dimanche 14 novembre 2010

Rimbaud invisible sur deux photos, par David Ducoffre*

*David Ducoffre est l'un des meilleurs connaisseurs de Rimbaud. Son dernier article paru en revue est : Belmontet, cible zutique, "Histoires littéraires", Janvier-Février-Mars 2010, N°41. Ouvrage paru sous la direction de Jean-Jacques Lefrère et Michel Pierssens.


Revenons sur deux photographies de lieux rimbaldiens : une de l’Hôtel de l’Univers, une de l’institut Rossat.Depuis plusieurs mois, il est question d’une photographie que ses inventeurs ont baptisée quelque peu improprement Coin de table à Aden, par référence au Coin de table de Fantin-Latour. Cette photographie nous montre la terrasse de l’Hôtel de l’Univers dans le port d’Aden, lieu nommé Steamer Point par les anglais. Sept personnes sont réunies et posent pour une postérité dont elles n’ont pas soupçonné la dimension à venir. Une seule personne a été identifiée : il s’agit de l’explorateur Lucereau, ce qui permet de préciser que cette photographie a été prise en 1879 ou 1880. Plusieurs autres identifications ont été proposées pour les autres personnages, mais jamais cette fois de manière décisive. La révélation d’une photographie de Jules Suel fumant le cigare dans ce même hôtel permet néanmoins de considérer comme hautement probable une autre identification. Bien que le document représentant Jules Suel ne soit pas très net et pose le problème de la miniaturisation des traits, un certain nombre de convergences frappantes s’établit avec l’homme d’âge mûr dans son habit à carreaux du Coin de table à Aden : mêmes cheveux poivre et sel, même couplage d’un bide proéminent à de longues jambes sèches, similaire position incommode d’un corps qui pourtant veut donner une impression d’aise, à quoi ajouter la triple coïncidence de l'hôtel de la chaise et de la consommation d’un cigare qui entre dans le domaine de la ressemblance stricte entre les deux détails photographiques.
Dans la foulée, on peut revenir sur le problème d’identification du seul personnage féminin de cette photographie. Les promoteurs du document du Coin de table à Aden prétendent qu’il s’agit de l’épouse de Bidault de Glatigné. Ils considèrent également que cette jeune épouse est alors enceinte de plusieurs mois, puisqu’ils partent du principe que la photographie date du mois d’août 1880, de manière à impliquer la présence de Rimbaud. Or, si la photographie qui nous est proposée de l’épouse de Bidault de Glatigné a bien un air de ressemblance avec la personne à identifier, les dimensions des oreilles ne concordent pas. Madame Bidault a une petite oreille et l’inconnue en possède une très grande. La disproportion est patente. Par ailleurs, c’est une pétition de principe que de prétendre que l’inconnue est enceinte. La photographie ne permet de trancher ni dans un sens, ni dans l’autre. Enfin, dans la mesure où l’épouse de Bidault de Glatigné n’a que 19 ans, voire à peine 18 ans en 1879-1880, sa présence est à exclure pour la simple et bonne raison qu’il ne faut pas être expert en photographies anciennes pour voir que la femme du Coin de table à Aden est une dame d’âge mûr ayant à tout le moins la quarantaine. C’est le physique d’une femme qui a bien vécu et on ne peut pas prétendre que, même au dix-neuvième siècle, une femme enceinte de dix-neuf ans présente un tel aspect de vieillissement, d’autant que l’éclairage pâle des visages sur la photographie nous cache sans doute bien des rides. Madame Bidault de Glatigné aurait-elle accepté d’être photographiée enceinte dans une position aussi désavantageuse, sans once de coquetterie féminine typique d’une personne de dix-neuf ans ? Pas même de bijoux ! Qui plus est, une superstition très répandue voulait qu’on ne prenne jamais de photographie d’une femme en pleine grossesse. Les photographies de femmes enceintes au dix-neuvième siècle sont la rareté même, nous semble-t-il. En résumé, ce n’est pas l’épouse de Bidault de Glatigné qui figure à cette table et il est bien plus plausible que la ressemblance s’explique par la présence de la mère elle-même, comme l’a proposé Jacques Bienvenu.
