dimanche 28 août 2011

L'édition de la lettre de Gênes, par Jacques Bienvenu.

Photo J. Bienvenu, août 2011

      Ayant fait cet été un circuit autour des lacs de l’Italie du nord, je suis allé de l’agréable lac de Côme à l’agréable lac de Lugano, puis j’ai passé le col du Saint-Gothard. Tous ceux qui s’intéressent à Rimbaud reconnaissent là le trajet que le poète a  effectué  au mois de novembre 1878, mais dans le sens contraire. C’était bien sûr l’occasion de relire la fameuse lettre de Gênes du 17 novembre 1878. Depuis les années 1980, cette lettre a suscité un intérêt grandissant. Mrs Borer et Jeancolas notamment y ont porté beaucoup d’attention. Tout récemment, M. Raymond Perrin a publié un livre entier sur cette missive. Dernière lettre connue de Rimbaud écrite en Europe, elle présente un intérêt sur le plan littéraire voire poétique selon certains, mais ce n’est pas l’objet de cet article. J’aimerais m’occuper simplement ici de l’édition de cette lettre.
       C’est la première lettre de Rimbaud qui a été éditée. Elle le fut par Jean Bourguignon et Charles Houin (désormais JBCH) dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne de septembre-octobre 1897. Grâce à Gallica, nous pouvons la lire. La seconde édition de cette lettre fut, elle aussi, publiée en 1897 par Berrichon dans sa première biographie de Rimbaud et une troisième eut lieu dans la correspondance calamiteuse que le beau-frère du poète  publia en 1899. On ne sait pas aujourd’hui ce qu’est devenu le manuscrit détenu initialement par Isabelle Rimbaud qui passa par la suite dans la collection Matarasso. En 1967, l’Album Rimbaud donnait un fac-similé de la première page de la lettre qui en comportait quatre. Dans l’édition de la Pléiade d’Antoine Adam de 1972,  il était écrit que la publication de la lettre provenait de la reproduction photographique du Musée Rimbaud. En 1989, dans son édition des Illuminations, Jean-Luc Steinmetz confirme cette reproduction complète au Musée Rimbaud, ainsi que M. Alain Borer en 1991 dans son édition de l’Œuvre-vie.

       Cependant, en 1996, dans un article cosigné par Jean-Jacques Lefrère et Steve Murphy qui s’intitulait  : « Vers une édition moins fautive de la correspondance de Rimbaud (1875-1891) », il  était écrit : « Contrairement à ce qu’avance l’édition d’Antoine Adam (suivi par l’édition d’ Alain Borer), le Musée Rimbaud ne possède qu’un fac-similé de la page 1, et nullement une reproduction intégrale » (Parade sauvage N°13).

       En 1997, M. Jeancolas ne publia que le fac-similé de la première page dans son édition des manuscrits des lettres d’Europe. Toutefois en 1999, l’édition Pochothèque de Pierre Brunel présentait une petite singularité. Il est absolument certain que Pierre Brunel a eu accès au fac-similé complet, compte tenu de ses annotations. Néanmoins, M. Brunel se contente d’écrire dans son appareil critique : « Fac-similé du début (jusqu’à « des ouvriers ») d’après un document photographique conservé au Musée-bibliothèque de Charleville ». Pourquoi M. Brunel ne signale-t-il pas l’existence d’un fac-similé complet puisque visiblement il l’a lu ? À moins qu’il n’ait  eu la possibilité de consulter le manuscrit ?

       En 2004, dans la collection « Bouquins », Louis Forestier reproduisait la lettre selon la transcription de l’édition d’Antoine Adam. M. Forestier mentionne seulement que la lettre à été publiée dans l’édition de 1899 de Berrichon. Il est le seul éditeur à ne pas signaler l’existence d’un fac-similé du manuscrit, pas même celui de  la première page pourtant bien connue à cette date. En 2007, dans son édition de la correspondance de Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère confirme son article de 1996 en écrivant : «  Seul le fac-similé de la première page (jusqu’à  l’affluence des ouvriers) est connu ». Il est suivi sur ce point par la récente édition de la Pléiade de M. Guyaux en  2009. Enfin, dans le livre consacré à la lettre que M. Perrin a publié en septembre 2009, il est écrit : « Ce qui est certain, c’est que le Musée Rimbaud ne possède aujourd’hui qu’une reproduction photographique du premier feuillet, reproduction d’abord présente dans l’Album Rimbaud de Matarasso et Petitfils en 1967. ». De plus, M. Perrin remercie, en tête de son livre, M. Alain Tourneux conservateur du Musée Rimbaud de lui avoir communiqué en 1991 cette reproduction.

       Compte tenu de toutes ces contradictions et partant du principe qu’il était curieux qu’une seule photographie de la première page ait été  confiée au Musée Rimbaud, je contactai M. Alain Tourneux, pour avoir des éclaircissements à ce sujet. Je lui ai bien précisé que je pensais que la totalité du fac-similé  du manuscrit devait se trouver au Musée. M. Tourneux, qui a toujours été une providence pour les chercheurs, me répondit rapidement qu’il avait retrouvé à sa place et sans difficulté les photographies des quatre pages !! Le document qu’on lui a souvent demandé est celui, distinct, qui représente seulement la première page de la lettre. Mais ce qui compte à présent, c'est que nous disposons, grâce à M.Tourneux, d’une copie complète du manuscrit, ce qui permet de faire quelques commentaires concernant cette lettre. 


Première et seconde page de la lettre de Gênes. Photographie  Musée Rimbaud, droits réservés.

        La photographie du fac-similé de la seconde page de la lettre  est publiée ici pour la première fois.


