lundi 7 novembre 2011

Rimbaud à Aden : une énigme résolue, par Jacques Bienvenu

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         Vraiment je tire mon chapeau à Jean-Jacques Lefrère ! Voici qu’un deuxième tome de Sur Arthur Rimbaud, Correspondance posthume vient déjà de paraître après le lancement tonitruant du premier tome, l’an dernier, avec en couverture la photo que l’on sait. Je crois que seul Jean-Jacques Lefrère était capable de réaliser ce tour de force de publier (presque) tous les documents, articles et lettres sur Rimbaud parus au fil des ans et ceci jusqu’en 1935 ; car on nous annonce trois tomes à venir ! Même le professeur Étiemble dans ses rêves les plus fous n’aurait pu imaginer une pareille entreprise. Il s’est contenté, à son époque, d’une tentative de  bibliographie exhaustive, sobrement mais vigoureusement commentée et d’en faire une thèse fameuse. La publication de Jean-Jacques Lefrère est tout simplement prodigieuse et semble unique dans la littérature, comme l’a souligné récemment une presse bien informée. Je ne sais si le grand public se précipitera sur ce livre. En tout cas, j’ai couru l’acheter dès sa parution et je n’en suis pas déçu. Certes, il me faudrait un peu de temps pour en faire une complète recension. Le biographe de Rimbaud a reproduit nombre de documents que l’on trouve sur internet, mais l’intérêt du livre, selon moi, réside surtout dans les publications d’articles ou de lettres peu accessibles. Ainsi Jean-Jacques Lefrère a-t-il publié tout simplement, provenant d’une collection particulière, le fac-similé inconnu d’une lettre de Rimbaud ! Et pas de n’importe quelle lettre ! L’une des plus connues de la période où le poète partageait principalement son temps entre  Aden et Harar. De plus, cette lettre comporte une énigme tout à fait passionnante. Il convient de la citer, elle n’est pas très longue :
                                                                              
                                                                                          Aden 25 mai 1881
                                                                                           Chers amis –
                                                                                       Chère maman
       Je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas, je ne tiens pas du tout à la vie, et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue. Mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
      Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois je pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies, mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages-ci. Car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
      Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
                                                                    Tout à vous
                                                                                    Rimbaud

        La première édition de cette lettre a été réalisée en 1899 par Paterne Berrichon. À la place d’Aden, il avait écrit Harar. Les critiques rimbaldiens ont appris en 1953 d’Henri Guillemin qu’en réalité Rimbaud avait bien écrit Aden et non Harar  car Guillemin avait pu consulter l’autographe que Berrichon avait offert à Paul Claudel. Antoine Adam dans la Pléiade de 1972 soulève de très  bonnes questions concernant cette lettre. Il convient de le citer intégralement :

« Cette lettre présente une difficulté qui, faute de pouvoir examiner l’autographe, demeure insurmontable. Henri Guillemin (« Connaissance de Rimbaud », dans le Mercure de France, 1er juin 1953) nous apprend qu’il a vu cet autographe, lequel appartenait à Paul Claudel, et il affirme formellement que l’autographe porte Aden et non Harar. Mais il n’est pas moins certain que le 25 mai 1881, Rimbaud est à Harar, et non pas à Aden. »

Il ajoute aussi en note :

« Henri Guillemin nous apprend que l’autographe, auquel nous n’avons pas eu accès, porte clairement : 5000 francs et non 3000 francs d’économies, comme les précédents éditeurs de la Pléiade l’avaient imprimé. On observera qu’il est absolument impossible que Rimbaud ait possédé 5000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possèdera trois mille (lettre du 22 juillet, infra). »

       Certains éditeurs de correspondance n’hésitent pas à considérer que Rimbaud s’est trompé en écrivant Aden. Ce serait un lapsus selon Alain Borer, et Louis Forestier donne aussi Harar à la place d’Aden dans le texte de la lettre qu’il édite. Or, Jean-Jacques Lefrère après consultation du fac-similé écrit en tête de la lettre qu’il transcrit : « Harar, mercredi 25 mai 1881 ». En somme, on revient à la case départ ! La publication du fac-similé  de la lettre  nous ramène pratiquement à l’édition de Berrichon. Simplement, Jean-Jacques Lefrère donne bien Aden dans la transcription de la lettre mais  admet que Rimbaud s’est trompé et a commis un lapsus.