Que la mère ait la quarantaine ou plutôt 52-53 ans en 1879-1880, - et des vérifications sont en cours à ce sujet, puisque nous avions cru comprendre que les documents la concernant avaient été jusqu’ici présentés sous toute réserve, - sa présence paraît bien plus plausible sur cette photographie. La mère de madame Bidault de Glatigné était la gérante de l’Hôtel de l’Univers. Il est clair que sa présence sur cette photographie, à proximité du probable Jules Suel, tend à s’imposer à l’esprit. Et si cette inconnue ressemble à madame Bidault de Glatigné, la fille donc de la gérante de l’Hôtel de l’Univers, voilà qui rend résolument engageants les progrès accomplis par les divers chercheurs afin d’identifier le seul personnage féminin du groupe. En revanche, voilà qui rend assez comiques les observations sur le regard du personnage âgé à l’air égyptien qui se tient debout avec Lucereau : ce serait Bidault de Glatigné portant un regard tendre sur sa jeune épouse. Cette identification est-elle un tant soit peu crédible ? Un seul personnage sur cette photographie ressemble quelque peu à Bidault de Glatigné. Ce personnage, c’est le petit moustachu coincé entre le probable Jules Suel et la plausible gérante. On sait que l’allure stupide de son regard a retenu l’attention et il serait intensément comique que ce moustachu qui passe pour être Rimbaud, sans qu’un seul élément tangible de ressemblance n’ait jamais été avancé, soit finalement Bidault de Glatigné. En tout cas, selon nous, il faut simplement considérer que ce moustachu et l’homme d’allure égyptienne sont de parfaits inconnus en l’état actuel de nos connaissances, tout comme les deux barbus assis qui se situent à gauche sur la photographie.
A présent, si on veut passer outre à la question délicate de la ressemblance physique et affirmer que le moustachu c’est Rimbaud, voilà que se dresse un problème de contexte de taille. Pour réunir Lucereau et Rimbaud sur une même photographie, tout cela ne peut se fonder que sur une poignée de jours du mois d’août 1880. Or, quelle est l’existence de Rimbaud à ce moment-là ? Il a quitté précipitamment l’île de Chypre où il avait un travail. Il a erré en cherchant un nouvel emploi sur la Mer Rouge et a pris plusieurs fois le bateau. Ne se présentant pas nécessairement dans l’ordre, quatre de ses escales sont connues grâce à une lettre à sa mère datée du 17 août 1880 : Djeddah (Arabie), Souakim (Egypte / Soudan), Massaouah (Erythrée) et Hodeidah (Yémen). Selon le témoignage d’Alfred Bardey, plus fiables que ceux probablement de seconde main d’Isabelle Rimbaud et de Paterne Berrichon, Rimbaud est arrivé malade à Hodeidah, il a été soigné par un certain Trébuchet, employé de la maison Morand et Fabre, qui l’a envoyé à Aden avec une lettre de recommandation. Le témoignage de Bardey est d’ailleurs contradictoire avec celui de Rimbaud qui se contente d’indiquer à sa mère qu’il a été malade à son arrivée à Aden. Or, dans la mesure où le départ de Chypre semble d’une certaine gravité, il serait abusif de considérer le témoignage de Rimbaud à sa mère comme plus fiable que celui de Bardey qui évoque avec précision un nom, en sus d’une lettre de recommandation qui existe peut-être encore.
