la Mother - ce qui ne serait pas surprenant - Darzens ne s’en est pas vanté. Peut-être espérait-il avoir une réaction de la famille puisqu’il incitait,  à la fin de l’article, les lecteurs à lui écrire. Observons aussi que, dans son article, Pierre L’Ardennais précise : «  le jeune poète Rodolphe Darzens ». Darzens en 1890 n’avait en effet que 25 ans.  Pierre L’Ardennais était vraiment bien  informé sur Darzens
  
           Enfin, un élément majeur qui montre que l’Ardennais et Darzens ne font qu’un : c’est la transmission de l’article de Pierre l’Ardennais à  La Plume peu après. En effet, on apprend par le directeur de cette revue, Léon Deschamps,  que l’article de L’Ardennais avait été communiqué par Mallarmé. Voilà une information de premier ordre ! Comment l’auteur d’Hérodiade a-t-il appris à Paris l’existence de cet article publié dans un petit  journal  de province ?
            Par Darzens, tout simplement. En effet, Darzens, qui connaissait Mallarmé depuis environ 1885, voit ses relations se resserrer avec le maître du symbolisme au moment de la maladie puis la mort de Villiers-de-L’isle-Adam dont ils s’occupaient tous les deux activement. En 1890, Darzens était devenu rédacteur en chef de La Revue d’aujourd’hui. La publication de l’article de Pierre L’Ardennais dans La Plume correspondait au moment où Mallarmé et Darzens communiquaient assidûment. Ainsi, au début de cette année 1890, Darzens proposait à Mallarmé de publier dans sa revue le texte de la conférence qu’il avait  donnée sur Villiers, en hommage à l’ami et écrivain disparu l’année précédente. Le premier mars, Mallarmé proposa à Darzens de passer chez lui pour en discuter. Le 5 mai, il lui écrivit à nouveau pour lui dire que s’il passait le mardi soir il pourrait lire les épreuves. Le 15 mai, l’article de L’Ardennais passait dans La Plume et le 23 mai l’article de Mallarmé était publié par Darzens (Toutes ces informations se trouvent dans le livre de Jean-Jacques Lefrère : Les saisons littéraires de Rodolphe Darzens).
RODOLPHE DARZENS

           Il n’est pas trop difficile de comprendre la raison de cette mystification de Darzens. C’était tout simplement pour s’offrir une petite publicité qui aiderait à réaliser la publication d’une étude importante sur Rimbaud dont il avait le projet. On connaît la suite avec Le Reliquaire. Un dernier mot sur l’article Darzens-L’Ardennais. Il y est dit que Banville considérait Rimbaud comme « un grand génie » et il est question d’un repas homérique ou il avait été invité par Théodore de Banville. Une anecdote similaire est reportée par l’abbé Mugnier en 1928 où le musicien Paul Poujaud disait que Banville considérait Rimbaud comme un enfant de Génie. Poujaud précisait qu’il avait assisté à un repas avec Banville et Rimbaud, mais celui-ci n’avait pas dit un mot. On peut regretter que Banville témoin de premier ordre ne nous ait laissé pratiquement rien comme souvenir sur Rimbaud alors qu’il avait quand même eu l’occasion de le faire plusieurs fois, notamment après la publication des Poètes maudits en 1884, puis à nouveau en 1888 lors de la réédition de cet ouvrage.

dimanche 18 décembre 2011

Prochain article : " Une mystification rimbaldienne ", par Jacques Bienvenu

samedi 10 décembre 2011

Les lignes de pointillés : un emploi plus homogène qu’il n’y paraît, par David Ducoffre



Après ma lecture de l’étude d’André Guyaux « Rimbaud et le point multiple », quelques réflexions se sont présentées à mon esprit. Selon moi, la ligne de pointillés indique à peu près toujours une lacune dans les vers, mais, dans certains cas, comme le souligne André Guyaux, elle peut plutôt s’interpréter comme un effet littéraire, une sorte de suspens de l’imaginaire dans le corps du poème. Cette dernière hypothèse est favorisée par deux faits bien précis. Premièrement, même dans le cas de poèmes recopiés à plusieurs reprises, les parties supposées manquantes ne nous sont jamais parvenues (Ophélie, Credo in unam / Soleil et Chair, Les Premières communions,…). Deuxièmement, et ce point a été souligné par André Guyaux, certaines lignes de pointillés apparaissent entre deux vers qui riment ensemble (Le Forgeron). Si le poète doit ajouter d’autres vers, pourquoi imposer une rime à deux vers qui ne sont pas destinés à s’unir ensemble, autrement dit à deux vers qui seront séparés par une plus ou moins grande quantité d’autres vers ? Ainsi, il conviendrait d’admettre l’existence d’un effet purement littéraire de la ligne de pointillés, un emploi qui n’aurait rien à voir avec sa fonction originelle : désigner une lacune dans le texte. Mon intuition me porte à penser que Rimbaud n’a pas franchi ainsi le pas. L’effet de sens de la ligne de pointillés ne peut qu’être tributaire de sa fonction originelle. Contrairement aux apparences, la difficulté pour le poème Le Forgeron n’est pas insoluble.

– Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !
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« Et depuis ce jour[-]là, nous sommes comme fous !

