dimanche 9 juin 2013

Le Rimbaud d’Atle Kittang, par André Guyaux



   

À la mémoire du  grand rimbaldien norvégien Atle Kittang décédé à Bergen, le deux juin 2013, André Guyaux a bien voulu me communiquer un article inédit en français. Ce texte parut, traduit en norvégien, dans un numéro d'hommage à Atle Kittang de la revue Norsk Litteraturvitenskapelig Tidsskrift (Oslo),  Årgang 14, Nr. 1, 2011.
J.B.



 La scène se passe à l’automne 1973. Je commençais ma thèse. Étiemble, qui la dirigeait, m’avait dit : allez au séminaire sur Rimbaud qu’organisent Louis Forestier et Michel Décaudin, tenez-vous au courant. C’est là qu’à peine arrivé, j’entendis le nom de Kittang, enveloppé de mystère. C’était, je crois, dans la bouche de Jean-Pierre Giusto, à l’issue de notre rencontre. Il était question d’une thèse. On devinait qu’il s’agissait d’un événement important.

Au séminaire suivant, il en fut à nouveau question, toujours en coulisses. On en savait un peu plus : la thèse avait été soutenue en mars, à Bergen, et Jacques Plessen, qui faisait partie du jury, en avait rendu compte dans le numéro Rimbaud de Littérature, qui venait de paraître[1]. L’article de Plessen abordait deux sujets – l’édition d’Antoine Adam à la Pléiade et la thèse de Kittang – et consacrait plus de place et d’attention au second. La jeune garde – Jean-Pierre Giusto, Yves Reboul, Marc Quaghebeur, entre autres – en parlait avec gourmandise. On attendait le livre, qui devait paraître deux ans plus tard. Mais Jacques Plessen en avait divulgué le sujet, la « thèse », et son beau titre : Discours et jeu[2].

      Plessen relevait les trois ambitions de Kittang, théorique, analytique et historique. Le jeune chercheur norvégien prenait place parmi les théoriciens du texte, en distinguant, dans l’œuvre de Rimbaud, ce qui reste « lisible » et ce qui résiste à l’interprétation. Ce faisant, il parcourait l’œuvre au fil des textes, il commentait, il analysait, réservant une attention particulière aux « figures métapoétiques ». L’argument historique couronnait cette double démarche : l’œuvre de Rimbaud reflète la crise du discours romantique. Bourget voyait deux demi-siècles dans le xixe siècle : un demi-siècle chimérique suivi d’un demi-siècle scientifique et critique. Kittang distinguait, dans le même xixe siècle et dans l’œuvre de Rimbaud, un discours poétique immédiatement intelligible, idéologiquement transparent, et un discours poétique cultivant « l’illisibilité », qui trouvait une nouvelle autonomie dans le ludisme. Ainsi Rimbaud, à l’angle de deux discours, se relie d’une part à Hugo, aux Parnassiens, à la tradition d’un discours romantique qu’il s’emploie à recycler, de l’autre à Mallarmé, compagnon de route des jeux de langage.

    Atle Kittang aime opposer deux moments, pour mieux analyser leur relation, deux moments du discours poétique ou de l’histoire, ou deux moments du texte. Sa contribution au colloque du centenaire de la mort de Rimbaud, à Marseille en 1991, décrypte l’apparente contradiction entre deux moments de l’existentialisme rimbaldien, juxtaposés dans Une saison en enfer (« Je m’évade ! Je m’explique »)[3]. Il en analyse l’incompatibilité provisoire à l’horizon d’un destin qui les rapproche. Dans Discours et jeu, le lisible et l’illisible ne sont pas deux discours qui s’affrontent mais deux moments qui se coordonnent, dans le même texte parfois.