Dans tous les cas, Rimbaud a été engagé par Dubar pour la nouvelle maison Bardey. Alfred Bardey et le premier employé Pinchart (ou Pinchard) était en route pour Harar. Par conséquent, l’arrivée de Rimbaud était une aubaine pour Dubar. Il n’est pas possible qu’il ait fait attendre la personne recommandée. Il est tout de même naturel de penser qu’il ne s’est guère écoulé du temps entre l’arrivée de l’ancien poète et son embauche. Rimbaud ne pouvait pas se tourner les pouces et Alfred Bardey a témoigné d’une convalescence à Hodeidah, pas à Aden-camp ou Steamer Point. Enfin, après deux jours de travail à six francs la journée, Rimbaud déclare à sa mère qu’il n’a que sept francs en poche. Il faut donc comprendre que, de Chypre à Aden, Rimbaud a vécu et voyagé grâce à la débrouille et sans doute en acceptant les servitudes. Il n’avait pas d’argent de côté pour payer l’hôtel et ses sept francs sont ce qu’il lui reste de deux premières journées de travail pour la naissante ( !) factorerie Bardey, maison qui ne pouvait tout de même pas non plus faire crédit. Il n’a donc pas pu loger à l’Hôtel de l’Univers qui se situe à quatre kilomètres de son lieu de travail. Et il n’avait certainement pas intérêt à s’offrir une consommation dans cet hôtel. Non, Rimbaud n’a pas dégusté, « sous les vérandhas de l’Hôtel Suel », de « cette glace pilée, mélangée de Xérès, d’alcool, de citron et de cannelle, qui constitue le Sherry gobler et qui est la boisson préférée de l’Européen dans toute la zone torride » selon les dires d’Edmond Courtois dans ses souvenirs de voyage au Tonkin parus en 1890. Notre poète, qui n’a jamais été bourgeois, y compris dans sa vie africaine, fut voué à un comportement économe à sa descente de bateau. Il avait déjà quitté au moins quatre ports différents. A partir de là, on l’imagine chercher un logement gracieux d’entraide, et pas l’hôtel. C’est à Aden-camp qu’il faut chercher le lieu de résidence de Rimbaud le 17 août 1880, et nulle part ailleurs. Dans un tel cas de figure, il est donc normal qu’une rencontre entre lui et Lucereau n’ait jamais été évoquée par Bardey ou par un quelconque témoin. Finalement, si beaucoup de gens considèrent que ce moustachu ressemble assez peu au visage de Rimbaud à dix-sept ans sur les deux portraits Carjat, ce n’est sans doute pas parce qu’on connaissait assez mal les traits du Rimbaud adulte, mais tout simplement parce que nous sommes en face d’un quidam qui n’a rien à voir avec la poésie.
Il est d’ailleurs une autre photographie mythique dans l’iconographie rimbaldienne. Dans Face à Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère a présenté les documents iconographiques rimbaldiens et notamment les huit photos qui sont généralement admises comme authentiques. Or, il présente une photographie de classe à l’institut Rossat dans la série des huit photographies dont on devrait pouvoir être sûrs qu’elles représentent Rimbaud. Cette photographie à l’institut Rossat est une révélation tardive qui nous vient du collectionneur Matarasso, dont il faut rappeler à tout le moins qu’il s’était fait l’acquéreur d’une carte postale de Rimbaud à Delahaye dont on sait aujourd’hui qu’elle est fausse. Or, qui nous dira la provenance de la photographie de classe ? Celle-ci n’est pas précisée dans l’Album Rimbaud de la Pléiade, bien qu’il fût concocté par Pierre Petitfils et Henri Matarasso eux-mêmes. Dans Face à Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère n’a pas pu combler cette lacune. Mais ce qui nous étonne, c’est qu’il présente cette photographie comme authentique dans le dispositif des chapitres de son livre, puisque les documents suspects ont été reportés dans un chapitre à part, tandis que son discours, en partie repris de sa biographie de 2001, est formulé au conditionnel : « Plusieurs générations successives de Rimbaldiens ont reconnu les deux frères Rimbaud sur une photographie de groupe de l’institution Rossat, que l’on date généralement, de manière un peu arbitraire, de 1864. […] Arthur et Frédéric seraient respectivement le troisième et le quatrième à partir de la gauche. » Il précise encore que le « verso de cette photographie de très petit format (5,6 x 9 cm) ne porte aucune indication, pas même celle du photographe. »
Le temps est donc venu de conclure en ce qui concerne les certitudes sur la présence ou non de Rimbaud sur la photographie de groupe à l’institut Rossat et sur celle de la terrasse de l’Hôtel de l’Univers. Qu’il nous suffise de renvoyer ces deux icônes au chapitre 6 de Face à Rimbaud « Où le lecteur trouvera des « portraits de Rimbaud » à l’authenticité certaine, ou douteuse, ou fantaisiste, ou nulle, selon le point de vue de l’amateur, du détenteur du document ou de l’exégète du poète ». Ne serait-ce pas le seul classement indiscutable pour ces deux documents
?

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