Les deux lignes de pointillés ne sont pas là pour l’effet littéraire, mais elles signalent à l’attention que le poète a le projet d’allonger son poème à cet endroit précis et qu’il se contente pour l’instant d’une rime de raccord entre deux phrases. Ceci n’est pas incompatible avec la thèse de Damourette, citée par Guyaux, d’une présentation fragmentaire à dessein. La remarque est peut-être subjective, mais l’enchaînement entre les deux vers a bien l’air de manquer de naturel. Y compris dans la prose d’Un cœur sous une soutane, toutes les lignes de pointillés peuvent être ramenées à l’idée de lacunes dans le texte. Seul le poème des Remembrances du vieillard idiot invitera à une certaine prudence. En citant la ligne de pointillés de Veillées III, André Guyaux montre bien que celle-ci peut être purement littéraire, mais qu’elle peut toujours se comprendre en fonction d’une idée de lacune, de « trou » dans le récit ou discours poétique. Dans le cas des Reparties de Nina, la variation avec la présentation de la version antérieure Ce qui retient Nina est intéressante. Dans la version Izambard, la ligne de pointillés rappelle évasivement que « Lui », le garçon poète, a déjà beaucoup parlé. Dans la version Demeny, la ligne rappelle plutôt que le poète et Nina sont déjà ensemble depuis un long moment. Dans les deux cas, il est question de logorrhée verbale de la part du garçon (« Lui »). Toutefois, à la différence d’André Guyaux, je ne parlerais pas de lignes suggérant de plus ou moins longs silences, mais de lignes rappelant le temps long de discours en l’occurrence insignifiants.
En-dehors du cas particulier des Remembrances du vieillard idiot, où nous affrontons plutôt un phénomène de béance sarcastique, je crois que la ligne de pointillés indique systématiquement une lacune, fût-elle imaginaire. Parfois, ces lacunes sont objectives. Le poète n’a pas recopié entièrement les vers de sa composition. Dans le cas des manuscrits connus de poèmes comme Ophélie ou Les Premières communions, le nombre de vers ne varie pas, mais certains de ces manuscrits comportent des lignes de pointillés, d’autres non. Je ne peux que souscrire à l’idée d’André Guyaux : il s’agit de lacunes authentiques. Ces lignes finissent par disparaître dans la mesure où les versions écourtées emportent l’adhésion de Rimbaud. Deux lignes de pointillés apparaissent dans le manuscrit d’Ophélie remis à Izambard, une seule dans le manuscrit envoyé à Banville, aucune dans le manuscrit de Demeny. Même si la copie Izambard peut être postérieure à la copie Banville, le manuscrit Izambard témoignerait d’un plus grand moment d’hésitation. En tout cas, la version finale de Demeny élimine ces pointillés. Le poème Ophélie compte alors définitvement neuf quatrains d’alexandrins, tout comme le poème A la Musique qui lui est postérieur, tout comme le poème Bal des pendus qui comporte cependant deux quatrains d’octosyllabes supplémentaires à ses extrémités.
Je suis donc tout à fait d’accord avec Jacques Bienvenu pour insister sur la valeur significative d’une citation de vers de Louisa Siefert dans la lettre de Rimbaud à Izambard du 25 août 1870. Les lignes de pointillés nous informent de coupures dans le texte, lesquelles sont faciles à vérifier par la consultation du recueil lui-même. Je suis également entièrement convaincu par la démonstration de Jacques Bienvenu au sujet de l’insertion finale (!) du poème Accroupissements dans le corps de la célèbre lettre à Demeny du 15 mai 1871. Placées à deux endroits différents, les lignes de pointillés ne peuvent indiquer rien d’autre à mon sens que des lacunes dans le texte. Selon Steve Murphy (Rimbaud et la Commune page 324), ces lignes seraient plutôt une technique de mise en page pour subdiviser le poème en trois parties, chacune de celles-ci représentant un moment différent de la journée. En somme, les lignes de pointillés seraient deux marques d’intervalles de temps. Je cite la thèse développée par Steve Murphy dans son étude du poème Accroupissements (pages 323-324) :

La scène commence vers midi, puisque le soleil passe par une « lucarne » qui est sans doute placée assez haut […], elle continue dans l’après-midi et se termine « le soir », voire la nuit, la lune ayant remplacé le soleil. Trois quintils pour la première phase, trois pour la deuxième, puis un seulement pour la mise en scène nocturne : ces périodes de la journée du moine ont beau être séparées par des pointillés qui désignent des ellipses temporelles, celles-ci n’empêchent nullement le lecteur d’imaginer qu’entre-temps, Milotus poursuit sans discontinuer ses activités principales, de même que sa journée rythmée par les heures canoniales, le moine n’est jamais censé oublier Dieu […].

Le poème commence en effet par la mention « Bien tard » qu’il convient de rapprocher de l’ouverture du quatrain final : « Et le soir,… » Cependant, le poème n’insiste pas sur l’écoulement du temps, mais sur la description du personnage. Il n’y a pas d’opposition notable entre le temps des trois premiers quintils et l’action des trois suivants. Enfin, la mention « Et le soir » n’avait nul besoin d’être appuyée par une ligne de pointillés. Nous observons une simple convergence entre les deux. Qui plus est, si cette ligne de pointillés avait un sens littéraire, pourquoi la faire précéder d’un vers terminé par trois points de suspension ?

[…]
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
Et parfois, en hoquets fort gravement bouffons
S’échappe, secouant son escabeau qui boite…

………………………………………………..

Et le soir, aux rayons de lune qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu’une rose trémière….
Fantasque, un nez poursuit V[é]nus au ciel profond.


