Yoshikazu Nakaji, professeur de littérature française à l'Université de Tokyo. A publié plusieurs livres importants sur Rimbaud et en particulier, sur Une saison en enfer. A traduit et édité les Illuminations en japonais.
Jacques Bienvenu
Pouvez-vous nous dire à partir de quel moment vous avez commencé à vous intéresser à Rimbaud ?
Yoshikazu Nakaji
Rimbaud fut connu assez tôt au Japon, grâce à la célèbre traduction d’Une saison en enfer (1930) par Hidéo Kobayashi, fondateur de la critique littéraire moderne chez nous, ainsi qu’à ses trois essais sur le poète. Lycéen, je connaissais cette traduction sans arriver à la comprendre. Mon premier contact avec un texte original de Rimbaud date de 1973, quand j’étais en deuxième année d’université (j’avais vingt ans). Il s’agissait d’Une saison en enfer, précisément. C’était dans le séminaire du feu professeur Yoshio Abé, le grand baudelairien. Je ne peux pas dire que j’aie alors mieux compris l’œuvre, car elle m’a paru de plus en plus énigmatique, nébuleuse, mais ce premier contact direct m’a permis de sentir la langue de Rimbaud, d’une modulation incessante, toujours déchirée entre orgueil et plainte, entre force et faiblesse. Mon vrai intérêt pour Rimbaud commença à cette époque, je crois.
JB
On observe avec intérêt que ce premier contact avec l'oeuvre Rimbaud, que vous datez de 1973, concernait Une saison en enfer. C'est précisément ce texte qui vous a inspiré une étude critique de référence publiée en langue française : Combat spirituel ou immense dérision ? Essai d'analyse textuelle d'« Une saison en enfer », José Corti,1987. Ce livre était le remaniement d'une thèse soutenue à Paris en 1985. Pouvez-vous nous préciser votre parcours littéraire et universitaire pendant ces douze années qui ont précédé votre thèse ?
YN
Dans les universités japonaises, en lettres en tout cas, on rédige un mémoire à la fin d’un premier cursus de quatre ans. C’est la condition pour obtenir une licence. D’ailleurs, dans la section française du College of Arts and Sciences de l’Université de Tokyo où j’étais inscrit, il fallait le rédiger en français. J’ai choisi pour sujet de mémoire non pas Rimbaud mais Bergson et ses pensées esthétiques (le mémoire était intitulé « La connaissance créatrice selon Bergson »). J’étais attiré autant par la prose imagée et élégante de Bergson que par la prose véhémente de Rimbaud. À l’époque, celui-ci me paraissait trop difficile pour que je puisse écrire quoi que ce soit sur lui. Mais, une fois admis au cours de maîtrise de la Faculté des lettres de la même université (l’entrée en licence mais aussi en maîtrise se fait sur concours), j’ai abandonné Bergson (je n’étais pas fait pour la philosophie) pour travailler sérieusement sur Rimbaud. Mon mémoire de maîtrise (en japonais,1979) portait sur l’évolution spirituelle du jeune poète dans la période qui va des lettres du « voyant » à Une saison en enfer. Peu original, ce mémoire a néanmoins déterminé l’orientation de mes études sur Rimbaud. Puis, j’ai fait un long séjour d’étude à Paris de 1980 à 1985, sous la direction du professeur Michel Décaudin. Au début, je pensais vaguement à une étude thématique à la manière de Jean-Pierre Richard mais, à partir de ma troisième année, je me suis concentré sur Une saison en enfer. Si mon étude a emprunté la forme d’une analyse textuelle, c’était d’abord pour moi-même, pour bien dégager ce qui faisait obstacle à la compréhension. Pour un étranger comme moi, l’œuvre a exigé un double travail : suivre la logique de Rimbaud tout en me référant au fondement socio-cuturel de l’œuvre, au contexte bibilique et chrétien, en particulier. D’ailleurs, les reflets de ce contexte dans l’œuvre ne sont pas directs mais le plus souvent tordus, ironiques ou renversés. Tâche extrêmement difficile, mais j’ai eu la chance d’être entouré d’amis français et francophones, tous mes aînés cultivés, avec qui je pouvais discuter des difficultés et qui étaient prêts à relire ce que j’écrivais : je leur en suis très reconnaissant. Encouragé par les remarques du jury de ma thèse, notamment celles d’André Guyaux, j’ai largement remanié la partie consacrée à « Alchimie du verbe ». Heureusement, cette version remaniée a été bien accueillie par Bertrand Fillaudeau, héritier et successeur de José Corti, à qui je me suis adressé suivant le conseil de mon directeur. Elle a été publiée deux ans plus tard.