     Observons d’abord que le fac-similé confirme la remarque d’Henri Guillemin : c’est bien Aden qui est écrit. Mais il y a une preuve qui interdit de penser que c’est un lapsus de Rimbaud. En effet : Rimbaud répond à sa mère le 25 mai qu’il a reçu sa lettre du 5 mai. J’en déduis que la lettre a mis 20 jours pour venir (ma profession de mathématicien m’aide beaucoup, je le reconnais). Mais 20 jours excluent complètement Harar car le courrier pour y parvenir de Charleville prenait plus d’un mois. D’ailleurs, plusieurs lettres de Rimbaud d’Aden attestent cette durée approximative de 20 jours pour le courrier de Charleville à Aden.  Il est donc incontestable que la lettre a été écrite à Aden. Et voilà à nouveau le problème reposé !

Examinons-le :

       On peut d’abord penser que  Rimbaud aurait fait un voyage éclair Harar-Aden-Harar sans en avoir rien dit. Un tel voyage s’est d’ailleurs produit en 1888 à cheval et le poète précise même la durée du trajet : 6 jours de cheval à l’aller, 5 de cheval au retour, 8 de séjour à Harar et une dizaine de jours dans les boutres et les vapeurs. On voit donc qu’en un mois ce voyage a été effectué. Or la lettre du 25 mai se situe entre deux lettres du 4 mai et du 10 juin. L’espace entre ces deux lettres permettrait donc  en théorie le voyage. Ce n’est donc pas une hypothèse qui s’évacue aussi facilement qu’on le croit. Certes, on pourrait objecter que selon Bardey, Rimbaud serait allé à Boubassa de fin mai au 10 juin. Mais on sait depuis longtemps que la chronologie de Bardey est douteuse dans ses souvenirs. D’ailleurs, ce voyage à Boubassa a toutes les chances d’avoir été réalisé plus tard. Ainsi en juillet, Rimbaud annonce qu’il part pour un pays inexploré par les Européens pour lequel il serait seul responsable et qui semble assez bien correspondre à ce voyage à Boubassa. Néanmoins, je suis d’accord avec Antoine Adam et Jean-Jacques Lefrère pour penser que Rimbaud ne peut être à Aden en mai 1881. En effet : le 25 mai, il serait  à Aden et le 10 juin il écrirait d’Harar : « Je viens d’une campagne au dehors ».Même si cette expédition ne correspond pas à celle de Boubassa, comme je le pense, il faut reconnaître qu’entre le 25 mai et le 10 juin il n’y a au plus que 15 jours pour un retour d’Aden à Harar auquel il faut ajouter une expédition. Cela semble très improbable d’autant plus que Rimbaud ne dit pas un mot de cet éventuel voyage Aden-Harar-Aden, dans les lettres du 25 mai et du 10 juin.

      De plus, il y a le problème des économies de 5000 francs qu’il annonce pour dans trois mois. Or, connaissant le salaire de Rimbaud à cette époque, Antoine Adam a parfaitement raison de dire qu’il est impossible qu’il possède cette somme, même si on observe qu’il l’annonce pour les trois mois qui suivent. Jean-Jacques Lefrère l’a bien noté dans sa première édition de la correspondance de Rimbaud. Il avait écrit:
« En l’absence du manuscrit consultable ou de fac-similé, il est impossible d’établir s’il s’agit là du chiffre écrit par Rimbaud. L’édition Berrichon fait état de 3000 francs, mais Guillemin spécifiait que Rimbaud avait bien écrit 5000 (chiffre également donné par Isabelle Rimbaud dans sa copie). Le hic, c’est qu’il est impossible que Rimbaud ait pu disposer d’une telle somme à cette époque. »
      J’observe que Jean-Jacques Lefrère charge ce pauvre Berrichon d’une erreur qu’il n’a pas commise pour une fois. Berrichon a bien écrit 5000 francs. C’est la seconde édition de la Pléiade qui se trompe en écrivant 3000 francs. Après sa découverte du fac-similé, Jean-Jacques Lefrère, obligé d’admettre que c’est bien 5000 francs qui est écrit, élude à présent cette difficulté dans son dernier volume.

     J’étais plongé dans ces réflexions après avoir lu le fac-similé publié par le biographe de Rimbaud et j’ai alors pensé que cette lettre serait idéalement placée en mai 1882. Ainsi, toutes les objections tomberaient. Il était bien à Aden à cette époque et il pourrait très bien avoir 5000 francs d’économie en août 1882 (trois mois après le mois de mai). Néanmoins, il faudrait supposer que le lapsus de Rimbaud ne porterait pas sur Aden et Harar, mais sur 1881 au lieu de 1882. Lapsus pour lapsus, il faut reconnaître que le second est bien plus logique. Certes, Il est vrai qu’au mois de janvier 1882 on peut encore écrire « janvier 1881 », mais au mois de mai c’est déjà plus curieux. Cependant, ma conviction était que Rimbaud avait écrit « mai 1881 » au lieu de « mai 1882 ».