Quatre vers après le doublon : points de suspension et ligne de pointillés, quatre autres points de suspension exhibent l’effet de suspens littéraire. Le recours surabondant au procédé deviendrait d’autant plus maladroit que quatre points peuvent suffire. Décidément, il est douteux que cette ligne de pointillés puisse signifier la fuite de l’imaginaire. La seule explication plausible, c’est que Rimbaud a voulu indiquer le retranchement de certains quintils de son poème. La première ligne de pointillés suit un quintil introduit par une conjonction « Or » qui s’avère finalement de fort peu de rendement. Il devait bien être question d’une certaine ampleur rhétorique pour décrire le frère accroupi sur son pot. Il est visible que la ligne de pointillés cadre mal avec cet élan. Cette partie-là du poème est précisément mal agencée. La succession des quintils 3 et 4 manque très clairement de naturel. Les pointillés indiquent plus que probablement une lacune dans le texte :

Or, il s’est accroupi, frileux, les doigs de pied
Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papier ;
Et le nez du bonhomme où s’allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.

………………………………………………..

Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu,
Et ses chausses roussir, et s’éteindre sa pipe ;
[…]

La seconde ligne de pointillés ne fait que coïncider avec une rupture temporelle. Le dernier quintil, ramassé sur lui-même, a été conçu pour représenter la pointe du poème. C’est le quintil lui-même qui s’oppose à tout ce qui précède, qu’il y ait une ligne de pointillés ou pas. En revanche, les quintils sont des petites descriptions enchaînées qu’il était tout à fait loisible d’enrichir au gré de l’inspiration. Tout invite donc à donner raison à l’analyse du manuscrit proposée par Jacques Bienvenu. La fonction essentielle des lignes de pointillés est bien de signaler une lacune de vers dans un poème. Observons donc à ce sujet un dernier cas de figure.
Pour ce qui est des Etrennes des orphelins, André Guyaux précise que les lignes de pointillés signalent les endroits où eurent lieu les suppressions de vers exigées par la revue. La publication du poème a été précédée par l’entrefilet suivant :

M. Rim…, à Charleville. – La pièce de vers que vous m’adressez n’est pas sans mérite et nous nous déciderions sans doute à l’imprimer, si par d’habiles coupures, elle était réduite d’un tiers. – Et puis revoyez donc ce vers qui vous a échappé : le cinquième du paragraphe III.

Cet entrefilet a été publié dans le numéro du 26 décembre 1869 de la Revue pour tous, tandis que le poème l’a été dans le numéro suivant du 2 janvier 1870. A l’évidence, pour que le remaniement ait pu avoir lieu dans les temps, la direction a dû envoyer un courrier personnel à Rimbaud. L’entrefilet n’est qu’une sorte de témoignage pour le grand public. Même si le courrier ne mettait à l’époque qu’un jour pour parvenir à son destinataire, il n’est pas nécessaire d’imaginer que Rimbaud a lu l’entrefilet le 26 décembre même, qu’il a immédiatement retouché son texte et qu’il a de suite envoyé sa copie pour que la maquette de la revue du 2 janvier soit préparée dans les temps. Nous ne pouvons nous permettre d’exclure l’existence de courriers sous prétexte qu’ils ne sont pas attestés. En tout cas, la demande du 26 décembre n’est certainement pas demeurée sans réponse : il est clair que l’entrefilet évoque le poème de Rimbaud et qu’il fixe des conditions à sa publication, comme il est clair que le cinquième vers du « paragraphe » III n’a rien de répréhensible dans la version imprimée.
Peut-on imaginer que la revue ait pris elle-même l’initiative du remaniement du texte de Rimbaud ? Il y a fort à parier que son équipe dirigeante se soit alors posée en donneuse de conseils. Et si l’auteur de l’entrefilet parlait d’habiles coupures et d’une réduction d’un tiers, c’est sans doute qu’il avait son idée sur la question.
Un fait remarquable doit attirer l’attention. Ce n’est pas le cinquième vers du « paragraphe » III, mais le septième qui peut paraître répréhensible, puisqu’il suppose une césure après la conjonction « que ».

– Ah ! quel beau matin, que ce matin des étrennes !

La césure après « que » est un fait rarissime. Elle se rencontre exceptionnellement au dernier décasyllabe de la première des Fables de Florian : La Carpe et les carpillons. Elle est alors justifiée par une interruption de la parole : « C’est que… C’est que… » Pour le reste, une telle césure était proscrite, malgré deux occurrences encore dans le recueil Feu et flamme de Philothée O’Neddy. Elle apparaît pourtant dans La Nuit du Walpurgis classique des Poëmes saturniens de Verlaine en 1866. Imitateur prudent des audaces métriques de Verlaine, François Coppée exploite le procédé à son tour dans son long poème Angelus des Poëmes modernes. Enfin, Sully Prudhomme, poète dont la versification était pourtant bien régulière, l’a exploité dans sa traduction en alexandrins du premier livre du De Natura rerum de Lucrèce paru en 1869. Au moment d’écrire Les Etrennes des orphelins, Rimbaud ne connaissait peut-être pas l’exemple des Poëmes saturniens, mais nous savons qu’il en était déjà à plagier la traduction de Prudhomme et les recueils de Coppée. Nul doute qu’il a refusé de corriger ce vers. A cette aune, on peut penser que le remaniement global des Etrennes des orphelins ne s’est pas fait sans négociations, ni sans l’accord de principe de Rimbaud. Mais, du coup, l’idée suivante s’impose d’elle-même : le « paragraphe » III du poème a connu un léger décalage de deux vers. Dans sa version initiale critiquée par l’entrefilet du 26 décembre, la séquence III commençait par le troisième vers de la version imprimée définitive :