La thèse de Kittang a souvent été débattue à travers un écran simplificateur. Médiatisé en 1978 par un article de Tzvetan Todorov, qui s’abstenait du reste de faire référence au livre de Kittang, le concept d’illisibilité s’y trouvait dénaturé[4]. Kittang posait la question du sens, Todorov celle du non-sens, confondant Rimbaud avec une sorte de poète absurde qui aurait produit une parole vide. Pour Kittang, au contraire, la parole de Rimbaud déborde du sens que son incommunicabilité immédiate lui réserve. C’est le paradoxe de l’illisible : il multiplie le sens. Pour Todorov, « l’illisibilité » arrête la lecture ; pour Kittang, elle la féconde, elle la provoque. L’auteur de Discours et jeu observe dans une note malicieuse que Bouillane de Lacoste, le fondateur de la philologie rimbaldienne, fournissant une anthologie des poèmes de Rimbaud destinée à l’école, donne des Mains de Jeanne-Marie les strophes « lisibles », écartant les autres[5] : le texte « illisible » est guetté par la censure, et par la méfiance des maîtres qui auraient à l’expliquer.

    Le livre d’Atle Kittang se distingue d’ailleurs par son exceptionnelle intelligence du texte poétique rimbaldien. On a pu y voir un essai brillant, reflétant les aspirations d’une génération qui courtisait « le démon de la théorie ». J’y vois plutôt le dessin des perspectives vers lesquelles la critique rimbaldienne s’est dirigée ensuite. Au moment où Atle Kittang soutenait sa thèse, l’attention accordée au jeu et à quelques-unes de ses formes, à l’ironie, à la parodie, au « funambulisme » poétique restait marginale. Dans les années qui ont suivi, le commentaire n’a cessé d’y recourir, et n’a cessé de s’attacher à l’hermétisme des derniers vers et des Illuminations.

Jacques Plessen, en 1973, engageait la discussion sur la définition du discours romantique : emporté peut-être par l’opposition, sur laquelle il fondait son argument, entre discours « romantique » et discours « ludique », Atle Kittang accordait sans doute trop d’homogénéité au discours romantique. Mais l’hypothèse d’une crise du discours poétique, dans le dernier tiers du xixe siècle, s’est confirmée : elle est le dénominateur commun rassemblant Rimbaud et les principaux poètes de son temps. Pierre-Olivier Walzer parlait en 1970 de « la révolution des sept », visant Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Lautréamont, Corbière, Cros et Nouveau [6]. Kittang désigne les œuvres de Rimbaud, de Mallarmé, de Lautréamont, de Laforgue, comme les « grandes œuvres illisibles »[7]. Le langage poétique, avec ce qu’il insufflait naturellement d’invention ou de jeu, aboutit à une nouvel ordre du discours auquel Kittang donne le nom d’illisibilité.

        Dans sa conclusion, Atle Kittang évoque l’Album zutique, « dont Rimbaud était un des collaborateurs les plus zélés[8] ». Exceptionnellement zélé en effet, et exceptionnellement doué. Aujourd’hui, à n’en pas douter, il ajouterait un chapitre à sa thèse, sur les pastiches zutistes. Il faisait, en 1873, du sonnet des Voyelles le modèle du « texte ludique », auquel il joignait deux poèmes des Illuminations, Dévotion et Barbare. Ainsi il rejoignait Breton, qui avait vu dans Dévotion un texte présurréaliste, un chef-d’œuvre de dérision. Et Barbare, dans une forme sublimée de l’ironie, parodie le lyrisme romantique, cultivant l’image fascinante et le paysage halluciné. Quant aux Voyelles, elles sont bien le texte-phare où ludisme et poésie se croisent et s’entrecroisent. Baudelaire disait : « tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique[9] ». Et Rimbaud, dans ce sonnet post-baudelairien, a mêlé tout cela et joué de toutes ces résonances. Il y a mis le romantisme de quelques belles images et la théorie des « correspondances ». Il y a mis tout un univers, et pourtant, jouant avec les lettres et leurs répondants colorés, avec les mots, les syllabes et les rimes, il se moque bien de la couleur des voyelles et de ses lecteurs. Où s’arrête le jeu, où commence la poésie ? Où s’arrête la poésie, où commence le jeu ? Où commence le jeu dans l’esprit du poète ? où commence le jeu dans l’esprit du lecteur ? Dans son commentaire, Kittang donne l’impression qu’il prolonge vertigineusement le vertige rimbaldien des couleurs et des sons, qu’il joue, lui aussi, avec les sons et leurs couleurs. Et son explication de Voyelles est un chef-d’œuvre d’intuition cognitive, auditive, visuelle, imaginative.

