vendredi 3 janvier 2014

Rimbaud lecteur de Louis Figuier, par Jacques Bienvenu


Source : Bnf , édition de 1870.

À la fin du  poème Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs, Rimbaud écrivait :

- Et pour la composition
De Poèmes pleins de mystère,

Qu’on doive lire de Tréguier
À Paramaribo, rachète
Des tomes de Monsieur Figuier
-Illustrés ! – Chez Monsieur Hachette !

Marcel Coulon qui avait fait connaître ce poème en 1925 précisait en note à propos de Figuier :

« Il est tout à fin certain que quelqu’un des ouvrages de cet excellent vulgarisateur scientifique est largement responsable de cette longue divagation. Notre poème est le produit du heurt des Odes funambulesques et des Merveilles de la Science. »

Néanmoins, depuis cette date, les chercheurs n’ont, à ma connaissance, rien trouvé de significatif concernant un livre de Figuier qui aurait pu inspirer Rimbaud. On mentionne parfois un ouvrage sur l'alchimie publié dans les années 1860, cité surtout par ceux qui pensent que l'auteur d' Alchimie du verbe s'est intéressé à l'ésotérisme.  Le conseil du poète donné pour la composition de poèmes pleins de mystère a été considéré le plus souvent comme une boutade.

On se propose ici, sur un exemple précis, de montrer qu’il pourrait en être un peu autrement.

Trois  strophes avant la mention du nom de Figuier dans le poème, on trouve ce vers :
« Blancs, verts, et rouges dioptriques, » avec le mot dioptrique, terme scientifique appartenant au vocabulaire de l’optique. Tout récemment David Ducoffre a attiré notre attention sur ce vers et plus précisément sur un passage entier du poème en soulignant certains mots, je donne le dernier quatrain de ce passage avec les soulignements de David Ducoffre.
[…]
De tes noirs Poèmes, − Jongleur !
Blancs, verts, et rouges dioptriques,
Que s’évadent d’étranges fleurs
Et des papillons électriques !

Il y voit un  lien avec les couleurs des voyelles inventées par Rimbaud et estime être le premier à avoir fait ce qu'il considère comme une  trouvaille remarquable. En fait, il a été précédé en ce sens par Jacques Gengoux qui  faisait du  sonnet Voyelles une sorte de clé ésotérique de la poésie de Rimbaud. On reproduit ci-dessous un  passage du volumineux livre de Jacques Gengoux, La pensée poétique de Rimbaud, Nizet, 1950.



Pour Gengoux le mot dioptrique est associé au sceptre solaire et  pour Ducoffre c’est un peu la même chose, mais il va plus loin que son illustre prédécesseur. Pour Ducoffre il est acquis que Rimbaud connaissait la trichromie additive pour laquelle les couleurs primaires sont le bleu le vert et le rouge. Toutefois les couleurs primaires historiquement ont été au départ le bleu le rouge et le jaune, comme celles des peintres. 

Ce n’est qu’après, au moment de la photographie en couleur, que les trois couleurs primaires bleu verte et rouge se sont imposées. Quand Ducoffre écrit : « En fait, la trichromie additive rouge vert bleu vient directement de Newton, ce sont les trois couleurs primaires, et la trichromie soustractive rouge bleu et jaune c'est en réalité les trois couleurs secondaires » ( article cité, vu à la date du 3 janvier 2014)  cela n’a pas de sens. En outre, Ducoffre reconnait avoir écrit par  « distraction » que  la trichromie additive avait été adoptée par les frères Lumière pour le cinéma. En réalité, les frères Lumière l’ont utilisée, plus tard, pour un procédé de photographie en couleur qu’ils ont inventé. Pour en finir sur cette question d'un intérêt d'ailleurs modeste, il me semble impossible que Rimbaud en 1871 ai eu connaissance de cette trichromie additive associée au mot dioptrique. Du reste, Ducoffre reconnait qu'il n'en connaît pas la source.

D'ailleurs, que signifie exactement le mot dioptrique ? C’est la partie de l’optique qui s’occupe de la réfraction des rayons lumineux quand la lumière passe d’un milieu à un autre, tandis que la catoptrique traite de la réflexion de la lumière sur des miroirs. On oppose parfois un « système dioptrique » – par exemple une paire de lunettes de vue avec ses lentilles, à un « système catoptrique » comme un simple miroir pour prendre les cas les plus élémentaires. Ce qui est curieux dans le vers de Rimbaud, c’est l’expression « Blancs, verts, et rouges dioptriques, » qui grammaticalement semble incorrecte. Le mot « dioptrique » est un terme technique assez rare.

Rimbaud a-t-il consulté un traité d’optique ?


Et pourquoi n'aurait-il pas trouvé plus simplement  ce mot dans un ouvrage de Figuier, comme il le suggère lui-même? Il se trouve qu’en 1870 ce vulgarisateur scientifique avait publié un de ses fameux volumes Les Merveilles de la Science dans lequel il s’intéressait cette fois notamment à l’histoire de la lumière. Il y étudiait en particulier, dans un long chapitre, les phares maritimes et les différents systèmes qui permettent à des rayons lumineux de diverses couleurs de se propager pour alerter les navires. Il expliquait que les phares utilisant un système dioptrique permettent de mieux propager la lumière qu’un système catoptrique de miroirs réfléchissants.

Cet extrait et ceux qui suivent proviennent du livre de Figuier dont on voit  la couverture en tête de l'article.





