lundi 10 mars 2025

Le secret des rimes de Ma Bohême

 






Ma Bohême (Fantaisie)



Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal ;

J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;

Oh! là! là! que d'amours splendides j'ai rêvées!


Mon unique culotte avait un large trou.

- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou


Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes

De rosée à mon front, comme un vin de vigueur;


Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !


Manuscrit autographe confié à Paul Demeny en octobre 1870.


Je me propose de montrer que ce poème de Rimbaud s’inscrit dans un fascinant dialogue avec Théodore de Banville.

Observons pour commencer que le poète se décrit comme « rimant au milieu des ombres fantastiques ». Il y a dans le sonnet une véritable mise en abyme de la rime, puisque Rimbaud explique qu’il égrène des rimes, le mot rimes étant mis en évidence par un rejet spectaculaire maintes fois remarqué. Mieux, Rimbaud nous laisse entendre que ces rimes sont comme les cailloux du Petit Poucet, c'est-à-dire qu’il nous incite à les suivre à la trace : Ne suggère-t-il pas que le secret du poème est là ? 

Les rimes rares : « Ourses / courses » , « trou/frou-frou » , « fantastiques/élastiques » se trouvent toutes les trois dans les Odes funambulesques de Banville




      La Voyageuse

                                                                                                              Ma bohème

 Et boyards aux fourrures d’ourses,

Loin de vous, sachez-le, Caro,

Tout s’ennuie, au bal comme aux courses.                               Mon unique culotte avait un large trou              

                                                                                    - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course

                                                                                  Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

                                                                                     - Mes étoiles au ciel avaient un doux  frou-frou

Académie Royale de musique


Leurs jupons évidés marchent à grands frou-frous

Et leur visage bleu, percé de mille trous,



Le Saut du tremplin                                                                               Ma Bohème


D’inspiration fantastique                                               Où, rimant au milieu des ombres fantastiques                    

Tremplin qui tressailles d’émoi                                         Comme des lyres, je tirai les élastiques

Quand je prends un élan, fais moi                            De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur    

Bondir plus haut, planche élastique                                             



Ce qu’il faut bien comprendre c’est l’importance du moment où Rimbaud écrit Ma Bohème. En mai 1870 Rimbaud écrit à Banville. On sait qu’il lui a répondu. Donc au moment où rimbaud écrit Ma Bohème il a reçu la réponse de Banville qui  lui a certainement donné des conseils et souligné dans sa réponse l’importance de la rime, rime riche dont Hugo était le maître. Il a aussi probablement critiqué la rime Lys / hallali d’Ophélie que Rimbaud lui avait envoyé, car selon lui ces mots ne pouvaient rimer ( dans son petit traité, il avait écrit : « évitez de faire rimer les mots en is us as et os dont l’s finale se prononce avec ceux dont l’s final ne se prononce pas »). La rime était l’un des aspects majeurs du petit traité de poésie qu’il allait bientôt faire paraître dans lÉcho de la Sorbonne au début de l’été de 1870. 


À quel moment Rimbaud a-t-il composé Ma Bohème ? On sait qu’il a donné ce poème à Demeny en octobre 70. On peut penser qu’il l’a écrit avant sa seconde fugue à Charleville car Ma Bohème ne figure pas dans les poèmes confiés à Izambard. Antoine Adam a montré en comparant À la musique confié à Izambard et Demeny les progrès rapides de Rimbaud (Voir p.859 de l’édition Adam). C’est probablement l’un des derniers poèmes écrits à ce moment et Ma bohème peut être considéré comme un chef-d’oeuvre des poèmes de 70.

Revenons au moment où Rimbaud écrit Ma Bohème à Charleville.

Il a le recueil des Odes funammbulesques en main. 

Comment Rimbaud a-t-il choisi ses rimes parmi les centaines des Odes funambulesques ? Ce n’est pas évident de passer de « ourse » à « Grande Ourse ». Est-ce que les rimes de Banville l’on aidé ou bien avait-il en tête son poème? Certes il avait déjà été inspiré par d’autres poèmes et fait des emprunts de rimes, mais jamais de cet ampleur. 


Si j’écris un article sur un sujet sur lequel je travaille depuis très longtemps c’est que je me suis rendu compte que la critique rimbaldienne n’a pas encore pris la mesure de l’enjeu banvillien.

Certes, de nombreuses critiques et études ont été faites sur Ma Bohème mais la question de l’emprunt des rimes de Banville n’a pas encore été vu dans toute sa dimension.

Pendant longtemps on a étudié le poème sans connaître la question des rimes.