JB
Dans les années 1980, il y avait un reflux de la biographie pour les études critiques. Dans votre récent article Une saison en enfer du Dictionnaire Rimbaud « Collection Bouquins », Robert Laffont, 2014, vous reprenez cette question de façon plus précise en parlant de biographie fictionnelle. Cependant, quand Rimbaud écrit qu'il avait inventé la couleur des voyelles ou bien quand il cite ses propres poèmes, ce n'est pas une fiction. Pourriez-vous nous préciser votre pensée sur cette question difficile.
YN
Tout biographe, bon et sérieux, s’assigne la tâche de restituer le plus fidèlement possible la vie d’un autre en rassemblant les informations disponibles et les ravivant par sa propre imagination empathique. L’autobiographe, lui, doit jouer constamment son dédoublement en sujet et objet de description : il dispose du maximun de matériaux, mais leur utilisation est sélective et leur mode d’emploi variable. Malgré tout, le travail d’un [auto]biographe relève toujours du principe représentatif. Or, ce principe n’est pas évident dans le cas d’Une saison en enfer. Certes, les indices biographiques sont nombreux, renvoyant au passé proche ou lointain du poète ; comme vous l’indiquez, la partie d’« Alchimie du verbe » pullule d’auto-références du poète à travers ses propres poèmes cités avec modifications. Mais, dans l’ensemble, l’œuvre ne représente pas la vie de Rimbaud telle qu’elle était. Il faut y voir plutôt un essai de dépassement de soi au moyen de l’écriture ou d’une stylisation de la parole : Rimbaud a tenté, en écrivant l’œuvre, de trouver une issue à l’impasse existentielle, voire métaphysique, où il se débattait. Qu’on la qualifie d’autobiographie ou de fiction (on en a beaucoup discuté dans le récent colloque de Venise, dont les actes viennent de paraître), elle n’est ni une autobiographie typique ni une fiction pure. Une saison en enfer puise son motif principal dans la volonté de l’auteur de se frayer un avenir, un après-enfer. « Mon sort dépend de ce livre », écrivait Rimbaud dans la lettre qu’il adressait à son ami Delahaye en mai 1873, à propos du Livre nègre ou Livre païen en chantier, qui deviendra Une saison en enfer. Il ne faut pas l’interpréter comme un simple souci de sa future renommée mais littéralement, comme une vraie mise en enjeu de son avenir. Je pense que ce côté performatif de l’œuvre est essentiel ; de là vient l’extrême difficulté de sa définition générique.
JB
Dans votre article Rimbaud autocritique, publié dans les actes du colloque de Venise auquel vous faites allusion, vous concluez en écrivant à propos d' « Alchimie du verbe » : « Une cloison trop rigide entre la réalité et la fiction appauvrirait la lecture. Une fiction révèle parfois la vérité plus adéquatement qu'un récit véritable ». Pourtant, quand Rimbaud écrit dans « Alchimie du verbe » : « […] je me flattais d'inventer un verbe accessible à tous les sens » il reprend exactement ce qu'il écrivait dans la lettre du Voyant écrite deux ans plus tôt. Il y énonçait qu'il fallait trouver une langue : « Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, […] ». Dans ce cas si les poèmes cités par Rimbaud dans Alchimie du verbe s'articulent dans un récit fictionnel, quelle vérité alors se dégage, selon vous, des commentaires que fait Rimbaud de ses poèmes, déjà écrits en 1872, et qui seraient censés exposer cette quête du verbe formulée dans la lettre du Voyant ?
