samedi 29 janvier 2011

Delahaye inventeur de plusieurs poèmes inédits de Rimbaud ? Par David Ducoffre

Troisième partie


La compagnie des inventions de Labarrière est telle que les citations de Delahaye peuvent difficilement s’imposer comme authentiques. Or, voici deux extraits de Rimbaud sauvés du néant par les confidences écrites de son ami. Nous nous devons de reproduire ici une partie du texte de Delahaye consultable sur Gallica, dans la mesure où plusieurs erreurs de lecture continuent de courir au sujet de ce témoignage.
Dans son récit de la Revue d’Ardenne et d’Argonne, après un « témoignage » suspect et illogique prétendant raconter la participation de Rimbaud à la Commune de Paris, Delahaye évoque sommairement une histoire d’amour qui aurait mal tourné, puis, alors qu’il nous a livré les noms d’autres membres du collège, Duprez ou Desdouets, il en vient à l’histoire de la rencontre entre Rimbaud et le remplaçant d’Izambard dans la classe de Delahaye, mais en camouflant le nom Perrin du professeur sous une mystérieuse initiale « M. N. » Les précisions sont troublantes. Izambard n’aurait pas apprécié l’envoi du Cœur volé et Rimbaud, vexé, ne souhaiterait plus rien lui envoyer. Considérant son remplaçant, le professeur Perrin, comme quelqu’un « de son bord » au plan politique, Rimbaud, sans l’aborder directement, semble avoir transmis plusieurs poèmes à celui-ci. Devenu rédacteur en chef du Nord-Est, le professeur Perrin (« M. N. ») « s’était annoncé par une vigoureuse brochure politique où les partisans de Bonaparte, ceux d’Henri V et du duc d’Aumale, recevaient très joliment leur paquet. » Nous citons ici le texte original de 1908, car le remaniement (ou toilettage !) ultérieur du document a entraîné la suppression de nombreux passages intéressants.

Alors des strophes de Rimbaud vont chanter aux oreilles de M. N… La plainte des épiciers : ce journaliste évidemment nous ramène l’anarchie ; c’est un chef de brigands, préparons-nous à subir le pillage, les suprêmes horreurs…
Qu’il entre au magasin, quand la lune miroite
A nos vitrages bleus,
Qu’il empoigne à nos yeux la chicorée en boîte
……………………………………
Un peu plus loin, les « négociants » affolés l’appellent « voleur de cassonade »… et je ne me souviens pas du reste, malheureusement. Mais dans une autre pièce, l’auteur du pamphlet républicain est pris à partie de façon bien plus rude, car il se trouve, cette fois, en présence de l’ennemi qu’il menace directement dans ses intérêts, dans son influence, dans sa gloire, et ici je puis citer la presque totalité d’un morceau très amusant ; le rythme, surtout, est d’un art merveilleux. Ecoutez cet homme qui arrive, qui accourt, essoufflé, haletant de fureur…
Dans la nef irruait……. (1) : « Vous avez
Menti, sur mon fémur, vous avez menti, fauve
Apôtre !... Vous voulez faire des décavés
De nous !... Vous voudriez peler notre front chauve !... »
Puis il se redresse, majestueux :
« Mais moi, j’ai deux fémurs bistournés et gravés ! »
La colère le reprend :
« Parce que vous suintez tous les jours au collège
Sur vos collets d’habit de quoi faire un beignet,
Que vous êtes un masque à dentiste, un manège,
Un cheval épilé qui bave en un cornet,
Vous croyez effacer mes quarante ans de siège ?!...
Enfin il se raffermit, vainqueur inébranlable, en cette apostrophe superbe :
……………………………………………………..
Et quand j’apercevrai, moi, ton organe impur,
A tous tes abonnés, pitre, à tes abonnées,
Pertractant cet organe avachi dans leurs mains,
Je ferai retoucher, pour tous les lendemains,
Ce fémur travaillé depuis quarante années !

(1) Un nom de convention, représentant le Courrier des Ardennes.

