vendredi 13 mai 2011

Nina et Ninon, par David Ducoffre



Deux poèmes de Rimbaud, Ce qui retient Nina ou Les Reparties de Nina en 1870 et Mes Petites amoureuses en 1871, se fondent sur une alternance d’octosyllabes et de vers de quatre syllabes. Cette alternance avec recours aux vers brefs impose une référence à la chanson. Jacques Bienvenu a par ailleurs remarqué que cette forme, plus ou moins héritée de Ronsard, était employée par Banville dans un poème des Exilés : A Elisabeth ou plus précisément A mon amie pour reprendre le titre de l’édition originale de 1867. Malgré sa longueur, le poème Ce qui retient Nina souligne, par une manière de reprise, son caractère de chanson. L’incipit « Ta poitrine sur ma poitrine, » du poème Ce qui retient Nina fait retour au vers 37 (vers 33 pour Les Reparties de Nina). Plus significativement, le poème Mes Petites amoureuses est connu comme une reprise du modèle de la ronde pour enfants, avec, d’un côté, la quasi reprise du second quatrain en fin de poème, et avec, d’un autre côté, le jeu de faible variation des rimes qui s’appuie sur la répétition constante : « laideron(s) ». Encore une fois, les amateurs de Rimbaud s’obstinent à considérer ces poèmes comme de l’autodérision. Roman, Les Reparties de Nina, Mes Petites amoureuses, ne réfléchissons pas, Rimbaud se moque de ses premiers émois amoureux. Belle paresse. En revanche, le nom de Musset a toutes les peines du monde à jaillir sous leurs plumes ou dans leurs souvenirs. Et pourtant, qui dédiait des poèmes à Ninon ? Quelque érudit me répondra peut-être Charles Coran, mais ce dernier qui a l’intérêt d’avoir publié un poème tout en trimètres n’est pas pertinent ici. C’est Musset qui est visé ici, le modèle des poésies à Ninon, Suzon, Silvia, avec un soupçon de frivolité féminine et même de femme entretenue. Il convient donc de rappeler ces vers célèbres d’un Sonnet aux lecteurs de janvier 1850 :

Je veux, quand on m’a lu, qu’on puisse me relire.
Si deux noms, par hasard, s’embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon.

Voilà qui fait voler en éclats le mythe de la confidence intime que tant de lecteurs s’imaginent à bon droit entrevoir dans ces poèmes de Rimbaud. Il est bien plus question de dialogue satirique avec les poètes et la cible n’est autre que ce « Musset » « quatorze fois exécrable » dont la « grande lettre du voyant » dresse un portrait au vitriol. Dans son recueil de Poésies nouvelles, Musset a placé un poème en alexandrins intitulé A Ninon qu’il a fait précéder d’une Chanson de Fortunio extraite de son théâtre. Dans cette chanson de la pièce Le Chandelier, il est question de « chanter à la ronde » sur le modèle de versification de Mes Petites amoureuses. Il suffit de la citer pour comprendre que Ce qui retient Nina raille la naïveté des imitateurs de Musset qui s’éprennent d’une femme aux intérêts bourgeois, pour comprendre aussi que Mes Petites amoureuses n’est pas un poème misogyne, mais tout simplement une poésie d’amour retournée au sujet de laquelle la critique rimbaldienne s’est montrée abusivement perplexe.

Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je die
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.

Au lieu d’inviter tout le monde à chanter à la ronde la même inconnue, Rimbaud égrène sous forme de ronde le pluriel décevant de ses petites amoureuses. L’idée d’amour fort est retournée : « Que je vous hais ! », « Nous nous aimions à cette époque, » etc., et, plutôt que d’annoncer qu’il va accepter son martyr silencieux, le poète se reproche sa bêtise d’avoir « rimé » et « aimé » de tels désastres. Le fameux « hydrolat lacrymal » renvoie bien évidemment au dolorisme affecté du grand lyrique[1] et Ce qui retient Nina est une réponse explicite aux interrogations du poète souffrant dans le poème A Ninon qui suit la Chanson de Fortunio dans le recueil des Poésies nouvelles de Musset :

Si je vous le disais pourtant que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez ?
[…]

Dans cette dernière composition, Musset se demande (dans un aparté qu’il se donne avec la vision évoquée de Ninon) ce que celle-ci penserait de son amour s’il lui déclarait en face. Le poète vit son amour non dans la réciprocité, mais dans le fantasme solitaire, et il en arrive à se poser la question cruelle : « Si je vous le disais [que je vous aime], peut-être en ririez-vous. » Rimbaud a mis en scène l’aveu, l’agrémentant d’une chute à se casser le nez, tout simplement. Les femmes aimées des poésies de Musset étant caractérisées par une certaine légèreté de mœurs, le héros du poème de Rimbaud essuie l’humiliante réponse d’une femme qui est déjà entretenue par un amant plus riche.
Cette lecture connue du mot « bureau », désignation d’une personne et non d’un lieu, est souvent refoulée par les amateurs de Rimbaud qui s’imaginent que Nina réplique simplement avec un peu de bon sens qu’elle doit songer à son gagne-pain. Mais, au dix-neuvième siècle, ce sont essentiellement les femmes ouvrières et paysannes qui travaillent ; les femmes de la bourgeoisie ou une grande partie des femmes des classes moyennes ne sont pas concernées. En même temps, la raillerie serait d’un goût douteux : l’adolescent épinglerait le petit nombre de femmes à la « position assurée » dans une étude notariale ou dans on ne sait quel emploi de petits commis de province ? Non, cette lecture courante du poème n’est pas défendable. Le « bureau » n’est pas ici le symbole de l’autonomie sociale et financière d’une femme de condition humble qui gagnerait sa vie par un travail honnête. Pourquoi Rimbaud raillerait la femme à ce sujet ? Le mot « bureau » rappelle une réalité sociale de femme entretenue, ce qui laisse à penser quelle critique cinglante peut faire Rimbaud de la morale licencieuse de Musset.
Du temps semble s’être écoulé entre la composition des deux poèmes Ce qui retient Nina et Mes Petites amoureuses. Izambard prétend avoir reçu un courrier contenant une version sans titre de ce dernier poème. Les rimbaldiens ont recherché des sources du côté de Glatigny (poème intitulé Les Petites amoureuses) et du côté d’Alphonse Daudet (titre de recueil Les Amoureuses). La forme et le nom Nina ciblaient de manière évidente des poèmes de Musset connus de tous les amateurs de poésie, encore à l’heure actuelle. Même le poème A mon amie de Banville s’inspire de Musset, tandis que nous relevons un vers du poème de Banville « Nous nous aimions sans nous connaître ! » que Rimbaud semble avoir adapté en « Nous nous aimions à cette époque, » parallèle entre le second et le troisième quatrains de chacun des deux poèmes qui souligne encore une fois le passage de l’amour idéalisé et tu (Musset) à l’amour périmé (Mes Petites amoureuses) ou non reçu (Ce qui retient Nina).


[1] Le sens du mot « pialats » n’a jamais été éclairci, mais il nous semble qu’il ne peut guère s’agir, d’autant que les pialats sont présentés comme « ronds », que d’une expression de taches liquides sur le modèle de terminaison du mot « crachats ».

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