Mrs Borer et Jeancolas ont publié à diverses reprises la première page seulement. Aucune transcription de la lettre n’est totalement exempte d’erreurs. On savait déjà que celles de JBCH et Berrichon étaient fautives. Ainsi dans le fac- similé connu,  il était écrit :
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais passer en voiture.
Chez JBCH on trouve : 
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais passer en traîneau
Puis chez Berrichon :
[…] le passage du Gothard, qu’on ne passe plus en voiture à cette saison, et que je ne pouvais par conséquent, faire en voiture
        La  publication de la lettre par M. Lefrère est de loin la plus commentée parmi toutes les éditions de la correspondance qui reproduisent la lettre de Gênes. Elle mérite quelques remarques. J’observe d’abord que M. Lefrère n’indique pas la leçon qu’il a suivie pour la partie de la lettre dont il ne possédait pas le fac-similé. Après avoir dit dans sa biographie de 2001 que Isabelle Rimbaud avait laissé Jean Bourguignon la copier intégralement, il se ravise et écrit dans l’édition de la correspondance : « Isabelle Rimbaud avait communiqué une copie de la lettre aux auteurs ». Sans l’affirmer, Michel Drouin avait émis l’hypothèse d’une copie d’Isabelle Rimbaud pour la lettre de Gênes dès 1991. M. Lefrère est, sauf erreur, le premier éditeur de la  correspondance de Rimbaud à écrire Hospental au lieu de Hospital en précisant en note qu’il s’agit du village d’Hospenthal. J’ignore pour quelle raison M. Lefrère a cru bon de faire cette correction.  La leçon du manuscrit est cependant Hospital (voir le fac-similé ci-dessus). Il s’agit bien d’ailleurs du même village puisque Hospital est l’ancien nom de Hospenthal comme on peut le voir par exemple dans la description que Chateaubriand a donnée du passage du Saint-Gothard [1].

Hospital, dernier village en montant au St Gothard. Photographie Université de Lausanne, DR.


Cette question du nom du village nous vaut une interprétation originale de M. Perrin qui écrit : « Il est étonnant qu’il se trompe sur un lieu comme Hospenthal et il n’est pas indifférent qu’il baptise le village du nom de Hospital trahissant sa hantise de se retrouver dans un lieu redouté, l’hôpital, d’où il risquerait une fois de plus d’être renvoyé à la case départ ».
 Il m’est possible  à présent  de répondre à une intéressante  question de M. Lefrère. A un moment, Rimbaud parle de l’embêtement blanc du paysage de neige qu’il traverse. M. Lefrère écrit en note au mot embêtement : « Rimbaud a-t-il voulu éviter un mot plus fort ou l’a-t-il réellement employé ? On ne le saura que si l’autographe de la lettre devient un jour accessible ».Voyons ! Rimbaud aurait-il écrit à sa mère « emmerdement », par exemple ? Je vais peut-être décevoir M. Lefrère mais la leçon du manuscrit est bien embêtement.
Parmi toutes les éditions depuis 1972, il est clair que ceux qui semblent avoir  eu accès à la photographie complète du manuscrit en ont donné une assez bonne transcription. Ainsi, l’édition de la lettre par Antoine Adam n’est pas mauvaise. Néanmoins, tous les éditeurs depuis cette date (comprise) se sont trompés sur un mot important à mon sens. Ils ont écrit « couvertures » au lieu de « couvertes » qui est la bonne leçon et ceci mérite un petit développement. Rimbaud a écrit :
« Le soir on est une trentaine, qu’on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertes insuffisantes. »
Il se trouve que le mot « couvertes» à l’époque de Rimbaud désigne les couvertures que l’on donnait à l’armée. Ce terme militaire est particulièrement bien choisi par Rimbaud qui veut donner pour le soir à l’hospice une impression de chambrée. C’est un procédé purement rimbaldien, le mot original, parfois même trivial, qui sonne juste. Chose curieuse, la leçon exacte « couvertes » a été donnée dans les deux premières éditions de la lettre. D’abord par JBCH en 1897 [2], puis par Berrichon la même année dans sa première biographie de Rimbaud. Berrichon remplacera couvertes par couvertures dans son édition des lettres en 1899 [3]. M. Lefrère a retranscrit dans son dernier livre « Correspondance posthume », les deux premières lettres de JBCH et Berrichon, sans respecter la leçon « couvertes » qu’il remplace par « couvertures ».

Certes, beaucoup d’autres remarques seraient à faire, mais dans le cadre de ce blog il convient d’être bref et j’ai déjà été un peu long…L’intégralité des photographies de la lettre fera l’objet d’une publication. Je remercie vivement M. Tourneux de m’avoir permis de donner une partie de la reproduction du fac-similé de la lettre sur mon blog.


[1] Je n’ai pas eu le temps de faire des recherches suffisantes pour savoir si en 1878 le village portait toujours le nom d’Hospital. Jusqu’en 1836 c’est le cas. Cette question mériterait d’être précisée. Quoi qu’il en soit, Rimbaud n’a pas inventé ou mal écrit le nom du village.
[2] M. Guyaux qui suit l’édition de JBCH pour les trois pages dont il ne connaît pas de fac-similé écrit cependant « couvertures ».
[3]  Dans l’article Lefrère-Murphy de PS 13 cité on trouve aux variantes de cette lettre : « sous des couvert [ur]es insuffisantes » et on précise :  « Berrichon a rayé [ ur ]. Pour une fois que Berrichon donne une leçon juste on l’accuse d’avoir « rayé » des lettres dans un mot ! Les auteurs oublient aussi pour cette variante la leçon exacte de JBCH.