          Depuis que je l’ai découverte, parmi les flamboiements qui nous éblouissaient alors de la « nouvelle critique » – comme on l’appelait à l’époque –, je continue à m’accorder à la thèse d’Atle Kittang. J’y ajouterais une nuance, qui rejoint l’observation de Plessen : le « discours romantique » n’est pas seulement un discours idéologique, il n’est pas seulement ancré dans les contextes socio-politiques et dans l’histoire ; il est aussi un discours poétique, c’est-à-dire complexe. Kittang fait de l’échec de la Commune en 1871 un déclencheur poétique, un peu comme Bénichou faisait de la déception qui a suivi la Révolution de Juillet la cause du « désenchantement » des poètes. Mais les poètes n’ont pas besoin d’une révolution manquée pour être désenchantés et Rimbaud, chantre de la Commune, qui lui inspire un nouveau lyrisme, traverse l’événement et retrouve aussitôt les déguisements de son ego.

      À l’opposition des deux discours et à l’idée d’une « crise poétique », j’ajouterais aussi deux concepts : celui de génération et celui d’émulation. Rimbaud, poète du second demi-siècle, vient de l’école, où il a lu les romantiques, certains d’entre eux du moins, mais aussi les poètes latins, et il vient des marges libertaires de l’école, où il a pu lire les Parnassiens, et Verlaine. À l’école et dans ses marges, il a appris à imiter, à citer, à parodier. Il veut faire mieux. Il veut faire autre chose. Il poussera au plus loin – jusqu’à l’illisible, dirait Kittang – le projet d’une autre langue, d’un autre discours. Il en donne la version hyperbolique, celle du « poète maudit », et conduit jusqu’au reniement le conflit des générations. Il est le fils prodigue, prodige et ludique du père et du grand-père romantique. Et le jeu – d’autres diraient l’ironie – est sa défense. Un poème, Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, dédié et adressé à Banville, montre comment le discours ludique est la forme même de la critique du discours parodié. Or Musset, en 1830, se moquait déjà, dans un registre sans doute plus anodin, mais qui s’adressait au même père romantique. Et Baudelaire, interprété par Sainte-Beuve, changeait de sujet pour mieux exister : tous les sujets avaient été traités ; il restait le mal[10]. La « crise du discours poétique » est aussi la crise d’adolescence des fils du romantisme, elle est le fait d’une jeunesse qui prend ses marques.

           Mais je ne fais ici que joindre mes hypothèses à celles d’Atle Kittang, et je ne fais que suggérer la seule objection que je puisse lui faire : le discours poétique de Rimbaud porte en lui la critique du discours romantique mais il reste, jusqu’à l’illisibilité, un discours romantique. 



[1]. Jacques Plessen, « Deux fois Rimbaud », Littérature, n° 11, octobre 1973, p. 102-104 [sur l’édition d’Antoine Adam des Œuvres complètes de Rimbaud à la Bibliothèque de la Pléiade] et 104-108 [sur la thèse d’Atle Kittang].
[2]. Atle Kittang, Discours et jeu. Essai d’analyse des textes d’Arthur Rimbaud, Bergen-Oslo-Tromsø, Universitatsforlaget - Grenoble, Presses universitaires, 1975.
[3]. « S’évader, s’expliquer », dans Dix études sur « Une saison en enfer », Neuchâtel, À la Baconnière, coll. Langages, p. 127-136.
[4]. « Une complication du texte : les Illuminations », Poétique, n° 34, avril 1978, p. 241-253 ; recueilli dans Les Genres du discours, Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1978, p. 207-220. Voir aussi du même auteur, « Remarques sur l’obscurité », dans Rimbaud. Le poème en prose et la tradition poétique, édité par Sergio Sacchi, Tübingen, Gunter Narr, coll. Études littéraires françaises, 1988, p. 11-17.
[5]. Discours et jeu, op. cit., p. 211, note 12.
[6]. Pierre-Olivier Walzer, La Révolution des Sept, Neuchâtel, À la Baconnière, 1970.
[7]. Atle Kittang, op. cit., p. 339.
[8]. Ibid., p. 340.
[9]. Lettre à Armand Fraisse, 18 février 1860 ; Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, avec la collaboration de Jean Ziegler, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1973, p. 676.
[10]. « […] comme on vous avait laissé peu d’espace, comme les champs terrestres et célestes étaient à peu près tous moissonnés et que, depuis trente ans et plus, les Lyriques, sous toutes les formes, sont à l’œuvre, – venu si tard et le dernier, vous vous êtes dit, j’imagine : “Eh ! bien, j’en trouverai encore de la poésie, et j’en trouverai là où nul ne s’était avisé de la cueillir et de l’exprimer”. Et vous avez pris l’enfer, vous vous êtes fait diable. » (Sainte-Beuve à Baudelaire, 20 [juillet 1857] ; Lettres à Baudelaire, publiées par Claude Pichois, Neuchâtel, À la Baconnière, coll. Langages, 1973, p. 332.)