– Une vieille servante, alors, en a pris soin : / […]

Il s’agissait d’une forme de découpage tout à fait légitime, tout à fait naturelle même. Néanmoins, le décalage de deux vers permet de renforcer l’intensité dramatique en privilégiant l’amorce marquée par le recours au pathos : « Votre cœur l’a compris […] ». Mais surtout, dans l’état final, la rime « amère » :: « sans mère » nous apparaît à cheval entre les séquences II et III. La position de relief pour cette rime n’a rien d’innocent puisque la rime « amère » :: « mère » ponctue la séquence IV. Après le constat d’enfants sans mère, suit justement le questionnement des enfants eux-mêmes qui s’inquiètent de son retour. Et le poème se termine par le mot « mère » en majuscules qui rime cette fois avec « verre ». Nous pouvons penser que cette structure par la reprise du mot « mère » à la rime ne vient pas de Rimbaud. Les dirigeants de la revue ont été frappés par le retour de cette rime dans le poème et c’est eux qui l’ont rendue voyante en la plaçant au niveau de la subdivision du texte en cinq parties numérotées. En effet, pour arriver à ce résultat, ils ont décalé le début de la troisième partie de deux vers et, surtout, ils ont amputé le poème de la fin de chacune des deux dernières parties, puisque le texte imprimé présente une ligne de pointillés à la suite de la quatrième partie, comme à la suite du poème entier lui-même, signe que sa célèbre chute n’en est pas vraiment une, signe que cette pointe n’a pas été élaborée par le poète lui-même.
Notre poète a accepté le compromis de ce que la Revue pour tous estimait être « d’habiles coupures ». D’ailleurs, la fin dramatique du poème est en contradiction patente avec l’esprit de la composition. Le poème Les Etrennes des orphelins est une composition qui évoque le secours de l’au-delà sur un mode hugolien. Dans La Légende des siècles, la « petite épopée » Les Pauvres gens (dont ce poème reprend quelques vers, l’incipit notamment), les orphelins sont sauvés par une adoption. Nous savons par ailleurs que le poème Les Etrennes des orphelins s’inspire du poème de Jean Reboul L’Ange et l’enfant étudié à l’école en vue d’une composition en vers latins (« Jamque novus… »). Si la fin du poème de Rimbaud devait être grinçante, elle ne serait qu’un plagiat du dernier vers du poème maladroit de Reboul : « Pauvre mère, ton fils est mort ! » Ce qui est intéressant dans l’œuvre du boulanger, c’est que l’enfant vit une mort heureuse. Un ange a considéré avec narcissisme la ressemblance qu’il y avait de lui à l’enfant et la mort est ainsi présentée comme un émerveillement et un jeu. L’ange a emmené l’enfant au paradis. Le dernier vers oppose à cela la situation sinistre de la mère. Dans Les Etrennes des orphelins, il est indiscutable que la séquence V présente un bonheur compensatoire surréel. Les enfants n’ont plus personne pour les aimer sur la terre, même le père est bien loin : l’ange ne risque pas de les séparer de leur mère. Et ils ont déjà intériorisés la tristesse de l’absence de leur mère. Cet « ange des berceaux » apparaît comme une figure qui se substitue à la mère et n’interdit même pas d’envisager qu’il s’agit d’une apparition de la défunte mère elle-même. En tout cas, cet être suppose une communication avec une vie de l’au-delà et l’ange vient explicitement consoler les enfants. La composition montre qu’il est bien question de préparer la vision d’étrennes inversées. Au lieu de recevoir des étrennes, les enfants offrent les leurs à la morte. Le texte est parfaitement limpide à ce sujet et il n’est pas acceptable de trouver purement macabre la révélation des médaillons funéraires. Pourquoi aller contre le discours rassurant explicite du poème, sous prétexte que cette apparition optimiste n’est pas rimbaldienne en regard de l’œuvre qui a pu suivre. Reste alors à démontrer une lecture ironique nécessaire de cette vision magique, mais je ne vois pas comment. Si la volonté de Rimbaud avait été de ponctuer son poème par une désillusion, il aurait pris la peine de montrer habilement par son art littéraire que cette intervention divine n’était qu’une pirouette dans le récit, un leurre. Pourtant, cette vision n’est nulle part dépréciée ou raillée dans le texte, et elle permet notamment de donner un sens d’offrande à l’inscription en significatives majuscules « A NOTRE MERE ! » Le jeu de mots sur le titre est évident entre étrennes qui se reçoivent et étrennes qui se donnent. Surtout, ce jeu de mots sensible achève d’exclure l’idée d’une chute atroce. Rimbaud n’a certainement pas eu la maladresse de concilier une révélation, que dis-je !, une confirmation brutale du décès prévisible de la mère avec un texte en trois mots qui signifie explicitement que trois enfants s’adressent à leur mère par-delà la mort. Les lectures négatives de cette chute sont résolument incohérentes. Ainsi, ce poème a été amputé d’une partie de sa fin et sa structure pathétique finale est née d’un compromis malheureux avec un comité de rédaction dont l’influence est attestée par un entrefilet et des lignes de pointillés.
Je n’ai parlé ici que de la grande ligne de pointillés. Je n’ai pas traité des points de suspension. Précisons toutefois que le nombre des points de suspension ne varie pas que de trois à quatre. Il peut énormément varier dans un même texte (trois, quatre, cinq, six, etc.). Leur prolifération chaotique n’est pas propre à Rimbaud. Publiés à Toulouse, et donc sous une forme imprimée, les premiers poèmes de Belmontet (La Mission, etc.) présentent une série importante de variations sur les points de suspension. Dans l’Album zutique, deux poèmes de Rimbaud Exils et Les Remembrances du vieillard idiot développent des séries surabondantes de points de suspension justement, ce que nous n’avons pas manqué de rapprocher de la première publication d’un fragment de poème inédit en quintils par Delahaye en 1907. La seconde version de 1923 (« J’ai mon fémur ! ») a subi un toilettage qui camoufle l’originalité de la ponctuation initiale et, du coup, le rapprochement possible avec l’Album zutique. Tout invite à penser que Rimbaud a composé pas moins de trois poèmes en quintils en mai-août 1871 à Charleville, mais qu’aucun ne nous est parvenu dans son intégralité : L’Homme juste, Accroupissements, [« J’ai mon fémur ! »]. Etrange malédiction.