Une telle littérature, bien qu’elle s’égayât aux dépens de ses adversaires, ne séduisit pas M. N… Cela, vraiment, le sortait par trop de ses habitudes. Que deux héros d’une Iliade, avant d’en venir aux mains, cherchent à s’humilier réciproquement par des paroles outrageantes ; qu’ils célèbrent tour à tour leurs propres mérites, la bonté de leurs armes, les dons que leur ont faits les dieux… très bien ! voilà du classique… Mais, pour un lettré nourri dans l’exclusive admiration du Grand Siècle, et qui volontiers citait l’opinion de Voltaire sur Boileau : « Ne dites pas de mal de Nicolas : cela porte malheur », cet abus copieux du rejet, ce mépris, tellement affiché, de la règle salutaire qui veut la césure à l’hémistiche !... Mais, quant au choix des détails comiques, cet insupposable dans la truculence !... Mais cet inattendu, cet inouï, cet exaspérant, ce stupéfiant dans le charentonisme : ces « fémurs bistournés » !... et encore « gravés » !!... Non !...
Et M. N…, ayant reçu en plus deux ou trois chefs-d’œuvre inspirés par la même esthétique, prescrivit à son concierge de refuser nettement, à l’avenir, tout ce qu’apporterait le jeune homme à longs cheveux.
– Cela dégoûte de travailler ! dit Rimbaud.

La lecture attentive de cet extrait des souvenirs de Delahaye montre qu’il est question de deux poèmes. Seul le premier porte un titre La Plainte des épiciers. Le second n’en a pas et c’est sur le modèle du premier titre qu’il a été coiffé de celui apocryphe de Plainte du vieillard monarchiste. Dans son édition des Poésies, Steve Murphy cite les deux poèmes dans l’ordre inverse et son annotation pour le poème sans titre laisse quelque peu à désirer : « On remarquera qu’en 1908 comme en 1925, Delahaye utilise le titre La Plainte des Epiciers mais non pas La Plainte du vieillard monarchiste, titre apparemment factice qui les accompagne dans les éditions. » La phrase pose un problème d’amphibologie : on peut croire que, pour Steve Murphy, ces vers portent également le titre de Plainte des épiciers. Le critique rappelle toutefois la corruption de Daniel de Graaf au sujet du premier vers normalement incomplet : « Dans la nef irruait A. Pouillard : ‘Vous avez […]’ » Et il la réfute : « Outre l’improbabilité d’une telle utilisation de l’initiale, le nom réel du propriétaire de la revue (voir la lettre de Rimbaud à Izambard du août [sic] 1870) n’est pas ‘un nom de convention’. »
Etrangement, Steve Murphy, qui, au vu des coquilles et imperfections du texte, semble avoir négligé la partie Appendices d’un ouvrage si érudit, ne prend nullement en considération le témoignage de Delahaye qui accompagne le dévoilement de ces fragments inédits. Il n’en cite pas la moindre ligne et ne délivre pas même un relevé exhaustif pour La Plainte des épiciers (il manque par exemple « voleur de cassonade ») ! Qui plus est, on peut regretter que la version de 1925 soit privilégiée au détriment des leçons originales de 1908. La mention en italique « magasin » est reportée comme variante dans une note de bas de page, ce qui avait pourtant le mérite de détonner dans la logique d’une simple reconstitution de mémoire. Que pourrait vouloir dire cette prodigieuse mémoire des italiques ? La variante « nos vitrages bleus » (1908) / « ses vitrages bleus » (1925) retient également l’attention. Le texte de 1925 a-t-il été établi à partir d’un support manuscrit ici même mal déchiffré ? Enfin, le point final après « boîte » dans la version de 1925 invite à penser que l’auteur du toilettage n’a pas bien compris la signification suspensive des lignes de pointillés.
