lundi 27 août 2012

Rimbaud et Maurice Bouchor, par Jacques Bienvenu





Collection Yves Jacq.                                                          Reproduction interdite.

                      


                                        11 avril 1901

Monsieur et cher confrère,
J’ai le regret de ne pouvoir participer
à la souscription dont vous me parlez.
Je ne puis apprécier les titres de
 Rimbaud comme explorateur ; mais
J’ai toujours eu peu de sympathie pour
 sa nature et son talent de poète.
 Je me crois d’ailleurs obligé de
consacrer mes ressources disponibles
à des œuvres d’un autre genre,  et dont
je sens plus vivement l’intérêt
Veuillez agréer, mon cher confrère,
Avec mes regrets, l’assurance de mes
 meilleurs sentiments.

                                M. Bouchor



    L’acteur Coquelin Cadet ayant parlé avec enthousiasme des vers d’un « gamin » de dix-huit ans à l’éditeur parisien Charpentier, celui-ci demanda à le voir. Rendez-vous fut pris, et à l’heure dite l’éditeur reçut un tout jeune homme déjà chauve, mais d’une rare beauté. Il avait une longue barbe blond-châtain, il s’appelait Maurice Bouchor. Après cette rencontre Charpentier signa un contrat avec le jeune homme pour l’édition d’un recueil de poèmes : Les Chansons joyeuses. Le livre sortit dans la première quinzaine de mars 1874, retenons cette date.
  

  Qui était Maurice Bouchor ?  Il était né en novembre 1855. Il avait donc un an de moins que Rimbaud. Il commença par publier plusieurs poèmes dans la Renaissance littéraire et artistique  dès 1872. Il fut particulièrement présent dans cette revue en 1873 où il publia, en plus de poèmes, un article. Il était très lié à Richepin et Ponchon. Ils fondèrent tous les trois « Le groupe des Vivants ». Il avait  participé aux diners des Vilains Bonshommes. On voit son nom cité dans l’Album zutique par Germain Nouveau avec qui il semble très lié, on y reviendra.

    Collection Yves Jacq. Exemplaire rarissime par Carjat. Portrait retouché pour masquer la calvitie. Date supposée : vers 1880. Reproduction strictement interdite.


      L’auteur des Chansons joyeuses était alors  amateur de vins et très libre sur le plan des mœurs. Il faut signaler une amitié particulière peu connue qui avait uni Maurice Bouchor et Paul Bourget. Ce dernier écrivait à Bouchor quand il avait 15 ans des lettres enflammées auxquelles l’adolescent n’était pas insensible. Bourget à cette époque était son « précepteur ». Il faut savoir que Paul Bourget est présent dans l’Album zutique et qu’il fréquentait  le  groupe des Vivants auquel on l’associe à tort. Il semble que Bouchor n’ait pas craint dans sa première jeunesse de passer pour un homosexuel, peut-être par provocation. Du moins c’est ce qu’il ressort notamment d’un article de Zola écrit en 1878 où l’auteur de Nana disait : « il affecte des vices qu’il n’a pas ». Zola signalait le succès immédiat des Chansons joyeuses  expliquant que son auteur devint connu du jour au lendemain suite à cette publication.

     On ne sait pratiquement rien des relations entre Bouchor et Germain Nouveau, mais il est certain qu’ils s’appréciaient. En témoigne un poème très élogieux des Chansons joyeuses dédié à Germain Nouveau dans lequel Bouchor évoque «  Mon Germain Nouveau ». Un autre poème des Chansons est dédié à Paul Bourget, l’ancien ami, qui précède le « nouveau ».

     Il faut savoir à présent qu’il y eut une transformation entre le Bouchor jeune et celui qui atteint l’âge mur. L’amateur de vin et de bonnes viandes devint végétarien. Il s’intéressa à la pédagogie et devint une sorte de poète pour écoliers, un homme soucieux d’éducation, décoré de la Légion d’honneur dès 1893.
   
   La lettre qui est publiée ici est donc celle d’un homme de 46 ans qui n’est plus le jeune Bouchor des années 70. Elle répond à Ernest Delahaye qui lui demandait de cotiser pour le buste de Rimbaud qui devait s’élever à Charleville. C’est un précieux témoignage sur les relations de Rimbaud avec le groupe des Vivants. On savait déjà que Raoul Ponchon avait tout fait pour éviter que l’on sache que Rimbaud lui avait offert un exemplaire d’Une Saison en enfer. La raison généralement supposée est qu’il ne souhaitait pas faire connaître qu’il avait bien connu Rimbaud à cause de sa réputation d’homosexuel. La situation avec Bouchor est encore plus claire. Il écrit : « J’ai toujours eu peu de sympathie pour sa nature et son talent de poète». Notons au passage le mot « toujours » qui montre que cette antipathie existait depuis le début de ses relations avec le  poète de Charleville. On ne peut se méprendre sur le mot « nature » : Bouchor désavoue la mauvaise réputation de Rimbaud que l’emprisonnement de Verlaine avait rendu infréquentable pour certains. Il  tient bien  à montrer qu’il n’approuve pas la « nature » de Rimbaud,  bien qu’il ait eu dans sa jeunesse plus de libéralité à cet égard. Observons qu’il nie aussi le talent de Rimbaud ce qui n’était pas le cas de tous les détracteurs du poète de Charleville comme Lepelletier qui lui reconnaissait tout de même du génie. Richepin, en revanche, n’aura aucun problème à parler de lui et il fut l’un des premiers à le citer dès 1882. Rimbaud lui avait confié des poèmes « seconde manière » qu’il avait écrits  en 1872. On est  donc en droit de penser que l’animosité de Bouchor à l’égard de Rimbaud date de leur premier contact dans les années 70. C’est la lettre que nous publions qui le révèle et on sent bien que l’auteur des Chansons joyeuses y exprime une vieille rancune. On peut observer que de son côté Rimbaud offre un exemplaire de la Saison en enfer à Richepin et Ponchon, mais pas à Bouchor, ce qui semble un signe. Il est vraisemblable que Rimbaud n’appréciait pas Bouchor.