YN
En effet, les poèmes constitutifs d’« Alchimie du verbe » sont des poèmes signés Arthur Rimbaud de 1872. Nulle part ailleurs dans l’œuvre, le héros-narrateur ne se trouve aussi près du poète. Il y a aussi, comme vous l’indiquez, une allusion au sonnet des Voyelles. D’autre part, la poétique du « dérèglement de tous les sens » qui s’annonçait en mai 1871 est relayée par la poétique de la « folie » que cette partie commente sous l’angle cette fois rétroactif, en en faisant le bilan. Tout comme le projet du « voyant » réunissait la transformation de soi et l’invention d’une langue (« trouver une langue »), l’« alchimie du verbe » suppose une alchimie de l’être, qui engage, corps et esprit, le sujet poétique : la mention de l’« hallucination des mots » est précédée de celle de l’« hallucination simple » et l’ensemble du récit est ponctué de plusieurs étapes de l’aggravation d’une crise psychique. Rimbaud dans Une saison en enfer a voulu représenter ses deux années d’activité poétique sous le signe de la folie, comme une approche volontaire et dangereuse de la folie, comme si le poète authentique devait rester au plus près de l’expérience de la folie, sans pourtant y tomber vraiment (« J’ai joué de bons tours à la folie », dit le narrateur du prologue et c’est là précisément un « raisonné dérèglement »). Et cela, en recourant à une composition dont la modulation est telle, avec l’agencement élaboré de la prose et des poèmes, qu’elle aboutit à une phase de délabrement catastrophique suivie d’un appel à la conjuration. En insérant ainsi ses propres poèmes dans le récit de la folie qu’il prétend avoir vécue, Rimbaud tisse une « histoire » cohérente et dramatique. Nous sommes devant un récit soigneusement construit sur la base d’éléments puisés dans la vie et l’œuvre du poète. Mais ce récit est plus fictionnel qu’autobiographique, puisqu’il n’a pas pour but de retracer telle qu’elle était l’évolution poétique de l’auteur mais qu’au contraire il y préside une logique générale autonome. D’ailleurs, les poèmes de 1872 ainsi replacés dans cette dévastation progressive se voient redéfinis après coup comme produits de l’expérience de la folie. Mais dans quelles mesure et à quels indices peut-on y discerner ce caractère ? La part de la folie dans les poèmes de 1872 reste à mesurer, à analyser. Je crois que la « vérité » du récit, si vérité il y a, est à rechercher non pas dans les éléments autobiographiques parsemant le récit, ni même dans la reprise avec modifications des propres poèmes de l’auteur, mais bien plutôt dans sa volonté traversant toute cette partie, toute l’œuvre, voire toute la période de mai 1871 à août 1873, de représenter sa tentative de poète comme une ardente approche méthodique mais incontrôlable de la folie.
JB
Ceci peut nous renvoyer à la biographie. À Isabelle Rimbaud qui l'interrogeait sur son passé de poète, Rimbaud aurait répondu : « je serais devenu fou ». Pensez-vous que « la seconde vie » de Rimbaud peut nous apporter des informations sur son passé de poète ( on peut penser à l'ironie et au sens du dérisoire de certaines lettres à Ilg) ? Avez-vous une interprétation du silence de Rimbaud ?
YN
La correspondance africaine de Rimbaud nous fait imaginer un commerçant honnête et compétent qui s’occupe de ses affaires avec un sérieux exemplaire et constant mais qui se voit souvent trompé, joué, à cause même de cette honnêteté confiante. L’humour et l’ironie qui imprègnent les lettres adressées à Ilg pourraient évoquer, malgré leur ton désabusé, certains passages d’Une saison où se mêlent du sarcastique et du pathétique. Nous sommes alors pris d’un intérêt ému, en essayant de digérer le fait que le commerçant et le poète ne font qu’un seul et même être humain. Cela dit, je ne pense pas que la connaissance de « la seconde vie » de Rimbaud nous aide vraiment à mieux comprendre ses œuvres littéraires, puisque celles-ci sont fondées sur un principe d’organisation autonome et donc fictionnel. Dire que le fameux rêve d’un « féroce infirme » « retour d’un pays chaud », qui serait soigné par les femmes, prophétise la fin de la vie de Rimbaud, est un anachronisme pur. Le poète Rimbaud, tant qu’il était poète, croyait que l’imaginaire poétique pouvait agir sur le réel, que la poésie pouvait changer la vie et sa vie avant tout. Puis, il reconnaît que ce n’est pas possible, qu’il y a un fossé infranchissable entre les deux dimensions. D’où un désintérêt progressif pour la poésie (plutôt qu’une volonté s’effectuant d’un coup, dramatiquement) qui aboutira au silence. Sa certitude négative est telle, qu’à Delahaye lui demandant en 1879 : « Mais la littérature ? ... », il répond sèchement : « je ne pense plus à ça » ; qu’en 1890, à la demande d’une collaboration de la part de la revue littéraire marseillaise La France moderne, il ne donne aucune réponse. Je trouve tout cela très logique.
JB
À l'époque où vous avez passé votre thèse à Paris, la critique littéraire était encore marquée par un texte de Roland Barthes qui annonçait « la mort de l'auteur ». Le vécu d'un écrivain devait être totalement dissocié, selon lui, de l'étude de son oeuvre. Vous êtes précisément un traducteur de l'auteur de L'Empire des signes. Cependant, si c'est « un autre » qui écrit le texte, ne pensez-vous vous pas qu'il faut tout de même replacer Rimbaud dans son temps et tenir compte de ses expériences vécus avec Verlaine notamment ?