Sur un autre plan, Steve Murphy n’a pas mentionné, ce qui était pourtant indispensable au plan philologique, le commentaire de Delahaye. Pourtant, une information capitale transparaît immédiatement dans le récit. Delahaye ne déclare nullement qu’il a recomposé de mémoire le poème sans titre. Il n’associe à une reconstitution de mémoire que les trois seuls vers de La Plainte des épiciers, mais il prétend directement « citer la presque totalité d’un morceau très amusant » ! Ce passage est devenu en 1925 : « et ici je puis citer bonne part d’un morceau très amusant. » En clair, il semble qu’il ait eu une partie du texte sous les yeux, un peu avant cette publication de l’année 1908. Et aucun rimbaldien ne semble avoir songé à lui en demander la provenance. Pas même Berrichon ? Evidemment, on peut échafauder bien des hypothèses. Et pourquoi Berrichon ne lui aurait pas dévoilé un fragment de poème obscène, avec permission de le citer, de manière à contourner un veto de son épouse ? Delahaye a-t-il voulu conserver une part d’exclusivité ? A-t-il cité un manuscrit qu’il possédait ou celui de quelqu’un d’autre ? A-t-il cité directement un manuscrit conservé par le professeur Perrin ? Puis, sur quels indices se fonde-t-il pour prétendre qu’il s’agit de la « presque totalité » du poème ? Le manuscrit était-il incomplet ou illisible par endroits ? Existe-t-il encore ? A-t-il disparu dans l’incendie de la ferme de Roche durant la Première Guerre Mondiale ? Par quelle(s) coïncidence(s), ce poème présente-t-il autant de traits de comparaison avec L’Homme juste : période de composition (été 1871), quintils ABABA, perte du début du poème, période de révélation au public, style satirique ?
La possibilité d’un faux est plus que faible. Les vers sont réellement brillants. La versification du poème est sans doute l’un des aspects qui plaident le plus fortement pour l’authenticité. Rimbaud y exploite des formes très précises de rejets hugoliens.
Bien que ces vers soient mis dans la bouche d’un réactionnaire emporté par l’excès, les rejets narguent effectivement les tenants d’une versification plus apaisée. L’enjambement à la césure des formes verbales composées est banal chez les classiques. Pratiquer l’enjambement d’un passé composé entre deux vers est certes plus audacieux, mais le plaisir de la provocation pour des poètes tels que Victor Hugo ou Arthur Rimbaud vient de ce que l’admirateur des classiques réagit souvent avec une brutale hostilité, sans se rendre compte que le romantique ne fait que transporter une pratique tolérée à la césure au niveau hiérarchique supérieur de l’entrevers : « Vous avez / Menti ». Ce qui choque entre deux vers passe inaperçu à la césure, mais l’admirateur des seuls classiques n’aura pas le recul critique nécessaire pour calmer son ardeur réprobatrice. Hugo était très conscient des audaces classiques et c’est lui le premier qui, s’inspirant des rejets de Chénier puis Vigny, s’est amusé à jouer sur le manque de culture des « conservateurs » en fait de versification. Bien des écrits sur le vers peuvent être facilement tournés en dérision, ne fût-ce, par exemple, qu’en pointant comme négligemment quelques césures (+) des vers de la tragédie Bajazet de Racine : « Ses caresses n’ont point + effacé cette injure » (vers 45), « Cependant, s’il en faut + croire la renommée » (vers 69), « Il a depuis trois mois + fait partir de l’armée » (vers 70), « Mais j’ai plus dignement + employé ce loisir » (vers 92), […], « Toi-même tu l’as vu + courir dans les combats » (vers 119), […] « Mais… / Quoi donc ? Qu’avez-vous + résolu ? / D’obéir » (vers 1200). On admirera au passage l’enjambement des vers 1364-1365 de la même pièce :

