Épreuve corrigée par Verlaine de sa chronique. DR. |
Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
On sort le pain,
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
Qu'ils sont là tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,
Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,
Si fort qu'ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d'hiver.
En 1895 Vanier venait de publier les Œuvres complètes de Rimbaud avec une préface de Verlaine. Celui-ci éprouva le besoin de donner une ultime confession sur Rimbaud un mois avant sa mort (Les Beaux arts, 1er décembre 1895). Elle présente un grand intérêt. Il nous apprend que le premier poème qu’il avait reçu de Rimbaud était Les Effarés. Delahaye qui avait copié le poème pour Rimbaud confirmait cette information. D’autre part, Verlaine a cru qu’on avait censuré le poème. Expliquons pourquoi. Vanier avait imprimé la version du Reliquaire qui n’était autre que celle que Darzens avait obtenue de Demeny. Selon Verlaine « une main pieuse », mais « lourde et bien maladroite » avait corrigé plusieurs passages à des fins « antiblasphématoires ». Il éprouva alors le besoin de redonner le bon poème selon lui (voir ci-dessus). Sa version correspond exactement à la copie de sa main qui figure dans le dossier Forain. Le texte est aussi le même dans la version en sizains donnée par Lutèce.
Il est utile de rappeler certains faits : Rimbaud avait donné en septembre 1870 Les Effarés à Demeny. Le 10 juin 1871, il demandait dans une lettre à Demeny de brûler tous les poèmes qu’il lui avait confiés. Mais chose extraordinaire, le 20 juin il envoyait Les Effarés à Jean Aicard avec des variantes. Nous connaissons la lettre contenant le manuscrit autographe de Rimbaud. Dans cet article je serai amené à considérer seulement les variantes de la lettre à Demeny avec les versions de Verlaine pour expliquer la dernière chronique.
Que voulait dire Verlaine par des corrections « antiblasphématoires » ? Où serait le blasphème dans la version qu’il donne du poème ? Il n’est pas évident de voir une dimension chrétienne dans la version Demeny. Cependant elle est beaucoup plus claire dans la seconde version. Surtout le mot « médianoche » nous le fait comprendre. C’est un terme employé dans la religion catholique qui indique que lors de la messe de Noël, après minuit on pourra cesser de faire maigre et réveillonner en bien mangeant. Le mot « Jésus » de la seconde version va dans le sens des symboles chrétiens et le pain du boulanger symbolise l’Eucharistie. Il reste à comprendre pourquoi la seconde version serait blasphématoire. Seule une analyse du poème le montre : les enfants sont « à genoux ». Ils semblent adresser une prière. Ils sont tournés vers la lumière symbole de l’esprit saint. Le pain, on l’a vu, est symbole de l’Eucharistie, mais les enfants ne sont pas invités à y participer. Ils n’auront rien et aucune espérance. Leurs prières ne seront pas entendues par le Christ. On comprend alors que le poème est anticlérical, subtilité qui n’a pas échappé à Verlaine.
Dans sa dernière chronique sur Rimbaud Verlaine se montre un très bon critique des Effarés. Ce poème est le premier qu’il a reçu de Rimbaud et le dernier qu’il commente. Il ferme la boucle d’un cycle qui lui a permis de faire connaître son œuvre. On comprend aussi que Les Effarés était son poème préféré.
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