lundi 15 août 2011

Deux " Illuminations" composées avant avril 1873 ! Par David Ducoffre




Une saison en enfer et Romances sans paroles sont deux foyers utiles pour essayer de cerner des éléments de datation ferme de poèmes en prose des Illuminations.
A la lecture des Romances sans paroles, il est inévitable de songer à la biographie de l’auteur. Birds in the night et Child wife critiquent l’épouse de Verlaine, cependant que la série de Paysages belges évoque nécessairement la compagnie de Rimbaud dans ces moments de fugue entre le 7 juillet et le 7 septembre 1872. A qui d’autre qu’à Rimbaud peuvent s’adresser les poèmes d’amour des cycles belges et anglais du recueil ? Que l’aimée du poème soit présentée comme une femme ou bien comme une prénommée Kate, ce n’est là qu’un simple travestissement, à moins de supposer que Verlaine écrive un poème d’amour sans que ses sentiments personnels ne soient impliqués. Nous attendons tout de même avec impatience les révélations biographiques sur la compagne féminine qui pourrait être à l’origine des vers de Bruxelles. Simples fresques : « Oh ! que nos amours sont-ils là nichés ? » La métaphore du nid annonce même que les birds in the night n’incluent pas Mathilde, pourtant destinataire de la célèbre élégie, mais les poètes enfuis Rimbaud et Verlaine. Yves Reboul a été le premier à franchir le pas d’une lecture biographique complète du recueil, en adoptant le cas littéraire classique du ménage à trois, ce qui justifie que certains poèmes s’intéressent à Mathilde, tandis que d’autres évoquent la figure de Rimbaud. Les lecteurs qui ne voudront pas comprendre que Bruxelles. Simples fresques II, Green, Spleen ou A poor young shepherd, parlent du couple des deux poètes accepteront au moins que Charleroi, Walcourt, Malines, etc., ou Streets traitent de leurs expériences communes. L’analyse sera à peine plus délicate pour les Ariettes oubliées. Celles-ci expriment l’échec amoureux de Verlaine avec sa femme et la passion naissante pour Rimbaud, y compris sous la forme d’une fascination pour le « dix-huitième siècle populaire » dans la sixième ariette.
Cette première section du recueil est datée de mai-juin 1872. Verlaine évacue les premiers épisodes compliqués du ménage à trois, tout ce qui s’était déroulé de la mi-septembre 1871 au début du mois de mars 1872. Pas de récit littéraire d’un premier échec donc ! Les neuf ariettes évoquent le moment du retour de Rimbaud à Paris, ce qui signifie aussi le renforcement des liens entre les deux poètes. Les « espérances », qui ne peuvent alors renvoyer qu’au mariage avec Mathilde, sont déclarées « noyées » et le « refrain badin » de l’amour pour Mathilde s’en va par la fenêtre pour « Mourir un peu vers le petit jardin. » Les titres de Paysages belges semblent présenter un parcours direct des deux poètes vers l’Angleterre avec une plus longue station bruxelloise (province frontalière du Hainaut, capitale belge, pays flamand). Ce dispositif a induit en erreur les biographes qui s’imaginent tous que Rimbaud et Verlaine sont passés initialement par Walcourt et Charleroi pour se rendre à Bruxelles. Nous avons publié sur le blog un article de mise au point à ce sujet. Pour rappel, l’un des Registres des étrangers descendus dans les hôtels nous apprend que Rimbaud et Verlaine ont logé à l’Hôtel de Dunkerque à partir du 8 août et qu’ils arrivaient de Charleroi. Leur trace bruxelloise s’était perdue depuis le 22 juillet, date du retour de Mathilde en France et de sa séparation définitive avec Verlaine, lequel était finalement descendu du train juste au moment du passage à la frontière. Ainsi, entre le 22 juillet et le 08 août, nos deux poètes ont voyagé du côté de Charleroi (et Walcourt), et, encore une fois, le recueil de Verlaine efface les traces d’atermoiements. En résumé, les poèmes Walcourt et Charleroi datent de la période comprise entre le 22 juillet et le 08 août, mais le recueil donne l’impression d’une ligne droite idéale qui ne correspond pas à la réalité compliquée de la fugue. Avec son titre anglais, l’élégie Birds in the night revient pourtant sur la dernière entrevue des époux Verlaine à Bruxelles, épisode qui devrait se situer entre les Ariettes oubliées et les Paysages belges, mais, si Verlaine y revient, c’est pour signifier à sa femme que désormais une mer les sépare. Il reproche à Mathilde de ne pas avoir adhéré à la paix du ménage à trois et à la poétique de départ du Bateau ivre. Notons que Verlaine croyait ainsi présenter les choses sous un jour nettement favorable pour lui. S’accordant un dernier poème aigre à l’égard de Mathilde, Child wife, le cycle anglais Aquarelles traite alors de la vie de Rimbaud et Verlaine en Angleterre. Mais, il demeure une difficulté : le poème Beams. Dans son article sur l’enjeu de ce poème, Yves Reboul pense que l’allégorie féminine du poème n’est autre que Rimbaud. Mais, cette assimilation n’a pas emporté l’adhésion et un deuxième article a essayé de parer à l’objection du « nous » collectif qui se forme autour de la divinité. En effet, pourquoi ce « nous » viendrait-il s’associer à la célébration de Rimbaud par Verlaine ?