3 commentaires:

  1. Pour préciser, après André Guyaux, ce que dit Kittang à propos du sonnet « Voyelles », on peut lire dans son ouvrage : « Toute lecture systématique se heurte tôt ou tard à quelque élément textuel qui refuse d’entrer dans le schéma établi. Or dans de tels désagrégeants gît justement la spécificité de la pratique ludique de Rimbaud ». Je pense que les « rimes ludiques » du sonnet, selon l’heureuse expression de Michel Murat, vont dans ce sens. Il pourrait s’agir pour Rimbaud de montrer l’absurdité de la théorie de la rime riche dont Banville vantait la valeur dans son traité: « dans un vers on entend que le mot à la rime ».Rimbaud venait de prendre connaissance de la suite du traité de Banville dont la publication reprenait en novembre 1871, précisément au moment où il logeait chez le Maître du Parnasse. Selon kittang le mot « tentes » est inouï et semble uniquement appelé par les rimes « latentes » et « éclatantes ». Jeu ludique sur les rimes, cela va bien dans le sens de la lecture de Kittang.

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  3. Qu'est-ce qu'une lecture systématique? Les lectures de Voyelles ont échoué jusqu'à présent pour trois raisons. Premièrement, elles privilégient une analyse des lettres: le A comparé à une mouche ce qui se défend, le I comparé à des lèvres ou le E comparé à des pics de montagnes blanches ce qui se défend moins. Deuxièmement, elles se concentrent sur l'enveloppe apéritive les deux premiers vers au détriment du sens qui se dégage des douze vers suivants où réside pourtant l'essentiel. Troisièmement, elles cherchent un code qui ne soit qu'une suite homogène pour tout le poème.
    Face à cela, il faut se concentrer sur les douze vers d'associations précises, dégager la singularité de chacune des cinq séries et envisager des alternances du discours entre chaque série.
    Le A noir, avec mouches sur fond de charnier, c'est la mort violente dépassée, Le I rouge, c'est le don héroïque de vies au combat. Le O bleu, c'est un jugement dernier dans le mystère cosmique. Ces trois associations représentent une célébration du martyre communard.
    Le E blanc, c'est la lumière du jour qui éveille les tentes, la vie, le haut des sommets. Le U vert, c'est les cycles qui continuent malgré la mort violente. L'énergie des tués court toujours dans l'onde marine, la paix est dans la Nature avec sa semence animale et dans la sagesse de ceux qui survivent et vieillissent. Ce sont les images de Credo in unam.
    Grâce à ce système d'alternance, Rimbaud rend hommage aux morts de la Commune en faisant entendre l'éternité, ils ne sont pas morts pour rien car ils étaient en phase avec l'univers.
    Rencontre positive du noir et du blanc orchestrée par le rejet en début de vers 5 "Golfes d'ombre" et l'écho du mot "ombelles", trichromie additive rouge, vert, bleu et dernière lumière du prisme rayon violet, le poème est solaire et le regard échangé avec la divinité ne l'est pas avec Dieu, mais avec la Raison-Vénus-Génie.

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