YN
Je trouve que l’agnosticisme barthésien ( comment peut-on connaître l’intention de l’auteur ? ) est excessif et que son relativisme interprétatif (chaque lecteur a sa propre interprétation comme tout écrit peut être une œuvre) risque d’admettre des lectures arbitraires. Dans tout écrit il y a une part de l’auteur, cela va de soi, on ne peut pas tout réduire au langage. La connaissance de l’homme ne fait pas obstacle à l’approche de l’œuvre. Au contraire, connaître les circonstances où se trouvait Rimbaud au moment de la rédaction d’Une saison en enfer est certainement utile, indispensable même, à la compréhension de l’œuvre. Au point de départ du récit de Vierge folle (Délires I), on peut bien supposer le couple Verlaine / Rimbaud. Mais cela ne permet pas de l’y réduire, puisque le récit ne vise pas à être une représentation de leur relation. Le reflet, si reflet il y a, de celle-ci est replacé dans le double cadre fictionnel d’une traversée de « l’enfer » et d’une mise en scène confessionnelle, pour faire partie d’une œuvre autonome.
JB
Vous êtes aussi le traducteur de Le Clézio et vous aimez ses romans autobiographiques comme La Quarantaine. De plus, vous connaissez l'écrivain. Pouvez-vous comparer votre traduction de Le Clézio par rapport à celle de Rimbaud et voyez - vous des rapports entre les deux ?
YN
La Quarantaine commence par une scène où Jacques, le personnage façonné sur le modèle du grand-père maternel de l’écrivain, alors âgé de neuf ans, rencontre, début 1872, dans un café, quartier Saint-Sulpice à Paris, Rimbaud le « voyou », ivre et menaçant, accompagné de Verlaine qui essaie de le calmer et le conduit dehors. Dix-neuf ans plus tard, Jacques devenu médecin, pendant l’escale à Aden du bateau qui le ramène à l’île Maurice, son pays natal, le rencontre de nouveau sans savoir de qui il s’agit. C’est son frère cadet Léon, personnage inventé par l’auteur, qui subit la fascination irrésistible du malade agonisant qu’il voit à l’hôpital où il accompagne Jacques, à tel point qu’il y retourne seul le revoir au cours du même après-midi. Entretemps, dans sa vie solitaire de pensionnaire, Leon se console en relisant des poèmes de Rimbaud et, avec Suzanne sa belle-sœur, il récite Le Bateau ivre à la plage, alors que Jacques se désintéresse de la poésie. À cette curiosité vive de Léon pour Rimbaud répond celle du narrateur au premier degré, Léon, double de l’auteur, pour son grand-oncle homonyme, dont il ne cesse de s’enquérir. Ainsi, chez le narrateur naît un vif intérêt pour Rimbaud par l’intermédiaire de ses grands-parents et son grand-oncle. Il y a une aimantation rimbaldienne générale dans ce roman. Pour l’enfant Le Clézio, la double rencontre de son grand-père avec Rimbaud a été un mythe familial qui ne cessait de le faire rêver. Objectivement, elle n’a jamais été attestée ; sa grand-mère aimait d’ailleurs raconter des histoires, vraies ou fausses, à son petit-fils ; mais sa véracité n’est pas exclue non plus, objectivement. Je pense que l’idée d’utiliser cette double rencontre comme véridique était à l’origine du roman.
JB
Pouvez-vous nous dire si vous avez des projets concernant Rimbaud ?
YN
Je prépare une édition bilingue des œuvres de Rimbaud pour le « Livre de poche Iwanami », mais cela traîne, car je me donne de la peine pour trouver en japonais un rythme et un ton adéquats à chacun des poèmes à forme fixe. Les poèmes en vers sont plus difficiles à traduire que les œuvres en prose. D’autre part, je voudrais bien réunir en un livre les essais que j’ai publiés sur Rimbaud en français.
Dans "La Quarantaine" de Le Clézio, dont Yoshikazu Nakaji nous a donné une fascinante interprétation rimbaldienne, je note un simple détail : Le grand père Jacques avait recopié "Le dormeur du val" dans l'anthologie Lemerre de 1888 . Seul un fin connaisseur de Rimbaud connaît cette publication .Voir à ce propos notre article http://rimbaudivre.blogspot.fr/2011/12/une-mystification-rimbaldienne-par.html.
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