vendredi 2 décembre 2011

Une hypothèse inspirée par l’article d’André Guyaux "Rimbaud et le point multiple", par Jacques Bienvenu


             Le remarquable article d’André Guyaux « Rimbaud et le point multiple », que nous venons de publier, s’inscrit dans une démarche philologique que l’auteur affectionne depuis la thèse qui l’a amené, après Bouillanne de Lacoste, à étudier les Illuminations de Rimbaud en accordant aux manuscrits une importance décisive. Après cette thèse marquante, l’éditeur de Rimbaud dans la Pléiade écrivait dans un article en 1991 : « Edgar Poe avait rêvé d’une philosophie du signe de ponctuation : une virgule est parfois, comme une lettre volée, un signe apparent que tout le monde ignore. » (« Mystères et clartés du guillemet rimbaldien », Parade sauvage  n°8). Certes, des remarques, voire des articles  ont été faits ici ou là sur la ponctuation rimbaldienne, mais jamais, à ma connaissance, une étude entière sur le point multiple n’avait été présentée. Avant d’aborder les conséquences qui pourraient découler de cette entreprise, il est utile de revenir sur l’intérêt qu’André Guyaux apporte aux manuscrits de l’auteur du Bateau ivre. C’est la première fois, avec la nouvelle édition de 2009,  que la Pléiade propose une présentation philologique des textes de Rimbaud. Pour ma part, c’est une idée qui me semble heureuse. À la lecture de cet ouvrage, on comprend visuellement que certains poèmes ne sont pas reproduits à partir  de manuscrits autographes.  Par exemple les poèmes Dévotion et Démocratie ne nous sont connus que par les transcriptions de La Vogue qui a fait beaucoup d’erreurs dans l’établissement des autres textes de Rimbaud.  Il faut donc lire ces deux poèmes avec prudence. L’œuvre de Rimbaud se prête admirablement à ces nuances indispensables pour le vrai amateur. Ainsi, peut-on observer d’un premier coup d’œil l’écriture de Germain Nouveau  qui vient se substituer à celle de Rimbaud dans Métropolitain. Une  note dans l’appareil critique ne saurait être aussi claire. Et pour ceux qui n’attachent pas d’importance à ces subtilités, en quoi cette présentation les empêcherait de lire le texte des poèmes de Rimbaud ?
           Mais revenons à notre article : «  Rimbaud et le point multiple ». André Guyaux n’a pas voulu faire une étude exhaustive mais il ouvre des voies en distinguant les points (c’est le cas de le dire) essentiels. J’aimerais proposer ici  une idée que m’a suggérée  la lecture de l’article. Dans une lettre de Rimbaud à Izambard de 1870, on peut observer la citation d’un poème de Louisa Siefert. 



            On est donc, avec certitude, dans le cas des points multiples qui indiquent que le texte du poème de Louisa Siefert a été amputé. On notera aussi, au passage,  les nombreux points multiples du PS de la lettre.
Si on observe à présent le poème  Accroupissements dans le manuscrit autographe, on remarque alors deux fois une succession de points multiples qui représentent à mon avis des coupures dans le poème.

        

       En effet, si on examine les cas répertoriés par André Guyaux dans son article, aucune autre considération ne semble justifiée. Or cette suppression a une explication. En effet, Rimbaud dit peu avant dans sa lettre : « Et remarquez bien, que si je ne craignais de vous faire débourser 60 ct de port,-moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze !-je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres ! »
On comprend alors, en voyant la surcharge de la dernière page, que Rimbaud a pu faire des suppressions dans son poème pour ne pas faire payer à son correspondant le poids d’une autre page. Il résulterait alors de l’étude d’André Guyaux que le poème Accroupissements, selon notre hypothèse,  ne serait pas donné dans sa version complète !………

Voir mon commentaire ajouté le samedi 3 décembre sur cet article.

dimanche 20 novembre 2011

Rimbaud et le point multiple, par André Guyaux*


 Nous publions ci-dessous le texte d’une intervention présentée dans le cadre d’un hommage à Sergio Cigada à la Sorbonne le 14 octobre 2011.