 Le système dioptrique permettait de mieux diffuser les couleurs. Ainsi, peut-on lire :




Et aussi :


Notons particulièrement la dernière  phrase du texte suivant qui nous ramène très précisément aux trois couleurs de Rimbaud énoncées dans le vers  : « Blancs, verts, et rouges dioptriques,».


Voilà donc probablement l’explication de l’expression pleine de mystère « Blancs, verts, et rouges dioptriques, » que Rimbaud avait pu imaginer en lisant Figuier. Dans son traité de poésie Banville conseillait aux jeunes poètes de lire des ouvrages scientifiques pour enrichir leur vocabulaire.


Petit traité de poésie française, p. 65. Extrait du chapitre IV publié dès 1870.


C’était là, une plaisante réponse de Rimbaud au traité de Banville.


2 commentaires:

  1. Je ne possède pas le livre La Pensée poétique de Rimbaud, mais le livre La Symbolique de Rimbaud, où il est plusieurs fois question de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, titre de plusieurs sections. Je n'ai jamais lu ce livre de manière suivie, et ceux qui l'auront entre les mains comprendront aisément pourquoi.
    J'ai cherché en vain le passage correspondant à celui exhibé dans cet article. Dans La Symbolique de Rimbaud, la seule fois où le quatrain qui nous intéresse est cité, page 43, le commentaire n'a rien à voir avec celui ci-dessus, il ne s'intéresse qu'à l'anomalie de deux couleurs qui selon les dires de Gengoux ne sont pas à leur place, le vert et le noir.
    Je citerai cet extrait qui permet de témoigner de ma bonne foi, car l'article précédent me situe dans le prolongement de Gengoux, ce que je tiens à récuser.
    Et j'observe que dans le passage cité, mais c'est vrai que ce n'est qu'un extrait du livre, il manque le bleu qui est dans "Bleus Thyrses immenses".
    J'affirme que le rapprochement est capital qui montre que les couleurs de la cinquième partie du poème envoyé à Banville sont réexploitées dans Voyelles, avec le noir des Poèmes et les trois couleurs présentées comme diotpriques le vert le blanc et le rouge dans deux ordres différents, ce tout couronné par le bleu des "Bleus Thyrses immenses".
    J'affirme que dans les deux poèmes le noir a un rôle de matrice : "De tes noirs Poèmes que s'évadent d'étranges fleurs et apposition des trois couleurs dioptriques. Dans l'autre, le noir "Golfes d'ombre" débouche sur d'abord le blanc qui caresse le sommet des montagnes et des fleurs.
    Ce que je mets en commun, c'est la lumière.
    Je fais une différence entre réfraction et réflexion de la lumière, puis entre dioptrique, prisme solaire et trichromie, mais j'affirme que les cinq voyelles forment un tout alphabétique mis en correspondance avec cinq couleurs tout de la lumière, et que cet apport est neuf. Je remarque aussi que ce rapprochement de Gengoux n'est de toute façon pas mentionné dans les notes des éditions courantes.

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  2. Concernant le livre de Gengoux je tiens à préciser qu’il n’est pas du tout inconnu des chercheurs rimbaldiens. Il figure dans la bibliographie des trois pléiades successives (réédition de 1954 pour la première).Il est cité, par exemple, une bonne dizaine de fois dans un livre que David Ducoffre connaît bien le tome 1 des œuvres complètes de Rimbaud édité par Steve Murphy. Le même auteur le cite 15 fois dans « Stratégies de Rimbaud » et en particulier cinq fois dans son étude sur le poème Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs. Si les élucubrations de Gengoux sur le sonnet Voyelles n’intéressent plus guère aujourd’hui, il n’en demeure pas moins que « la pensée poétique de Gengoux » reste un ouvrage incontournable pour les intertextes qu’il a révélés. Ainsi Emilie Noulet dans un article consacré à Chanson de la plus haute tour, a écrit que « la critique implacable en a retrouvé la source » Cette critique implacable c’est le livre de Gengoux (à la page 480) où est cité le vers de Glatigny : « Hugo dans la plus haute tour ». Intertexte remarquable qui permet selon moi de comprendre que les vers de Rimbaud : Ah ! mille veuvages/de la si pauvre âme/Qui n’a que l’image/De la Notre-Dame/ concernent Victor Hugo, comme je l’ai montré en un article. Mais revenons à notre sujet : en 2003 David Ducoffre écrivait déjà : « Quant au quatrain qui suit pourquoi n’est-il jamais rapproché de Voyelles : De tes noirs Poèmes,-Jongleur ! Blancs, verts et rouges dioptriques/ Que s’évadent d’étranges fleurs/ et des papillons électriques ! ». J’ai simplement fait observer qu’en citant exactement le même quatrain dans un chapitre intitulé « Les voyelles : dialectique des couleurs » Gengoux a fait le même rapprochement, ceci est indéniable. Je me contente d’ailleurs d’indiquer ce fait. Nul n’est à l’abri de l’ignorance d’une source et je ne mets en aucune manière en cause la bonne foi de David Ducoffre quand il affirme ignorer le livre de Gengoux, je le crois sur parole. Enfin, l’argument : « Je remarque aussi que ce rapprochement de Gengoux n'est de toute façon pas mentionné dans les notes des éditions courantes. » fait un peu sourire. S’il fallait se contenter des éditions courantes on ne progresserait guère, quelle que soit d’ailleurs la qualité de ces éditions.

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