    Je me demande à présent s’il n’est pas possible d’aller plus loin dans les commentaires que suscite la lettre qu’Yves Jacq m’a communiquée. J’observe d’abord un certain nombre de coïncidences. Première coïncidence : le départ à Londres de Germain Nouveau et Rimbaud, en mars 1874, a lieu juste après la publication du livre de Bouchor : en effet, Germain Nouveau dans une lettre à Richepin regrette que Bouchor ne lui ait pas donné son livre, il précise en outre que ce départ fut une brusque décision de Rimbaud, tellement rapide qu’il réclame à Richepin des papiers qu’il avait oubliés  dans la précipitation du départ. Deuxième coïncidence : Nouveau est précisément lié à Bouchor par une grande amitié. Troisième coïncidence : c’est juste à ce moment là que les écritures de Nouveau et de Rimbaud vont se mêler pour recopier les Illuminations.

Je risque une hypothèse :
      
        Au fond, Bouchor a réussi ce que Rimbaud voulait faire avec Une Saison en enfer. Rimbaud ne parvint à se faire éditer à compte d’auteurs que chez un éditeur belge parfaitement ignoré. Son livre restera inconnu. Il se contentera d’en communiquer quelques exemplaires notamment à Ponchon et Richepin. On sait que Rimbaud n’avait  pu payer la totalité du stock resté en Belgique.  Au même âge que Rimbaud quand il fit éditer son livre, Bouchor publiait chez un bon éditeur parisien un recueil de poèmes qui le rendra immédiatement connu. Par ailleurs, ce dernier était aussi riche que Rimbaud était désargenté. L’auteur d’une Saison en enfer avait peut-être des raisons d’être amer. Et pourquoi n’aurait-il pas eu à ce moment là un sentiment humain de jalousie et d’injustice ? Que valaient les poésies des Chansons joyeuses à côté de son chef-d’œuvre demeuré inconnu ? On dit que Rimbaud, apprenant en Afrique que Monseigneur Taurin Cahagne désirait publier une étude sur le Harar et les Gallas, aurait répliqué : « je vais en écrire une et lui couper l’herbe sous le pied ». C’est peut-être une réaction psychologique de cet ordre qui amène Rimbaud à reprendre ses poèmes en prose. Cette publication chez Charpentier était probablement un évènement désagréable pour lui. Partir avec Germain Nouveau, grand ami de Bouchor, recopier les Illuminations avec lui juste après la publication des Chansons joyeuses dans un départ précipité qui ressemble fort à de l’humeur, ce sont des signes non négligeables. Rimbaud n’avait pas nécessairement en tête de publier les Illuminations à ce moment-là, mais le livre de Bouchor a pu déclencher un désir de revanche chez celui qui avait peut-être jeté l’éponge sur la Littérature dès cette époque. Le recopiage des Illuminations ne serait alors qu’un sursaut du poète déjà disparu… D’ailleurs, il faut bien le dire, Rimbaud s’est très peu soucié de cette publication en dépit d’une requête priant Verlaine en 1875 d’envoyer à Germain Nouveau des poèmes en prose. Rien ne permet de penser que Rimbaud se soit préoccupé par la suite de cette demande faite à Germain Nouveau. De plus, il savait parfaitement que ce dernier n’avait aucun moyen de financement pour cela. Mais ceci est une autre histoire… Néanmoins, si la lettre de Bouchor de 1901 « débouche » sur le vertigineux problème des Illuminations ce ne serait pas là son moindre mérite. Quoi qu’il en soit, elle jette une lumière nouvelle sur les relations de Rimbaud avec un très jeune poète qu’il avait nécessairement côtoyé.

     Je remercie vivement Yves Jacq de m’avoir communiqué ce précieux inédit. Yves Jacq (né en 1969) est un chercheur indépendant, passionné, spécialiste de Jean Richepin et aussi du  « groupe des Vivants. »



2 commentaires:

  1. Chers amis de Rimbaud, n’hésitez pas à laisser un commentaire. Il sera toujours apprécié, même si c'est une critique. Le but de ce blog est d'échanger.La fréquentation du blog est encourageante certes, mais on dirait que les gens qui le fréquentent n'osent pas se manifester...Dommage.

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  2. …Bouchor publiait chez un bon éditeur parisien un recueil de poèmes qui le rendra immédiatement connu…

    Je me demande si cette immédiateté a duré dans le temps ; l'Histoire semble, avec le public, avoir reconnu le talent, le génie et l'originalité d'Arthur Rimbaud, quand Maurice Bouchor - me semble-t-il - n'est plus guère lu que par une élite littéraire dont le nombre doit être relativement modeste.

    Si Arthur Rimbaud a pu, comme le suggère Jacques Bienvenu, jalouser ce rival cossu, sa "revanche" s'est même passé de lui pour le hisser au niveau de reconnaissance où il se trouve encore.

    Il est probable qu'Arthur Rimbaud n'aimait que très modérément Maurice Bouchor et ce qu'il allait devenir : un parangon de vertu. Sans doute avait-t-il précocément deviné, à travers son front dégarni, l'étroitesse de ses pensées.

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