            J’utilise cette formule : « le point multiple » pour désigner tous les cas où Rimbaud, dans un poème, en prose ou en vers, dans un texte narratif, sur une page manuscrite, multiplie le point, c’est-à-dire en met au moins deux, et souvent plus, jusqu’à couvrir une fin de ligne ou toute une ligne. Il convient de distinguer bien sûr les points de suspension, qui sont à proprement parler un signe de ponctuation, qui prolongent la phrase et lui appartiennent avec l’air de s’en éloigner ; et la ligne de points, qui signale traditionnellement une omission dans un texte, en vers surtout mais aussi en prose.
            Rimbaud utilise ces deux conventions, qui sont des formes apprises ; il les a pratiquées dans le cadre scolaire, il les a trouvées dans les livres qu’il a lus. Mais il dit aussi dans la lettre « du voyant » que le poète est celui qui crée des formes nouvelles. Et il crée volontiers des formes nouvelles à partir de formes apprises. Comme il fait bouger le vers, la strophe, la phrase, le sonnet ou le poème en prose, il fait bouger les points de suspension et les lignes de points. Il faut cependant mesurer son originalité au fait, en l’occurrence, qu’il s’agit de formes convenues mais déjà flottantes : d’autres que lui ont eu l’occasion de les faire bouger.
            Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse distingue trois signes : le point de suspension ; la ligne de points ou de pointillés, dite aussi ligne pointillée ; et un troisième signe, les points conducteurs ou points de conduite, familiers des tables des matières et qui servent à faire correspondre des signes situés aux deux bouts d’une ligne, pour renvoyer par exemple un titre de chapitre à une page. On pourrait penser que Rimbaud n’est pas concerné par cette troisième forme conventionnelle du point multiple. Il s’en rapproche peut-être dans quelques cas.
            Dans Un cœur sous une soutane, dont le texte a la forme d’un journal, comportant des dates, les points de suspension, placés avant ou après une date, paraissent relier ce qui précède et ce qui suit la date, sur une ou deux lignes. Les suites de points y ont une fonction dont le sens n’est pas clair mais qui participe de l’esprit du texte, de l’ironie, de la parodie, et qui contribue à la conception du texte par la mise en page : 

Un cœur sous une soutane, extraits


          Plus atypique encore, la lettre à Banville du 24 mai 1870, où quatre points apparaissent en marge, à deux reprises, dans une disposition qu’il est délicat d’adapter à la version imprimée du texte, les règles de la mise en page dans un livre excluant souvent la présence de tels signes dans la marge : 


            On retrouve ce signe, quatre points placés dans la marge, dans Un cœur sous une soutane, ce qui laisse penser que Rimbaud a ajouté, dans la lettre à Banville, comme dans Un cœur sous une soutane, des points de suspension qu’il avait oubliés en cours de rédaction : 




           
    Il faut préciser ici que nos trois points de suspension étaient plutôt quatre à l’époque de Rimbaud. Le Dictionnaire raisonné des difficultés de la langue française de Jean-Charles Delaveaux, revue en 1847 par Charles Marty-Laveaux, mentionne « quatre points » (Hachette, 1847, p. 560). La norme elle-même, vingt ans plus tard est peut-être en train de bouger.

Sur une autre page d’Un cœur sous une soutane, une ligne de points parmi d’autres traduit l’un de ces moments où le texte s’absente. C’est une ligne de silence, ironique, après l’exclamation en latin : « Ô altitudo altitudinum !... » Elle figure l’extase muette, qui suit la prière. Pour mieux descendre des « altitudes » où s’élève la poésie, il faut laisser passer le temps : 





            Rimbaud utilise couramment, par ailleurs, la ligne de points selon le sens convenu, celui d’une omission. C’est l’usage de l’époque, un usage qui de nos jours se pratique encore par archaïsme typographique, notre usage actuel étant plutôt de placer trois points entre crochets, même dans le cas d’une omission dans un poème en vers. Dans Morts de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize, un sonnet satirique, le jeune poète cite approximativement, de mémoire, un article publié dans Le Pays, où Paul de Cassagnac, monarchiste légitimiste, appelait à la réconciliation entre bonapartistes et républicains, – à l’union nationale en quelque sorte. Il place cette citation en épigraphe, ouvrant des guillemets qu’il oublie de fermer. L’apostrophe de Cassagnac aux « Français de soixante-dix » est précédée de trois points, suivie d’un « etc. » lui-même suivi de trois points et d’une ligne de points. Le satiriste cède la parole à l’adversaire, mais il laisse cette parole planer dans le vide. La ligne points figure l’inconsistance d’un discours, sa banalité : la parole est interrompue parce que l’argument tourne à vide : 





Rimbaud a recours à nouveau à ces pointillés parodiques dans Exil, un poème de l’Album zutique, censé citer « une épître en vers de Napoléon III » ; on y voit avec quelle complaisance il multiplie les occurrences du point multiple, avant et après la citation supposée et à la fin de cinq des six vers cités dans ce « fragment ». L’effet est le même : laisser la parole de l’autre planer dans le vide : 


            Il existe une troisième occurrence antibonapartiste de la ligne de pointillés utilisée comme un instrument de la parodie. C’est dans l’Album zutique encore, dans un patchwork de citations dont David Ducoffre a montré qu’elles venaient de différents recueils de Louis Belmontet, polygraphe au service du Premier puis du Second Empire. On y observe la compétence du metteur en page, qui dispose des lignes de points au-dessus des citations et les « justifie », à gauche et à droite, par rapport au texte cité, signifiant que les vers qui manquent précèdent les vers cités : 





            Rimbaud, dans ses premiers poèmes, utilise la ligne de points pour signifier l’omission dans son propre texte. On peut le déduire par hypothèse de la mise en page des Étrennes des orphelins tel que le poème est imprimé dans La Revue pour tous, le 2 janvier 1870. La rédaction de la revue avait demandé des coupures :

La pièce de vers que vous nous adressez n’est pas sans mérite et nous nous déciderions sans doute à l’imprimer, si par d’habiles coupures, elle était réduite d’un tiers. (La Revue pour tous, 26 décembre 1869.)