Le premier a penser que Rimbaud s’était inspiré de Banville est Peter Hambly en 1988. Il suggère que Rimbaud avait emprunté les rimes fantastiques/élastiques du Saut du tremplin.(P.S. Hambly, « Lecture de Ma Bohême », Parade sauvage, Bulletin, n°4,1988, p.27-41)

Mais il fallut attendre 2002 pour que Michel Murat révèle les trois emprunts. Il en déduit que « Rimbaud reprend les rimes de son maître et lui donne une leçon de poésie. Il lui montre la voie du dépassement d’une poétique funambulesque »(Michel Murat, « L’art de Rimbaud », nouvelle édition, Corti, 2013, p.148-150)

Cependant je pense que Michel Murat se trompe. Rimbaud ne donne pas une leçon de poésie. Il est bien trop admiratif de Banville. On est toujours enclin à penser  que Rimbaud se moque de Banville et veut lui montrer qu’il est meilleur que lui. Un an plus tard, il lui écrira qu’il aimerait toujours les vers de Banville. L’interprétation  de Ma Bohème est ailleurs.


Je pense que Rimbaud avait l’intention d’envoyer ce poème à Banville. Celui-ci ne pourrait pas lui reprocher la qualité de ces rimes puisque c’était les siennes ! Mais la situation chaotique du pays  au moment où il était chez Demeny ne se prêtait pas à cette correspondance avec Banville. Sa réponse viendra plus tard.

D’autre part, il y a incontestablement une part d’autobiographie dans ce poème qui décrit les vagabondages du poète à cette époque. On ne peut en douter quand on lit un passage d’une lettre à Izambard du 2 novembre où il écrit : Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches et sortons ! 

Le je du début du poème c’est lui et il dit Mon auberge, Mes étoiles, mon front, mes souliers. Observons qu’il ne dit pas j’égrenais mes rimes, mais j’égrénais Des rimes !

Ces rimes de Banville posent d’ailleurs un problème. La deuxième rime de Ma Bohème idéal/ féal est introuvable dans l’oeuvre de Banville mais je l’ai trouvé curieusement chez Mallarmé dans le poème Le Sonneur publié dans Le Parnasse contemporain.


Le Sonneur


Cependant que la cloche éveille sa voix claire

A l'air pur et limpide et profond du matin

Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire

Un angélus parmi la lavande et le thym,


Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,

Chevauchant tristement en geignant du latin

Sur la pierre qui tend la corde séculaire,

N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.


Je suis cet homme. Hélas! de la nuit désireuse,

J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,

De froids péchés s'ébat un plumage féal,


Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !

Mais, un jour, fatigué d'avoir en vain tiré,

O Satan, j'ôterai la pierre et me pendrai.



A cela s’ajoute le fait que ce poème se trouve dans la première série du Parnasse contemporain, revue que Rimbaud ne peut ignorer puisque précisément il demande à Banville d’y être imprimé ! D’autre part étant donné l’incroyable rareté de cette rime il paraît difficile de croire à une simple coïncidence. Que vient alors faire Mallarmé dans cette histoire de rimes ? Mallarmé a publié dans le premier Parnasse contemporain une série de poèmes remarquables qui forment un tout et qui s’apparentent à un recueil. Les thèmes mallarméens de l’impuissance du poète, de la stérilité, de la page blanche, de l’ennui y sont développés. Mais à cela s’ajoute l’obsession d’un idéal qui fascine et repousse le poète tout à la fois et qui porte le nom d’Azur. La mention s’y trouve dans la plupart des poèmes et atteint son point culminant dans le fameux poème L’Azur dans lequel Mallarmé termine par la célèbre quadruple exclamation : « Je suis hanté : L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! L’Azur ! »

qui fait penser au Saut du tremplin ou Banville concluait : « Plus haut! plus loin! de l'air! du bleu! Des ailes! des ailes! des ailes! »

Mallarmé avait une fascination pour Banville et Rimbaud a compris que les répétitions finales du Saut du tremplin, ont pour écho celles de Mallarmé à la fin de L’Azur.


Mais l’influence de Mallarmé pourrait être encore plus profonde.

On a maintes fois fait remarquer que dans Ma Bohême, Rimbaud multipliait l’opposition entre un registre poétique noble ((Muse, féal, idéal, étoiles, lyres) et un registre familier voire trivial (poches crevées, culotte trouée, paletot, les élastiques des souliers, le pied près du coeur). Ainsi Louis Forestier écrit : « Rimbaud opère, dans ce poème, une subtile alliance entre le poétique et le trivial » (édition Louis . Forestier, Laffont, 2004, p447). Or il se trouve que dans Les Fenêtres, poème inaugural de sa série au Parnasse contemporain, Mallarmé use exactement du même procédé. Il multiplie l’opposition entre le registre poétique noble (Eternelles rosées, matin chaste de l’infini, galères d’or, fleuves de pourpre et de parfums) et un registre prosaïque de la maladie (hôpital, blancheur banale des rideaux, odeurs fétides, vieux dos, poils blancs), opposition qui culmine dans l’expression « se boucher le nez devant l’azur » alliance vraiment prérimbaldienne du noble et du familier. Certes, Baudelaire avait ouvert la voie à l’usage de mots et de thèmes étrangers à la poésie romantique et Mallarmé est son héritier évident, mais il amplifie les oppositions alors que Baudelaire recherche toujours l’équilibre et l’harmonie.