Certes, nous partageons l’idée qu’il est nécessaire d’en finir avec les réticences au sujet d’une approche biographique complète du recueil, mais nous ne croyons pas du tout à la religion rimbaldienne scabreuse qu’envisage Y. Reboul en se fondant sur la lecture du sonnet inversé potache Le Bon disciple qui a été saisi par la justice belge en juillet 1873. Expliquer la poétique de Rimbaud par un chemin de croix de l’homosexualité n’a jamais rien donné, d’autant que ce thème est très peu présent dans son œuvre, et nous ne voyons pas pourquoi ramener aux proportions d’un être humain l’allégorie du poème final des Romances sans paroles. Ce que veut exprimer Verlaine dans Beams, c’est que, sur le trajet d’un retour en France le 4 avril 1873, il imagine la fin d’un exil nécessaire en Angleterre et une « embellie » de la situation. Aussi, un « nous » d’une communauté idéale de poètes, – minimalement Rimbaud et Verlaine, – manifeste son adhésion à l’idéal poétique du « voyant » qui est ici présenté sous une forme solaire allégorique. L’hommage à Rimbaud que suppose le recueil Romances sans paroles, d’autant que Verlaine voulait le lui dédicacer, invite ainsi à penser que Beams s’inspire des allégories Aube, A une Raison ou Being Beauteous. Toutefois, les poèmes en prose des Illuminations passent pour avoir été composés après Une saison en enfer. Ce serait même un progrès des études rimbaldiennes. C’est l’antériorité des Illuminations qui aurait été démentie par la démonstration graphologique de Bouillane de Lacoste qui révéla que les manuscrits connus étaient des copies faites en compagnie de Germain Nouveau entre la toute fin de l’année 1873 et le mois de juin 1874. Interdiction donc d’envisager une telle influence sur le recueil de Verlaine.
Pourtant, les titres anglais de la section Aquarelles du recueil de Verlaine, des monosyllabes sans article pour la plupart : Green, Spleen, Streets, Beams, font nettement songer à la poignée de titres anglais en tête de poèmes en prose de Rimbaud : Being Beauteous, Fairy, Bottom. Le titre Being Beauteous est une citation du poète américain Longfellow qui était alors en vogue et qui avait inspiré à Baudelaire une réécriture et une traduction. Emile Blémont consacra plusieurs articles à ce poète vers novembre 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique. Or, l’épigraphe énigmatique de Rimbaud : « Il pleut doucement sur la ville », pour la troisième des Ariettes oubliées a remplacé une épigraphe en anglais tirée de Longfellow : « It rains, and the wind is never weary ». Rappelons que Beams est un poème solaire et que Being Beauteous suppose un décor de « neige ». Rimbaud se serait-il intéressé à ce poète affectionné par Baudelaire, un an après Verlaine et Blémont ? Aurait-il repris l’inititiative de titres anglais pour des poèmes en français un an seulement après Verlaine ? Voilà maintenant que Beams invite à penser que Verlaine a pu donner l’idée à Rimbaud d’allégories féminines qui occuperaient l’espace de tout un poème. Même chanson : Rimbaud aurait attendu à tout le moins quelques mois, le temps de boucler son livre Une saison en enfer, avant de s’y adonner à son tour. Ces retards cumulés sont étranges, à moins que la datation des poèmes en prose des Illuminations ne soit pas du tout ce qu’on a cru jusqu’ici. Nous ne viderons pas ce sujet cette fois-ci, mais nous allons émettre une critique décisive. Pour tenter de prouver que Les Illuminations ont été écrites après Une saison en enfer, il faut commencer par rencontrer au moins un premier intertexte qui n’aurait pas été publié avant le mois de septembre 1873. Aucun résultat de cet ordre n’est parvenu à notre connaissance. En revanche, pour commencer à établir la thèse inverse, l’idéal serait de trouver une allusion à un poème en prose de Rimbaud dans une œuvre antérieure à l’écriture d’Une saison en enfer. Or, cette preuve, nous l’avons toujours eue sous les yeux, il s’agit effectivement du poème Beams de Verlaine qui clôt le recueil Romances sans paroles. Daté du « 4 avril 1873 », Beams répond de justesse au critère d’antériorité demandé. Mais notre preuve ne consiste pas simplement à constater la double présence d’un titre anglais et d’une allégorie féminine qui fait le sujet du poème. Ce simple constat ne permet pas de supposer que Verlaine s’inspire de l’exemple de Rimbaud. Ce qu’il faut observer, c’est que Beams réécrit des passages précis des poèmes en prose A une Raison et Being Beauteous.
Aura-t-on la mauvaise foi de penser que Verlaine réécrit une version initiale en vers qui nous serait inconnue du poème A une Raison ? Le deuxième verset est clairement transposé : « Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche. » Le « nous » collectif réagit de la même manière à l’autorité d’un « pas » dans l’allégorie du poème Beams : « Si bien que nous suivions son pas plus calme encor / Que le déroulement des vagues. – Ô délice ! » L’idée est prolongée au vers 12 : « Nos pieds glissaient d’un pur et large mouvement. » Le second verset d’A une Raison fait surtout l’objet d’une réécriture en trois propositions dans le premier quatrain de Beams : « Un pas de toi » devient « Elle voulut aller sur les flots de la mer, » en anticipant l’idée de son « pas » porté sur les vagues au second quatrain ; « c’est la levée des nouveaux hommes » est parallèle à « Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie[ ;] » « et leur en-marche » est transposé au vers 4 : « Et nous voilà marchant par le chemin amer[,] » avec une reprise lexicale évidente (« en-marche » / « marchant »).
Le troisème verset d’A une Raison est également repris. Celui-ci se fonde sur un changement de préfixe autour du radical du verbe « tourner » : « Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, – le nouvel amour ! » Le poème de Verlaine s’inspire de ce double mouvement dans le dernier quatrain (italiques nôtres) :