Rimbaud obtempère et fait apparaître ces coupures par des lignes de points : 





De même, lorsqu’en octobre 1870, à Douai, Rimbaud transcrit sous le titre Soleil et chair un poème qu’il avait envoyé à Banville sous le titre Credo in unam en mai, il saute tout un passage et figure cette omission par une ligne de pointillés : 





Mais s’agit-il toujours, dans les autres cas de lignes de points, de véritables omissions ? Ne pourrait-il s’agir d’omissions fictives suggérant que le poète livre un texte qui pourrait être plus long ? Nous n’avons pas d’autographe des Premières Communions, mais trois copies de Verlaine. Le poème est divisé en parties, plus ou moins longues, numérotées en chiffres romains. Or dans l’une des copies, les parties VI et VII, composées respectivement de deux et d’un quatrains, se terminent par des lignes de points, comme pour signifier que ces deux parties, qui sont courtes, disposent de strophes en réserve qui les conformeraient à la longueur des autres parties :

Les Premières Communions, copie de Verlaine


  De même, dans Le Forgeron, autre poème long, les lignes de points semblent indiquer que l’inspiration ne se limite pas à ce que le poète donne à lire. À plusieurs moments, l’espace du poème s’ouvre à une ligne de points, placés à la fin d’une tirade par exemple. La distance interlinéaire fait clairement apparaître que la ligne de points appartient à ce qui précède, et non à ce qui suit :







À une autre occasion, dans le même poème, Rimbaud intercale non pas une ligne mais deux lignes de points, comme pour figurer un distique fantôme qui concentrerait en lui les réserves d’alexandrins dont le poète sous-entend l’existence. Mais de part et d’autre de ces deux lignes de points apparaissaient deux vers qui riment l’un avec l’autre, doux rimant avec fous. Que serait donc ce distique absent, placé entre deux vers qui riment, dans un poème à rimes plates ? Que signifient ces deux lignes de points ? Rimbaud, en l’occurrence, fait parler son héros, le forgeron, dont le discours reprend, avec réouverture des guillemets, aussitôt après : 




Jacques Damourette fait une observation qui pourrait s’adapter au cas de Rimbaud : « Parfois, ces groupes de points ne représentent pas des passages ayant réellement existé, mais c’est l’auteur lui-même qui présente une de ses œuvres, à dessein non complète, à l’état de fragment. » (Traité moderne de ponctuation, Larousse, 1939, p. 105.)
La ligne de points disparaît dans la dernière production en vers de Rimbaud, celle que l’on date du printemps et de l’été de 1872 et qui comprend surtout des poèmes courts. Mais elle n’est pas définitivement oubliée : on la retrouve dans un poème en prose des Illuminations, Veillée III, où elle figure le silence, le repos, l’intermède, le vide, l’absence, entre deux séquences de la « veillée », comme si les yeux se fermaient quelques instants. Le sens de cette ligne de points, tout à la fin de l’œuvre de Rimbaud, n’est pas si éloigné du sens qu’il lui donnait, pour suggérer ironiquement l’extase, dans Un cœur sous une soutane


 Rimbaud aime placer les points de suspension et les lignes de points en contiguïté et en continuité, comme ils ne se distinguaient plus. Ainsi dans Un cœur sous une soutane, où les deux formes semblent contaminées l’une par l’autre. Ainsi dans Les Remembrances du vieillard idiot, dans l’Album zutique, – donc toujours dans un cadre parodique. Les Remembrances, comme les autres pastiches de Coppée, portent la double signature, mais le nom de l’auteur pastiché est inscrit en toutes lettres au bas du poème, en « corps » normalisé par rapport au texte, alors que les initiales qui suivent, celles du véritable auteur, apparaissent dans un format démesuré, et l’on a souvent dit, en effet, que dans cette imitation d’un autre type, l’imitateur se révélait autant qu’il décryptait son modèle. Que penser, dans ce contexte de communion perverse, des lignes de points et des points de suspension qui prolifèrent à la fin du poème ? À l’entrée « point de suspension », le Grand Robert cite Bachelard disant que les points de suspension « tiennent en suspens ce qui ne doit pas être dit explicitement » : ils « psychanalysent » le texte. Ainsi les « jeunes crimes » du « vieillard idiot » ne sont-ils pas explicites. Plus loin, à la question « Quoi savoir ? », c’est une ligne de points qui répond. Et le dernier vers s’étire en une longue suspension depuis le « Ô cette enfance ! » exclamatif et nostalgique – cette nostalgie de l’enfance que Rimbaud a plusieurs fois sollicitée dans son œuvre –, jusqu’à la pointe : 


Les Remembrances du vieillard idiot, extrait.