Je vais tout préparer. Vous cependant allez
Disperser promptement vos amis assemblés.

Voici un exemple de césure entre auxiliaire et participe passé qui est seulement un peu plus rare chez Racine que chez Corneille ou Molière : « Quoi, Seigneur ? / Je me suis + engagé trop avant » (Phèdre, vers 524).
Le suivant enjambement à l’entrevers « fauve / Apôtre ! » relève lui aussi d’une science précise de la provocation. Les rejets et contre-rejets d’épithètes étaient courants avant Ronsard et du Bellay, voire jusqu’à la fin du seizième siècle, et ils sont demeurés plus ou moins courants dans les genres bas par la suite (farces, etc.). Il en est une petite poignée dans le théâtre de Molière et, bien que ce fût laborieux, nous avons eu le plaisir de dénicher un tel contre-rejet dans une tragédie cornélienne : « Adieu, trop vertueux + objet, et trop charmant » (Polyeucte, Acte II scène 2, vers 571). En revanche, comme le prouve les arts poétiques de l’époque, les classiques évitaient scrupuleusement d’isoler un monosyllabe en fin de vers, voire à la césure, surtout quand il était rythmiquement solidaire de la suite. Une telle audace était tolérée dans les genres bas ou dans le registre comique. Les amateurs de Racine ignorent sans doute que celui-ci s’est risqué à pratiquer avec le plus de naturel possible une telle audace à la césure : « Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître » (Britannicus vers 691, voir aussi le vers 933), « Prends cette lettre. Cours au-devant de la reine » (Iphigénie, vers 129, voir aussi le vers 725).
Nous dispenserons le lecteur de commentaires savants pour tels autres enjambements audacieux à l’entrevers (/) ou à la césure (+) dans le fragment sans titre exhibé par Delahaye : « des décavés / De nous », « masque + à dentiste ». Les rejets de compléments du verbe ou de compléments du nom se sont progressivement banalisés et aggravés à partir du moment où Vigny a fait sentir à ses contemporains romantiques, Hugo en tête, qu’il s’inspirait de près de la facture des vers les plus audacieux d’André Chénier. Une autre technique hugolienne retient l’attention au plan métrique. Le poète répète la suite sujet – verbe « Vous avez menti », une fois en violentant la forme du passé composé à l’entrevers, une seconde fois dans les limites d’un second hémistiche où c’est un autre membre de phrase qui est appelé à l’enjambement : « vous avez menti, fauve / Apôtre ». Delahaye avait-il une connaissance aussi poussée des procédés métriques des poètes ? Cela paraît pour le moins douteux et n’évacuerait pas le sentiment immédiat de virtuosité formelle qu’inspire ce morceau. Delahaye faussaire serait à la fois bien méritant et bien fanfaron de parvenir à produire un tel chef-d’œuvre, tout en annonçant fièrement que son texte est « très amusant » et que son « rythme, surtout, est d’un art merveilleux » (texte de la seule version de 1908). Delahaye présente d’ailleurs un commentaire de ce qui a pu paraître un art du vers abusif aux oreilles du professeur Perrin : « cet abus copieux du rejet, ce mépris, tellement affiché, de la règle salutaire qui veut la césure à l’hémistiche !... » Or, au dix-neuvième siècle, les poètes n’ignoraient pas que le discours sur la césure était quelque peu confus et ils continuaient de considérer qu’ils pratiquaient plutôt le rejet audacieux entre deux hémistiches de six syllabes dans un alexandrin, ce qui explique l’absence du moindre enjambement de mot entre les 6ème et 7ème syllabes de tous ces alexandrins chahutés (mais ils ne le sont pas autant que pour Accroupissements et L’Homme juste, les deux autres poèmes en quintils ABABA contemporains). Cette vérité fut perdue de vue au vingtième siècle, ce qui explique les réactions d’hostilité irrationnelles à la « métricométrie » de Benoît de Cornulier. On peut penser que Delahaye a conscience lui aussi de cette subtilité, mais cela n’est même pas sûr, puisqu’il n’a jamais signalé les problèmes de césure posés par des poèmes tels que Larme ou « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… ». Dès le début du vingtième siècle, la méconnaissance nouvelle des règles « tacitement » observées par les poètes romantiques et parnassiens en fait de césures rend peu plausible la création d’un pastiche aussi provocateur, y compris par de grands poètes tels qu’Aragon, Apollinaire ou Valéry, qui étaient capables de pratiquer de tels enjambements, mais sans doute pas de les orchestrer à la manière polémique d’un poète de 1871, distinction subtile mais bien réelle. Force est d’admettre que nous avons affaire à un authentique poème de Rimbaud et que celui-ci est malheureusement méprisé par pratiquement tout le monde depuis un siècle.

A suivre…

2 commentaires:

  1. Un peu dur à lire pour un non spécialiste. Mais au final, si j'ai bien compris, on a un nouveau poème de Rimbaud.Voilà du nouveau !

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  2. Il faut attendre la quatrième et dernière partie, j'y sortirai l'argument capital. Même si je pense que les arguments déjà rassemblés sont lourds de conséquences.
    Je retiens l'argument de Bienvenu pour Desdouests, ce serait l'orthographe authentique du nom, nulle licence donc. Mais, ce qui reste, c'est que les vers cités par Delahaye ne sont pas des jets de mémoire ou des créations d'un qui n'y connaît rien. Les règles les plus intimes sont respectées, les vers ont de la tenue et même du génie. L'authenticité de "Vous avez menti..." et celle du huitain sur la cloche sont difficilement contestables. Il y a aussi les manuscrits des "Immondes" dont certains rimbaldiens, comme Reboul, considèrent qu'ils ne sont pas fiables venant d'un tel témoin. En réalité, le mystère est ailleurs: pourquoi avoir tout fait pour ne pas divulguer les manuscrits et pourquoi ces textes tronqués ou mal déchiffrés? Ce fut vraiment bête de juger de leur qualité à la tête du témoin...

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