Elle se retourna, doucement inquiète
De ne nous croire pas pleinement rassurés ;
Mais nous voyant joyeux d’être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut la tête.

Verlaine a transposé l’idéalisation d’A une Raison dans un contexte de traversée en mer. L’idée de « fléaux » à cribler correspond ici au « vent bénin soufflant une embellie » et le « chemin amer » remplace le contexte de « levée » pour le combat du poème de Rimbaud. Mon premier article rimbaldien portait sur A une Raison, texte très peu cité par les critiques et très négligé par les anthologies. Nous nous réjouissons de constater l’intérêt que Verlaine lui portait. Le caractère épuré d’A une Raison ne permet guère de plaider pour une imitation du poème de Verlaine. C’est bien Verlaine qui transpose le manifeste rimbaldien dans une situation quelque peu plus concrète. Rimbaud avait déjà pu lire des compositions très proches de sa disposition typographique, puisque la fille Judith de Théophile Gautier a publié des poèmes en prose dans La Renaissance littéraire et artistique. Rien d’étonnant à ce que Rimbaud ait pu lire le premier dans la revue (L’Ïle de Chiloé, 1er juin), quelques autres sous forme manuscrite (Oubli et Suicide le 13 juillet, Châtiment le 3 août, Le Port le 28 septembre). Le retour à la ligne artificiel et maladroit des versets courts de Judith Walter aurait été complètement repensé par Rimbaud en termes de pertinence et d’efficacité[1]. Plusieurs passages d’A une Raison évoquent aussi la poésie en vers. Le second verset peut se diviser en quatre vers de quatre syllabes, ce qui passera difficilement pour une coïncidence :

Un pas de toi, (4) c’est la levée (4) des nouveaux hommes (4) et leur en-marche (4).

Le troisième et le cinquième versets supposent des défis à la reconnaissance de l’alexandrin. Le troisième verset souligne la racine « tour » des verbes, la terminaison « -our » du mot « amour » qui ponctue les deux phrases, et il évoque le procédé de la césure à l’italienne exploitée aux vers 12, 19 et 37 de Mémoire (« sau-tent », « ombe-lles », « sau-les »). Pour sa part, le verset final se détache comme un alexandrin possible à une exception près, le « e » de terminaison féminine du participe ne compte pas pour la mesure selon un principe qui apparaît déjà pour « Entourée » au vers 3 de Larme. Comme pour le troisième verset, une lecture en alexandrins révèle une assonance interne en [u] (digraphe « ou » si vous préférez) et, sans parler du [t] (tout, tour), il permet d’exhiber une autre terminaison en « our(s) » révélant ce couple de mots banal dont Hugo savait rehausser la poésie à la rime selon Banville en son traité : « [tour] », « amour », « toujours » (italiques nôtres).

Ta tête se détour(6)ne : le nouvel amour ! (6) Ta tête se retour(6)ne, – le nouvel amour ! (6)

Arrivée de toujours, (6) qui t’en iras partout. (6)

Ces effets très appuyés donnent plutôt l’impression que le poète composait encore peu auparavant des poèmes en alexandrins. Nous voulons dire que Rimbaud semblait prendre de l’assurance dans la poésie en prose à partir de mécanismes de versification. En tout cas, le poème Beams permet de mettre un terme à la légende de poèmes en prose composés essentiellement après Une saison en enfer. Le « nouvel amour » s’épanouit dans cette vision d’une Muse suprême dont la tête rayonne à proximité du soleil. La blondeur et le désir d’aller sur la mer dépassent bien la simple identification à Rimbaud proposée par Y. Reboul. Ce « pas » qui entraîne les « nouveaux hommes » après soi amène à un quatrain de solidarité finale chez Verlaine. L’allégorie inquiète manifeste au « nous » sa préférence, ce qui crée une joie qui, en retour, rassure la divinité. A une Raison joue également sur cette réciprocité de l’amour entre chant des enfants et mouvements de l’allégorie : coup sur le tambour et attention portée par la tête.
Mais Verlaine s’inspire encore d’un autre poème en prose, rien moins que Being Beauteous, précisément le texte dont le titre est une citation de Longfellow. Le poème de Rimbaud évoque une allégorie dans un cadre hivernal qui doit encore affronter l’agression du monde, mais elle devient paradoxalement plus forte en ingérant les attaques des « sifflements mortels » et des « rauques musiques », et, en se redressant, le « corps adoré » offre sa protection au « nous » collectif qui s’est tourné vers elle : « Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. » Le mot « os » invite même à songer à une résurrection. Visiblement, le poème sans titre qui suit Being Beauteous célèbre à nouveau le don de soi sexué dans un martyr partagé avec une même allégorie (« Ô la face cendrée,… »), mais le commentaire nous entraînerait trop loin. Ce qui frappe, c’est, d’une part, que cet autre intertexte rimbaldien de Beams reprend l’image du « nouvel amour » au centre d’A une Raison (troisième verset) dans son expression finale « nouveau corps amoureux », d’autre part, que la victoire de Being Beauteous sur la neige, la mort et l’agression semble avoir été transposée dans Romances sans paroles, puisque la pluie de la troisième ariette cèderait à l’embellie du poème Beams. Bien sûr, pourquoi rapprocher cette ariette du dernier poème du recueil de Verlaine ? Tout simplement, parce qu’une épigraphe de Longfellow avec mention verbale « rains » a précédé l’épigraphe de Rimbaud pour cette troisième ariette et qu’il est bien connu que le titre Being Beauteous est tiré du poème Footsteps of Angels du recueil Voices of the Night du même poète américain. L’allégorie de Beams n’adopte pas les mêmes images sanglantes et torturées, mais la relation au « nous » est reconduite, ainsi que cette idée de la hauteur, du redressement vers le ciel : « Le soleil luisait haut… », « et portait haut la tête ». Nous ignorons maintenant à quel moment notre lecteur pourra renoncer à parler de coïncidences pour la série de liens qui fait le corps de la présente étude. Abondera-t-il dans notre sens ? Verlaine se serait inspiré de deux manifestes poétiques de Rimbaud pour donner un sens d’amitié forte à ses Romances sans paroles et cela révèlerait, par la même occasion, que les poèmes en prose des Illuminations furent pour l’essentiel écrits plus probablement avant Une saison en enfer qu’après. Voilà en tout cas de quoi relancer complètement la réflexion à ce sujet.