            Un dernier cas de ligne de points mérite d’être signalé, tout au début d’un autre poème ironique, alternativement intitulé Ce qui retient Nina et Les Reparties de Nina. Nina ne dit rien ou presque rien. C’est Lui qui parle, tenant en vain son discours séducteur. Dans la version du poème envoyée à Georges Izambard le 25 août 1870, sous le titre Ce qui retient Nina, la ligne de points se plaçait juste après le mot Lui, comme si Lui avait commencé par se taire : 






Transcrivant son poème à Douai en octobre, Rimbaud ne place plus la ligne de points au niveau du mot désignant le locuteur, Lui, mais au-dessus, comme pour figurer un silence antérieur : 




           Le point de suspension est un signe de fin de phrase, donc le cas échéant de fin de vers plutôt que de milieu de vers. Sur les trente-deux vers de Roman, neuf se terminent par des points de suspension. La fin du vers ou de la strophe devient donc le lieu privilégié du sous-entendu, qui est le sens codé du point de suspension. Rimbaud en use abondamment dans ses premiers poèmes. Ainsi dans À la Musique, lorsque « les pioupious / Caressent les bébés pour cajoler les bonnes….. », ou lorsque le poète construit son fantasme en suivant « Le dos divin après les rondeurs des épaules… », ou à la pointe du poème, quand les murmures des jeunes filles éveillent le désir : « – Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres… » Dans l’une des deux versions, le poète en oublie le s à lèvres, malgré la rime, mais il n’oublie pas les points de suspension : 

À la Musique, strophes finales





Ainsi encore dans Première Soirée, quand les « deux mots » à « dire » se prolongent en un silence suggestif, ou lorsque le n de bien s’étire à l’instar du n de sein – il existe chez Rimbaud un graphisme de la rime –, comme pour éloigner l’évidence charnelle et pour ironiser sur elle : 




Même sous-entendu érotique dans Rêvé pour l’hiver, où les points semblent marquer les pas de la petite bête « qui voyage beaucoup ». Rêvé pour l’hiver est un sonnet, « forme fixe » où ce type de ponctuation se manifeste moins volontiers, mais le sonnet, en l’occurrence, alterne des vers de douze syllabes et des vers de six et les points de suspension apparaissent en particulier dans deux vers courts, qui sont aussi deux vers qui riment l’un avec l’autre, « Te courra par le cou… » et « Qui voyage beaucoup… », comme si le silence rimait encore, après la dernière syllabe :   

    



            L’effet se reproduit dans un autre sonnet d’octobre 1870, L’Éclatante Victoire de Sarrebrück, ekphrasis d’une image d’Épinal, où, à nouveau, la dernière rime se prolonge en points de suspension : 





Le premier Rimbaud a usé et peut-être abusé du point de suspension. La ponctuation sobre à laquelle il se rallie en 1872 témoigne d’une réaction aux facilités du sous-entendu. Il est intéressant d’observer à cet égard, dans les deux versions manuscrites du sonnet des Voyelles, la ponctuation de l’avant-dernier vers : sur l’autographe, il se termine par un deux-points, d’où se dégage l’exclamation finale ; il s’achève par trois points de suspension sur la copie de Verlaine, qui laisse planer les « Mondes » et les « Anges », comme si les « silences » du début devaient se prolonger à la fin du vers :

Les Voyelles, copie de Verlaine

         Les points de suspension ne disparaissent pas complètement de la production de 1872. La suspension de fin de vers, et même de fin de strophe, existe toujours, comme dans « Entends comme brame », avec la coïncidence de ce qui n’est peut-être pas, dans le cadre prosodique proprement dit, une rime, mais la reprise d’un même son à la fin de deux strophes consécutives : 



          Le Rimbaud de 1872, converti à de nouvelles formes de l’allusion, investit les points de suspension d’un autre sens. Il en raréfie l’usage pour mieux le contrôler. Ainsi, il ne les oublie pas, d’une version à l’autre de Comédie de la soif, à la fin du distique évoquant l’ivresse et ses perspectives :

Enfer de la soif



 
Comédie de la soif
Comédie de la soif

            Les points de suspension ne sont plus alors l’expression clichée d’un sous-entendu, mais un prolongement du discours métaphorique. Ils relèvent moins du sens que de la poétique. On les retrouve dans ce rôle dans « Est-elle almée ?... », où ils accordent l’interrogation rêveuse au silence qui lui répond. La question attend en eux la réponse qui ne peut venir, eux-mêmes se prolongeant en une autre question, et cette autre question s’achevant au vers suivant par d’autres points de suspension : l’homme regarde les lumières qui bougent, dans le ciel, à la fin de la nuit, et n’obtient d’autre réponse que celle de « la splendide étendue » qui l’éblouit :





            Les points de suspension exprimaient naguère l’allusion significative, ils traduisent désormais le moment poétique au-delà des mots. Il en est de même dans les Illuminations, solidaires à cet égard de l’inspiration de 1872 : les exemples de points de suspension y sont rares mais exemplaires. Dans Jeunesse III, ils ont, avant la prédiction assertive finale, cette « valeur pausale » que leur reconnaît Jacques Damourette (op. cit., p. 96). Ils entrent en harmonie avec la syntaxe nominale :


  



            Dans Barbare, à la fin du texte, ils expriment à la fois le recommencement – le retour de l’image du « pavillon » – et l’apaisement qui relie la parole au silence : 




*Professeur à la Sorbonne, éditeur de Rimbaud dans la Pléiade.