       Cette conviction est devenue une certitude depuis que j’ai consulté l’original de la lettre à la Bibliothèque nationale et surtout l’enveloppe. Cet original, contrairement au fac-similé de Jean-Jacques Lefrère, porte l’estampille rouge de la BNF. Sachant que la lettre avait appartenu à l’auteur du Soulier de satin, il m’a paru naturel de la chercher dans le fonds Paul Claudel, où je l’ai trouvée grâce à l’amabilité extrême et à la compétence des conservatrices de la Bibliothèque Richelieu. J’ai surtout pu consulter l’enveloppe de la lettre, que Jean-Jacques Lefrère n’a pas publiée. Or c’est un document capital. Henri Guillemin l’avait décrit comme une longue enveloppe bleue. En effet, l’enveloppe est bleue, mais surtout elle mentionne, par le tampon de la poste, qu’elle est arrivée à Roche le 19 juin 1882[1], ce qui correspond bien à un envoi du 25 mai 1882 et non 1881. Berrichon, qui ne s’est peut-être pas  aperçu du problème de la contradiction entre le tampon de la poste et de la date mentionnée par Rimbaud sur la lettre, a écrit sur l’enveloppe, de son écriture reconnaissable : « 25 mai 1881 ». On comprend qu’il ait mis Harar dans son édition de 1899, pensant que Rimbaud n’était pas à Aden en 1881, et n’hésitant pas comme à son habitude à modifier le texte de Rimbaud. Il faut donc replacer cette lettre dans la correspondance du poète à sa place, entre celle du 10 mai 1882 et celle du 10 juillet 1882. On observe alors que Vitalie et Isabelle Rimbaud ont répondu toutes les deux immédiatement en deux lettres séparées  à leur fils et à leur frère, jugeant non sans raison que cette lettre était celle d’un désespéré qui de surcroît leur expliquait qu’il ne croyait pas à une vie au-delà de la mort ! Ce qui devait être terrible pour des dames aussi dévotes. Rimbaud écrivit en effet le 10 juillet : j’ai reçu vos lettres du 19 juin. Il ajoutait : « j’espère bien aussi voir arriver mon repos avant ma mort ». Ce qui correspond bien à la lettre du 25 mai, mais il précisait aussi pour rassurer un peu les deux femmes : « si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter. »

        Il est incontestable que Jean-Jacques Lefrère est un bon documentaliste. C’est grâce à lui que j’ai pris conscience de ce problème de datation concernant la lettre du 25 mai 1882 lorsque j’ai vu le fac-similé dans son ouvrage. Il incite les chercheurs à compléter des informations concernant les documents de sa compilation. Néanmoins, sur la correspondance de Rimbaud qu’il a éditée, je crois qu’on peut être raisonnablement critique. Lorsque Jean-Jacques Lefrère dispose du manuscrit d’une lettre qu’il publie dans son livre, on le voit dans le même temps retranscrire le texte inexact de la Pléiade de 1972 (cf : « Une étrange lettre »). Lorsqu’il ne possède pas le manuscrit d’une lettre, affirmant qu’il ne se trouve pas là où je l’ai trouvé, il modifie des mots et il ajoute à la fin de la lettre une adresse que Rimbaud n’a pas écrite (cf : « L’édition de la lettre de Gênes »). Dans le cas présent, il fournit un fac-similé dont il ne tire comme conclusion qu’un retour navrant à l’édition de Berrichon de 1899. À cela s’ajoutent des erreurs de dates assez curieuses (cf : « La Chasse spirituelle dans les éditions de la correspondance de Verlaine et de Rimbaud »). Mais, l’essentiel est que la critique rimbaldienne progresse. Les publications de M. Lefrère y contribuent à leur manière.







[1] L'enveloppe comporte au dos deux tampons de la poste pour Attigny. Un premier où on lit clairement 13 juin 1882 et un second qui est moins lisible mais où on peut lire la date du 19 juin.

1 commentaire:

  1. Remarquable démonstration ! Il est étonnant que personne, avant Jacques Bienvenu, n'ait eu l'idée d'aller voir l'enveloppe à la BN. Le cachet de la poste faisant foi...

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