En conclusion, Rimbaud a écrit Ma Bohème à Charleville avant sa deuxième fugue. Il avait repéré des rimes rares de Banville dans Les Odes funambulesques qui l’intéressaient. Il avait aussi en tête une rime ultra rare de Mallarmé. Son poème se comprend comme un dialogue avec Banville plein de finesses et en même temps ce dialogue lui permet de réaliser sa propre poésie. Ma Bohème nous met au coeur de sa création poétique et de son génie.






dimanche 2 mars 2025

Une rime rarissime du "Dormeur du val" inspirée par Banville (voir le complément du 5 mars)

J’ai lu récemment  dans le Dictionnaire de poétique de Michèle Aquien à la page 241 :

Il faudra attendre Rimbaud et Le Dormeur du val  pour voir un mot outil à la rime :


Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme.


Or Michèle Aquien se trompe. Avant Rimbaud, Banville avait mis le mot « comme » à la rime dans  Monsieur Coquardeau  un poème des Odes funambulesques :


 ton café, tu te dis brave comme

Un Perceval, et toi-même écharpas

Le rude Arpin; ta chiquenaude assomme. ( p 260 de l’édition de 1859 des Odes funambulesques)


C’est un fait que le mot « comme » à la rime est très rare et j’observe qu’il  est unique dans les Odes funambulesques. Cette erreur de Michèle Aquien est significative : quand on consulte la bibliographie  de son dictionnaire, on observe  que Banville est largement ignoré.

Mais il y a plus. Non seulement Banville a précédé Rimbaud, mais j’ai tout lieu de croire que c’est lui qui est à l’origine de cette rime du Dormeur du val.

En effet, Le Dormeur du val a été confié à Demeny en octobre 1870 tout comme Ma Bohème où Rimbaud a plagié les rimes de Banville. Il les a prises dans trois poèmes des Odes funambulesques :

« La voyageuse » , L’Académie royale » et  le « Saut du tremplin ». Ce sont les rimes ourses/ courses, frous-frous/ trous, fantastiques/élastiques, respectivement pp 67, 103, 287 de l’édition de 1859 des Odes funambulesques.


C’est le début d’un extraordinaire dialogue entre Rimbaud et Banville qui porte sur la rime. Le commencement de ce dialogue débute le 24 mai 1870 dans une lettre à Banville. Rimbaud sollicitait la gloire d’être imprimé au second parnasse contemporain. Il lui envoyait trois poèmes : Par les beaux soirs d’été [...] ; Ophélie ; et Crédo in unam un long poème mythologique en alexandrin. Rimbaud commençait sa lettre par « cher Maître » et c’est le seul poète qui aura droit à ce titre. 

Le dialogue se poursuit avec le poème Ma Bohème confié  par Rimbaud à Paul Demeny en octobre 1870. Nous savons qu’à cette date Banville a répondu à Rimbaud en lui parlant de l’importance de la rime et en lui signalant la parution de son petit traité qui devait paraître à la fin de l’année. Ma Bohême est un jalon important du dialogue entre Rimbaud et Banville. Observons pour commencer que le poète se décrit comme « rimant au milieu des ombres fantastiques ». Il y a dans le sonnet une véritable mise en abyme de la rime, puisque Rimbaud explique qu’il égrène des rimes, le mot « rimes » étant mis en évidence par un rejet spectaculaire maintes fois remarqué. Mieux, Rimbaud nous laisse entendre que ces rimes sont comme les cailloux du Petit Poucet, c'est-à-dire qu’il nous incite à les suivre à la trace : Ne suggère- t-il pas que le secret du poème est là ? 


En résumé le mot « comme » rarissime à la rime dans Le Dormeur du val est le fruit d’un dialogue entre Rimbaud et Banville que j’ai développé dans plusieurs communications. On pourra consulter notamment :


Jacques Bienvenu,  « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, actes du colloque de Charleville-Mézières du 16-19 septembre 2004, p.247 et suivantes.


Et plus récemment :


Jacques Bienvenu, « Le dialogue de Théodore de Banville et d’Arthur Rimbaud », actes du colloque Théodore de Banville du 24-25 novembre 2023, à paraître aux éditions Champion.


Complément du 5 mars :


En règle générale les commentateurs n’ont pas compris que le poème Ma Bohème ne se comprend vraiment que dans le cadre des Odes funambulesques. Ainsi le sous-titre du poème s’intitule fantaisie. Or c’est justement Banville qui dit dans sa préface : Voilà assurément des fantaisies plus que frivoles. De même dans la lettre publiée au début des Odes on peut lire sous la plume d’Hippolyte Babou qu’il remarque l’alliance presque nouvelle de la fantaisie lyrique et de la fantaisie comique.

Allons plus loin. On peut poser le problème de la création poétique. Comment Rimbaud a-t-il procédé pour écrire son poème ? Comment a-t-il choisi les rimes de Banville parmi tous les poèmes des Odes