[1] Est-elle visée par le célèbre extrait d’une lettre inconnue de Verlaine supposé de mars 1872 : « On t’en veut et férocement ! Des Judiths ! Des Charlottes ! […] » ? Qui d’autre qu’Arthur Rimbaud et Judith Walter (nom d’artiste) pratiquerait le paragraphe court dans les poèmes en prose vers 1872 ? Rappelons que l’article perfide de Lepelletier qui évoquait Verlaine en compagnie d’une « Mlle Rimbault » présentait encore la parodie qu’en faisait Catulle Mendès, l’époux de Judith, en s’affichant au bras d’Albert Mérat.

mardi 2 août 2011

Rimbaud et la Commune

 L'humanité du 29 juillet 2011 a publié un article  dans lequel  on pouvait lire ceci :


« C’est qu’en réalité, si l’on accepte aisément l’idée du Rimbaud voyant, adolescent génial et quelque peu illuminé, aux sens déréglés, plus de cent ans de couvercle idéologique posé sur le chaudron parisien de 1871 ont tenté d’étouffer la force politique de l’un des plus grands poètes français et l’un des seuls écrivains de l’époque, avec Vallès bien sûr, mais aussi Verlaine, qui n’ait pas craché sur les communards, jusqu’à l’ignoble, mais qui fut avec eux. »

Signalons, à ce propos, que Berrichon en 1922 regroupait déjà une quinzaine de poèmes en vers de Rimbaud en précisant qu’ils étaient inspirés par la Commune. A cette date, Isabelle Rimbaud n’était plus, ce qui explique peut-être l’audace de Berrichon. Des critiques actuels, au premier rang desquels figure Steve Murphy, pensent que la Commune est une inspiration majeure de l’œuvre rimbaldienne et  que son influence se poursuit pour Rimbaud au-delà de l’année 1871.Voir son livre récent Rimbaud et la Commune. Dans le même esprit, Yves Reboul résumait un article en 2006 ainsi :  

« Née de la nécessité où se trouvait Verlaine de dissimuler autant que possible  la dimension politique  de l’œuvre rimbaldienne, l’idée prévaut encore que Rimbaud ne s’est vraiment  passionné pour la Commune que durant quelques mois de l’année 1871 et que l’entreprise du Voyant et sans rapport avec la politique. […] Il faut en prendre son parti : la passion de Rimbaud pour le déluge révolutionnaire n’a pas été qu’un feu de paille et une grande partie de son œuvre en porte la marque. »

JB

jeudi 14 juillet 2011

dimanche 10 juillet 2011

Rimbaud sur "France Culture" le 19 juillet

L'émission Sur les docks, le 19 juillet à 17H, sera consacrée à Rimbaud. Nous donnerons des précisions quelques jours avant.

mardi 5 juillet 2011

Les Corbeaux, une publication d’Emile Blémont, par David Ducoffre



Jacques Bienvenu nous a rappelé que le poème Grâce ! de Blémont a déjà été cité dans l’étude des Corbeaux de Steve Murphy (Rimbaud et la Commune, 2010, p.835), mais cette mention ne présupposait pas les liens essentiels avec le poème de Rimbaud que nous développons ici :

Voici comment dans le n°20 (7 septembre 1872), précédant immédiatement la livraison qui révélait Les Corbeaux, Blémont s’engageait dans son poème Grâce !:

[citation exclusive d’un passage sur les souffrances des proscrits communards]

Il s’agirait, pour Blémont, de convertir la haine fratricide de l’ennemi allemand et de demander de manière répétée la grâce pour les « Communards », victimes de « l’ancienne erreur ».

Convaincu par l’idée d’une métaphore anticléricale des « corbeaux » pour les prêtres, S. Murphy n’a pas vu que le poème d’Emile Blémont était la réécriture du poème Les Corbeaux, avec le même balancement entre la commémoration pour les morts de la guerre francoprussienne et la dénonciation du deuil que la patrie oublie de faire pour les martyrs communards. Le discours de Blémont est à la fois plus explicite et plus distant vis-à-vis des communards que celui de Rimbaud. Il faut comprendre que l’ordre des compositions est à l’inverse de l’ordre des publications, et c’est le poème de Rimbaud qui a été la source, voire l’intertexte du poème de Blémont, ce qui confirme que, puisqu’elle est partagée par le directeur de La Renaissance littéraire et artistique, notre lecture des Corbeaux est la bonne, mais ce document va nous permettre encore de revenir sur la transmission du texte de Rimbaud.
Le poème a été publié « à l’insu » de l’auteur Arthur Rimbaud, nous apprend Verlaine dans Les Poètes maudits. Il l’a été seulement une semaine après l’arrivée de Rimbaud en Angleterre, et deux mois après sa fugue belge avec Verlaine. Par une lettre de septembre 1872 à Blémont où il est question de lire la revue mais nullement du poème Les Corbeaux, nous savons que même Verlaine n’a écrit à aucun de ses amis littéraires depuis son départ du 7 juillet. Rimbaud n’a pu communiquer ce poème Les Corbeaux qu’à deux moments, soit un peu avant l’incident Carjat et son éloignement provisoire de Paris en mars-avril, soit au cours du mois de mai, peu avant une lettre à Delahaye datée de « Jumphe » où il exprime sa frustration contre la revue. Sa fameuse scansion : « Merde à Perrin ! Merde à Chanal ! etc. », varie alors en : « N’oublie pas de chier sur La Renaissance… » Sa fugue avec Verlaine montre assez qu’il n’est plus question ensuite de grands projets communs avec la revue. Il n’est donc pas vraisemblable que Rimbaud, qui a renoncé à la versification classique comme l’atteste de nombreux poèmes dès le mois de mai, ait composé ce poème au-delà du mois d’avril, puis qu’il l’ait expédié par la poste pour se faire admirer de ceux qu’il avait fui ! Le poème ne pouvait également être dans les mains de Jean Aicard, directeur-gérant de la revue, puisqu’il a fui Paris (décidément !) pour la Provence dès le début du mois de juin, sans terminer sa série d’articles sur le Salon de 1872.
A l’évidence, Rimbaud a remis le texte de son poème au plus tard au mois de mai, sans doute en compagnie du célèbre manuscrit de Voyelles, puisque Blémont lèguera vers la fin de sa vie à sa Maison de la poésie une version manuscrite identique à celle utilisée par Verlaine dans Les Poètes maudits[1]. Or, il existe une preuve irréfutable que Blémont est bien à l’origine de cette publication dans la revue et que le sens précis du poème ne lui était pas inconnu. En effet, si le poème de Rimbaud a été publié le 14 septembre dans une section Poésie, il se trouve que, dans le numéro précédent de cette revue hebdommadaire, Blémont a fait paraître en deuxième page un poème intitulé Grâce ! et surtitré Pour l’anniversaire du 4 septembre. Il a reconduit en termes plus immédiatement accessibles le sujet du poème de Rimbaud dont il a certainement dû s’inspirer, et c’est suite à cette relative convergence de pensée (qu’il était obligé de s’avouer) que Blémont a cessé de retarder la publication d’un poème qui lui avait été transmis longtemps auparavant. Citons ce poème de Blémont :

