samedi 20 septembre 2014

« Peut-on préciser aujourd’hui la date de certaines Illuminations ? », par Jacques Bienvenu



On sait que Bouillane de Lacoste a pu prouver que les manuscrits des Illuminations datent de 1874 et qu’ils correspondent au moment où Rimbaud et Germain Nouveau se retrouvent ensemble à Paris puis à Londres au printemps de cette année 1874. L’écriture de Germain Nouveau apparaît sur certains poèmes en prose. Bouillane en avait déduit que toutes les Illuminations étaient postérieures à Une Saison en enfer. Mais, on a tout de suite objecté à cette thèse que les poèmes transcrits à cette date par Rimbaud n’étaient qu’une mise au net  et que ceux-ci pouvaient avoir été écrits bien avant. Le mystère demeure toujours sur cette question chronologique.

Les arguments graphologiques semblant épuisés, on peut tenter de mettre en œuvre des procédés récents, bien connus à présent, pour trouver des intertextes rimbaldiens parmi des millions d’ouvrages. Encore faut-il mener à bien ces recherches et posséder quelques connaissances. L’idée présente consiste à rechercher des associations de mots rares qui abondent chez Rimbaud. En général on ne les trouvera pas ailleurs. Néanmoins, on peut observer par exemple que les « fleurs arctiques » existent, contrairement à ce que dit Rimbaud, dans plusieurs ouvrages dont l’un date de 1872 (Le Tour du monde).

Dans le poème « Jeunesse I »  on trouve l’expression rarissime : « peste carbonique ». Alliance de mot typiquement rimbaldienne et qui n’a rien pour nous surprendre de sa part. On a suggéré que cet oxymore pourrait désigner le smog londonien, ce qui est possible. Les prospections dans les moteurs de recherches classiques d’internet ne donnent que l’exemple de Rimbaud pour « peste carbonique ». Seul Gallica réserve une surprise[1] que je vais exposer. On y trouve deux occurrences dans le journal  Le Temps :

D’abord dans Le Temps du 9 mars 1874 :




Puis une semaine après, le 16 mars 1874, on peut lire :



Il s’agissait évidemment d’une coquille qui a été signalée, en bas de page, assez visiblement.

Cette coïncidence mérite d’être  soulignée  pour plusieurs raisons.

La première est qu’il est attesté que Rimbaud est à Paris à cette date. Une lettre de Germain Nouveau écrite précipitamment de Londres le 26 novembre le montre. Rimbaud a donc pu matériellement lire ce journal bien diffusé à Paris. Il a pu le lire dans un café où chez des amis qu’il fréquentait encore comme Richepin ou Forain et bien sûr Germain Nouveau.

La seconde raison est que cette date correspond exactement au moment où Rimbaud va reprendre, voire composer - toute la question est là - ses poèmes en prose en compagnie de Germain Nouveau.

Peut-on alors émettre l’hypothèse  que Rimbaud a pu relever cette expression : « peste carbonique » en feuilletant le journal  et utiliser cette coquille pour son poème ? On aurait alors un indice qui permettrait de dater « Jeunesse I »  d’une date postérieure au 16 mars 1874. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une preuve, mais de montrer par quels moyens nouveaux on pourrait progresser dans la datation des Illuminations. D’autres « horribles travailleurs » trouveront peut-être mieux, souhaitons-le.

Je rappelle qu’à cette date de mars 1874 deux évènements littéraires coïncident : la publication du premier exemplaire de La Revue du Monde nouveau [2] à laquelle participe Germain Nouveau pour la livraison du premier avril et la publication du livre de Maurice Bouchor Les Chansons joyeuses dont j’ai déjà parlé. J’ajoute, pour faire un lien avec l’article précédent, que c’est aussi à cette date que Rimbaud a pu communiquer le poème Poison perdu notamment à Forain et Germain Nouveau.  







[1] Une autre occurrence existe en 1824, mais il y a peu de chance que Rimbaud y ait eu accès.
[2] Une occasion ratée pour Rimbaud de publier dans cette revue un poème en prose. Peut-être à cause du rédacteur en chef Charles Cros qui était fâché avec Rimbaud d’après Gustave Kahn. 

8 commentaires:

  1. Ce n’est pas une preuve mais c’est crédible. En revanche il n’est pas sûr que Forain soit à Paris à cette date.

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  2. Nouveau écrit dans sa lettre du 26 mars à Richepin : « Si Forain a encore du temps à dépenser avant son casernement, qu’il tâche de venir. » Donc Forain est encore à Paris à cette date. Il partira faire son service militaire au mois d’avril.

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  3. Bonjour,
    Pouvez-vous préciser la référence que vous donnez pour "fleurs arctiques"

    J-L G

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  4. "Le Tour du monde" tome 23, p.30. J'ai rajouté un lien dans l'article.

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  5. Cher Monsieur Bienvenu,

    En espérant apporter une piste à votre article :
    http://germainnouveau.wordpress.com/2014/10/20/peste-carbonique/

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  6. C'est prodigieusement intéressant. Merci beaucoup pour cette information. Il s'agit pour l'instant d'une réaction immédiate à votre message.

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  7. L'un des pseudo de GN était, sauf erreur, « duc de Mésopotamie ».Si c'est Nouveau qui a lu l'article rien ne s'oppose à ce qu'il en ai parlé à Rimbaud. Vous donnez à mon hypothèse de l'origine de l'expression « peste carbonique » un soutien que je n'avais pas prévu et je trouve cet échange entre chercheurs très positif.

    Jacques Bienvenu

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  8. Je rectifie : "Duc de la Mésopotamie" pour le pseudo de Nouveau.

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