DR. BN. |
Dans notre précédent article, nous avons montré que Rimbaud a vraisemblablement écrit son poème Le Bateau ivre pendant l’hiver, au début de 1872, soit au plus tard vers le 20 mars 1872. L’idée la plus répandue étant celle d’une écriture du poème fin septembre 1871.
Rimbaud, nous disait Antoine Adam, dans la seconde Pléiade attendait plus que de tout autre poème la gloire. Mais pour obtenir cette gloire, il fallait être publié. Or les poètes avaient l’opportunité d’être publiés après les évènements de la guerre et de la Commune dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dont le premier numéro paru en avril 1872. Dès lors, on peut penser qu’il était dans les projets de Rimbaud d’être publié dans cette revue. Lorsque Rimbaud écrit dans sa lettre à Delahaye en juin 1872 de chier sur La Renaissance littéraire et artistique, on peut penser qu’il était déçu que son poème Le Bateau ivre n’y soit pas publié. On a longtemps cru que ce désappointement concernait le sonnet des Voyelles, mais si l’on admet la date tardive de la composition du poème, on peut comprendre que c’est la non-publication du Bateau ivre qui suscite la déception de Rimbaud. Or, ceci amène à une compréhension nouvelle de ce poème.
Si Rimbaud voulait être imprimé dans La Renaissance, il fallait avoir une stratégie. Il savait que la revue était hugolâtre (voir la lettre de Victor Hugo en tête de notre article). Son poème devait donc rendre un hommage déguisé à Hugo. Il était important que les lecteurs de La Renaissance ne connaissent pas ses attaques contre Hugo qui s’étaient formulées violemment dans le poème L’Homme juste. Ainsi, quand il parle des flots « Qu’on appelle rouleurs éternels de victime » c’est une allusion transparente à Océano Nox qui peut passer pour un hommage au poète de Guernesey. Son poème devait donc être écrit dans le style hugolien d’alexandrins bien frappés aux rimes riches. On a d’ailleurs relevé depuis longtemps que les poèmes Pleine Mer et Plein Ciel de La Légende des Siècles étaient des intertextes majeurs pour le poème. Mais Rimbaud n’avait pas du tout la même opinion que Hugo sur la Commune. Le poème d’Hugo dans Le Rappel du mois de novembre a pu être un déclencheur comme je l’ai signalé. On sait aujourd’hui grâce à de fines analyses que son poème est une allégorie de la Commune. Mais il fallait à l’époque un oeil exercé pour comprendre les allusions discrètes, par exemple la mention du mois de mai, qui était une date de la répression des communards.
Malheureusement, sa stratégie a échoué pour des raisons connues. Il y avait eu l’incident Carjat qui en avait refroidi plus d’un et aussi l’intimité avec Verlaine qui commençait à se savoir et qui ne plaisait pas à tout le monde. En atteste le refus d’Albert Mérat de poser avec Rimbaud au Coin de table de Fantin-Latour.
En juin 1872, Rimbaud avait pu lire dans La Renaissance le 11 mai un immense poème de près deux cents alexandrins d’Émile Blémont, le 18 mai un poème de Verlaine intitulé Romance sans paroles, un poème de Valade, Don Quichotte, d’une cinquantaine d’alexandrins, un long poème en prose de Charles Cros, Le Meuble. Il avait donc lieu d’être déçu s’il avait espéré voir son poème imprimé.
On peut penser que Rimbaud avait pu donner son poème à Léon Valade, très proche de Blémont, pour qu’il lui transmette. Il n’est pas inutile de remarquer que c’est à Valade que Verlaine s’adresse en 1881 pour lui demander copie du « Vaisseau ivre ».
En conclusion Rimbaud se dresse dans le Bateau ivre en rival de Hugo le grand poète de l’Océan qu’il voyait tous les jours pendant son exil. Rimbaud oppose sa vision d’un océan qu’il n’a jamais vu, mais qu’il décrit avec un éblouissement d’images justement admirées. On ne peut comprendre le poème que dans cette perspective.
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