Pour l’anniversaire du 4 septembre

Grâce !

Après tant de fléaux, de deuil et de terreur,
Faible, portant le poids de l’ancienne erreur,
En sa pâle beauté la France se relève
Et se sent vivre encor. Tout cet horrible rêve :
L’Invasion, les cris du combat inégal,
L’Allemand fauve errant la nuit, comme un chacal,
Le long des bois, parmi des monceaux de morts blêmes ;
Les nouveau-nés trempés en de sanglants baptêmes ;
La faim fiévreuse, aux longs espoirs inassouvis,
Rôdant sous l’âpre bise autour des ponts-levis ;
Tout cet horrible rêve a fui dans la fumée,
Et la convulsion des âmes s’est calmée.
Nos vieux soldats, traités naguères en troupeaux,
Longs, sinistres, sans chefs, sans armes ni drapeaux,
Ont quitté les pays, où par l’hiver atroce
On les parquait sur des glacis à coups de crosse.
L’ennemi se retire, emportant nos rançons ;
On a bouché les trous des balles aux maisons,
Et le peuple, essuyant son sang, séchant ses larmes,
A repris les outils et déposé les armes.
Tout renaît. Seuls, sur les pontons, au fond des forts,
Des proscrits, dont demain l’on peut faire des morts,
Restent en proie au noir passé de notre France.
Hélas ! si dans les jours de honte et de souffrance,
Ils sont devenus fous, coupables, aveuglés,
C’est que tes lourds destins les avaient accablés
De ténèbres, d’horreur, de délire, ô Patrie
Douloureuse, qu’on aime avec idolâtrie,
Mère sainte, qui fus rachetée à prix d’or,
Mère aux grandes douleurs, dont le flanc saigne encore,
Et qui, pour redresser ton front qu’on humilie,
N’attendais qu’un éclair de sublime folie.
Grâce pour eux, au nom de notre adversité ;
Grâce au nom des combats livrés sous la cité
Au fond des sombres nuits d’hiver du premier siège !
Grâce au nom des héros expirés sur la neige,
Loin des cœurs qu’ils aimaient, par un ciel bas et noir !
Au nom du sacrifice, au nom du désespoir,
Grâce ! Un vertige avait enveloppé les âmes.
Grâce surtout au nom des mères et des femmes
Qui, devant le foyer sans feu, pleurent l’absent ;
Et grâce, grâce au nom de l’enfant innocent,
Dont il faut réserver tous les trésors de haine
Pour ceux qui nous ont pris l’Alsace et la Lorraine !

Les lecteurs assidus de la revue ont reçu le 7 septembre les clefs pour comprendre le contraste implicite entre les morts de la guerre francoprussienne et les morts communards dans le poème Les Corbeaux paru le 14 septembre, « chose patriotique, mais patriotique bien » selon Verlaine, car elle débordait le deuil officiel étriqué de la nation par l’expression du deuil communard. Le piétinement d’Emile Blémont « Patrie / Douloureuse » et « Mère aux grandes douleurs » semble bel et bien témoigner d’une lecture toute récente de Paris se repeuple, poème où se rencontre notamment la mention « cité douloureuse ». On appréciera le vers suivant dont je marque cette fois la césure :

Tout renaît. Seuls, sur les + pontons, au fond des forts, / […]

Il n’est pas exagéré de parler d’hommage discrètement rendu à Rimbaud. Le verbe « renaît » fait allusion au nom de la revue et le nom « pontons » en rejet à la césure renvoie clairement au mot final du Bateau ivre. Sa portée communarde ne faisait décidément pas mystère parmi les cercles de poètes parisiens fréquentés par Rimbaud.
Avant le 7 juillet 1872, Verlaine a publié deux poèmes dans La Renaissance littéraire et artistique, deux futures Ariettes oubliées des Romances sans paroles. Verlaine a publié la première sous le titre Romance sans parole dans le quatrième numéro, celui du 18 mai 1872. Une nouvelle ariette a vu le jour le 29 juin dans le dixième numéro. On peut penser que Rimbaud a envoyé un poème à des fins de publication à peu près en même temps que Verlaine une première ariette. Notons deux éléments troublants. L’ariette publiée le 29 juin est probablement de composition toute récente, car elle évoque l’affaiblissement du sentiment amoureux pour Mathilde, une semaine avant la fuite de Rimbaud et Verlaine en Belgique (« Le piano que baise une main frêle… »). Quant à la première ariette (« C’est l’extase langoureuse,… »), elle est précédée d’une épigraphe de deux vers de Favart. De manière discrète et intime, Verlaine dédie ainsi ce poème d’amour à son ami Rimbaud. Il est alors frappant de constater une nouvelle convergence avec l’actualité de la vie du poète, puisque Verlaine n’avait pris connaissance que récemment du texte de Favart dont ces deux vers sont extraits. Une lettre de Verlaine à Rimbaud datée du 2 avril l’atteste :

C’est charmant, l’Ariette oubliée, paroles et musique ! Je me la suis fait déchiffrer et chanter ! Merci de ce délicat envoi !

