mardi 23 décembre 2014

La disparition et la réapparition, par Jacques Bienvenu

Source : Gallica



Dans La France moderne du 19 février 1891 était annoncé un scoop : on avait retrouvé Rimbaud qui commençait à devenir une légende. Le texte de ce scoop est parfois mal retranscrit ou n'est pas mentionné (voir l'annexe à la fin de l'article) . Voici ce texte :

Cette fois-ci, nous le tenons !
Nous savons où se trouve Arthur Rimbaud, le véritable Arthur Rimbaud, le grand Arthur Rimbaud, le Rimbaud des Illuminations !
Ceci n'est pas une fumisterie décadente. Nous affirmons que nous connaissons le gîte du fameux disparu.
Qui veut accepter un pari ?
Petites revues et grands journaux, qu'on se le dise...Nous ne le dirons pas.

Or sur la même page, la revue phocéenne annonçait la disparition d'un autre poète : Germain Nouveau : « Ce poète a quitté la scène mondaine. Où est-il ? Nul ne le sait ! » On y citait un article de Camille de Sainte-Croix reprochant à Verlaine d'avoir oublié son « frère de lettres » et « compagnon d'armes ». Comme pour prouver la filiation littéraire entre Nouveau et Verlaine La France moderne donnait à lire un sonnet du poète provençal intitulé : Un peu de musique. Ce sonnet était composé en vers de sept syllabes à rimes féminines comme Mandoline un poème des Fêtes galantes. Nouveau parodiait visiblement Verlaine. 




Le sonnet de Nouveau avait été publié pour la première fois dans le numéro 16 du 24 mai 1873 de La Renaissance littéraire et artistique que Verlaine avait lu à Londres. Un peu de musique a peut-être incité Verlaine à composer son Art poétique écrit au plus tard en 1874 : « De la musique avant toute chose / Pour cela préfère l'impair / Plus vague et plus soluble dans l'air ». On sait que Verlaine ne connaissait pas encore l'auteur des Valentines à cette époque.


Laurent de Gavoty, seul poète qui ait, semble t-il, cherché à joindre Rimbaud de son vivant1 à Aden, le 17 juillet 1890, lui demandait de collaborer à la revue comme chef de l'école décadente et symboliste ! La France moderne avait déjà signalé discrètement qu'il connaissait la retraite de Rimbaud, le 24 juillet 1890. Cette information ne pouvait pas émaner dune réponse de l'auteur des Illuminations : le délai d'une semaine étant trop court pour le courrier de l'époque. Il est plaisant d'observer que sur la même page de la revue, Laurent de Gavoty publiait un article intitulé : Excentriques disparus (voir notre image en tête de l'article), dans lequel il disait ne pas apprécier à titre personnel les décadents et les symbolistes ! Dès 1890, Rimbaud commençait à être connu dans les milieux littéraires. Le sonnet Voyelles avait été imprimé par un très grand nombre de revues. Maupassant le cite dans La Vie errante, publiée en 1890, en précisant : « le célèbre sonnet d'Arthur Rimbaud ». La Plume offrait au public, le 15 mai 1890, un long article de Pierre l'Ardennais (alias Rodolphe Darzens), transmis par Mallarmé et consacré à Rimbaud. Le 15 septembre 1890, la même revue réalisait un numéro exceptionnel consacré aux décadents et divulguait un poème inédit de Rimbaud Paris se repeuple. On ignorait alors ce que le poète était devenu. Des légendes couraient sur lui. Dès lors, en février 1891, la réapparition de Rimbaud pouvait en effet être considéré comme un scoop. Nouveau, lui, devra attendre de longues années avant de faire à son tour sa réapparition.

On voit qu'une disparition peut être suivi d'une réapparition. Ceci est instructif. Petites revues et grands journaux, qu'on se le dise...Nous le dirons.


Annexe :

L'annonce de la réapparition de Rimbaud dans La France moderne a été transcrite au fil du temps par les critiques et les rimbaldiens. Elle fut signalée pour la première fois dans le numéro spécial du centenaire du Bateau ivre en septembre 1954. La retranscription était légèrement fautive. Il était écrit « le grand Rimbaud, le véritable Rimbaud » au lieu de l'inverse. Il manquait aussi le mot « -ci » et les points de suspensions à la fin. En 1968 Etiemble retranscrit une version encore plus fautive. (n°126, Génèse du Mythe). Il reproduit les erreurs du Bateau ivre et en ajoute une : «  le véritable Rimbaud » au lieu de «  le grand Rimbaud ». Il donne de plus une mauvaise référence : Bulletin des amis de Rimbaud de 1950 au lieu de 1954 (voir notre article sur les erreurs d'Etiemble). La « Pléiade » de 1972 revient à la transcription fautive de 1954. Jean-Jacques Lefrère adopte le texte de la « Pléiade » auquel il ajoute une erreur très personnelle. Il remplace le mot «  fumisterie » écrit en italique par le mot « plaisanterie » (dans la biographie et l'édition de la correspondance de Rimbaud). Enfin on peut regretter que la dernière «  Pléiade » ne mentionne pas l'annonce de La France Moderne du 19 février 1891 dans la section Vie et documents où elle aurait eu sa place. Elle n'est pas davantage signalée dans le récent Dictionnaire Rimbaud de la collection « Bouquins ».







1  Germain Nouveau écrira à Rimbaud à Aden deux ans après sa mort.

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