Or, deux autres lettres de Verlaine à Rimbaud nous sont parvenues de cette époque d’éloignement temporaire de mars-avril 1872. Une de ces lettres évoque des retrouvailles pour le « samedi [4 mai], vers 7 heures », et « accuse réception du crédit sollicité ». L’autre, un peu antérieure et plus brève, sollicite un peu plus de patience de la part de Rimbaud, mais parle surtout de poésie, en établissant une frontière entre des « vers anciens » et des « prières nouvelles » : « Et m’envoyer tes vers anciens et tes prières nouvelles ». Plus haut dans la lettre, Verlaine a déjà sollicité un envoi de ces « prières nouvelles » en les associant paradoxalement à l’idée de vers « mauvais » : « Mais m’envoyer tes vers ‘mauvais’ ( !!!!) tes prières ( !!!) […] ». Rimbaud a défini une nouvelle esthétique qui conjoint la prière à une pratique sournoise de la versification et Verlaine est visiblement pressé d’en savoir plus et d’apprécier un exemple de cette nouvelle poésie. On comprend aisément l’opposition entre les « vers anciens » à la métrique impeccable et les vers « mauvais » des « prières nouvelles » qui suggèrent à tout le moins l’esthétique des nombreux poèmes qui nous sont ensuite parvenus datés du mois de mai. Il est clair que Rimbaud a renoncé à la versification traditionnelle, d’où le choix de l’adjectif « anciens ». Les prières correspondent effectivement à certaines adresses particulières au « Seigneur » des poèmes « seconde manière » et à certains choix de tournures à l’impératif. Certains rimbaldiens, comme Jacques Bienvenu, sont sensibles à la présence du mot « Seigneur » dans les poèmes Les Corbeaux, La Rivière de Cassis, Michel et Christine, à la présence du ciel ou de dieu dans Honte ou les versions connues de Larme. Bonne pensée du matin, Comédie de la soif, Jeune ménage et les Fêtes de la patience sont encore des prières. « Est-elle almée ?... » et Juillet (« Plates-bandes d’amaranthes… ») supposent le recueillement et l’emploi de tournures à l’impératif assimilent encore Fêtes de la faim et « Entends comme brame… » à la prière. Sans que ce ne soit absolu, seuls les deux poèmes en alexandrins chahutés semblent pouvoir résister quelque peu à l’appellation de prière ou recueillement. Or, le poème Les Corbeaux s’inscrit encore dans une pratique régulière de la versification. On peut penser que l’idée de poèmes prières a précédé l’idée de vers « mauvais ». La lettre de Verlaine qui presse à deux reprises Rimbaud de lui envoyer ces « prières nouvelles » ou « vers ‘mauvais’ », commence par un remerciement pour un envoi, et il est précisément question du mot « prière » placé entre guillemets et en italique, comme une citation : « Merci pour ta lettre et hosannah pour ta ‘prière’. » Blémont ayant anticipé la publication des Corbeaux par un poème intitulé Grâce !, il est tentant de penser qu’il pourrait s’agir de l’envoi du poème Les Corbeaux comme prière. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle a le mérite d’être plausible et de soutenir une datation plus que jamais vraisemblable pour cette composition.
Le sujet est important. Il apparaît de plus en plus clairement que Rimbaud a abandonné sans retour la versification régulière autour du mois d’avril 1872. Nous savons que de mai à août des poèmes en vers peu académiques ont été composés qui jouaient sur le registre varié des fautes de versification. Selon nous, d’autres éléments que nous révèlerons prochainement et qui concernent parfois La Renaissance littéraire et artistique ou Emile Blémont remettent en cause le consensus actuel sur la datation des poèmes en prose des Illuminations. La critique a éparpillé dans le temps la composition des Corbeaux et de six poèmes non datés de l’ensemble dit des « Derniers vers », en consolidant ainsi l’impression que les poèmes en prose étaient pour la plupart postérieurs à l’écriture du livre Une saison en enfer. Nous allons nous opposer à cette thèse.


[1] Nous ne partageons pas l’avis courant selon lequel Verlaine aurait utilisé le manuscrit d’Emile Blémont. Nous avons perdu la trace de l’ensemble des manuscrits de Rimbaud utilisés par Verlaine dans Les Poètes maudits, dans l’article Pauvre Lélian, à quoi ajouter d’autres disparitions de manuscrits Les Premières communions, Paris se repeuple dans une version « inconnue » de 60 vers, Poison perdu qui est alors supposé être de Rimbaud, Dévotion, Démocratie. Après l’édition originale de 1883, une coquille « bombillent » pour « bombinent » apparaît en 1884 dans Voyelles et elle ne sera jamais corrigée par Verlaine. L’hypothèse la plus vraisemblable veut que nos manuscrits aient disparu en 1886, au moment d’une publication dans la revue La Vogue dont les rimbaldiens ont sous-estimé la nature exhaustive initiale (déjà Premières communions et Pauvre Lélian à côté des  Illuminations et Une saison en enfer). La publication de deux versions de Paris se repeuple nous remettra-t-elle sur la bonne voie ?