Position de thèse
Rimbaud et le rimbaldisme. xixe siècle-xxe siècle
Adrien Cavallaro
Les études de réception rimbaldiennes sont structurées par ce qu’Étiemble appelle, dans une thèse imposante soutenue au début des années 1950, le « mythe de Rimbaud » (1). La notion, négative, porte en germe la dénonciation d’une erreur d’interprétation collective sur l’œuvre et sur la destinée de Rimbaud : tour à tour médecin, procureur et ardent défenseur de la raison, Étiemble met à l’honneur les études de réception dans le seul dessein de préparer au renouveau de la critique interne. Intimidante, cette approche a ravalé les études de réception rimbaldiennes à un rôle de second plan, en aboutissant à un regrettable morcellement. Si, à l’occasion d’innombrables articles, la bibliothèque rimbaldienne de certains des meilleurs poètes du xxe siècle, Aragon, Claudel, Segalen entre autres, a été partiellement explorée, aucune perspective d’ensemble n’a été donnée depuis Étiemble sur un corpus foisonnant, dont la volumineuse bibliographie alimente le premier tome du Mythe de Rimbaud. C’est cette approche réductrice que nos travaux renversent, en absorbant le mythe dans un champ notionnel plus vaste, positif, que nous appelons le rimbaldisme : celui-ci, en tant qu’expression formelle d’un ensemble de lectures de l’œuvre et de la trajectoire rimbaldiennes – consistant en un un large corpus de productions critiques, fictionnelles, poétiques d’écrivains ou d’universitaires consacrées, par quelque biais que ce soit, à Rimbaud –, voudrait réconcilier l’œuvre et ses meilleurs lecteurs.
En dépit de la désertion du champ qu’avait inauguré Étiemble, cette réception rimbaldienne est bien connue, et l’on peut considérer que son corpus, pléthorique, composite, est constitué. Elle a ses phares, inlassablement repris : le compte rendu des Illuminations par Félix Fénéon dans Le Symboliste du 7-14 octobre 1886 (2), « Le double Rimbaud » de Segalen, donné au Mercure de France en 1906 (3), la grande préface claudélienne du « mystique à l’état sauvage » (4), placée en tête des Œuvres – vers et proses – procurée par Paterne Berrichon au Mercure de France en 1912, l’étude que Jacques Rivière donne à La NRF durant l’été 1914 (5), ou encore le premier chapitre d’Anicet ou le panorama, roman, d’Aragon (1921). Elle est traversée, aussi, par ce qu’Yves Reboul appelle, dans deux articles importants, des « problèmes rimbaldiens traditionnels » (6), c’est-à-dire des problèmes d’interprétation de l’œuvre posés par les circonstances particulières de la réception du poète, et en particulier par l’édifice hagiographique que la sœur de Rimbaud, Isabelle, secondée par son époux, Paterne Berrichon, s’est employée à élever à la mémoire de son frère après sa mort. Ces « problèmes traditionnels » gravitent autour d’une question de premier ordre, qui est la lecture d’une trajectoire existentielle. Ce syntagme désigne la courbe existentielle globale présentée par la succession, chez Rimbaud, d’une vie d’écrivain et d’une vie d’explorateur : sous le regard de générations de critiques, d’écrivains, de chercheurs, la trajectoire rimbaldienne représente cette ligne existentielle brisée, coïncidant tour à tour avec des aspirations d’écrivain, puis avec des aspirations extra-littéraires, et dont le cours est partiellement ressaisi, fantasmatiquement annoncé aussi dans une œuvre qui a longtemps fait office de point de jonction entre les « deux vies », Une saison en enfer. La trajectoire est donc la notion par laquelle une expérience globale se place en excédent de la littérature et l’englobe, tout en étant orchestrée, au moins en partie, dans l’œuvre même du poète. Elle est structurée par deux notions capitales, parfaitement solidaires : le silence littéraire, qui est le thème structurant de toute l’histoire de la réception rimbaldienne, et l’effet de ce silence, que nous appelons la césure entre les deux vies. L’interprétation de la trajectoire est le point de mire de la réception, ce par quoi la considération de l’œuvre est toujours surdéterminée par un cadre interprétatif extra-littéraire.
Notre réflexion étend le spectre de ces « problèmes traditionnels », à la lumière d’une interrogation du rapport qui se noue entre l’œuvre et sa réception, à laquelle l’approche mythographique prétend systématiquement répondre par une entreprise de dissociation démystificatrice. Les deux principaux problèmes sont corrélés : la question du silence et de sa conséquence pour la réception – la lecture d’une la trajectoire existentielle – présente un premier problème traditionnel d’ordre herméneutique, dont le corollaire est un problème éditorial, que soulève la construction éditoriale de l’œuvre. Un troisième problème, d’ordre poétique, est posé par les multiples réinvestissements de la production rimbaldienne dans les discours critiques, fictionnels, poétiques de la réception, habituellement tenus pour des entreprises plus ou moins concertées de détournements d’un sens interne autosuffisant. Le cinquième problème est biographique : les incertitudes éditoriales, qui concernent la vie littéraire, ont leur corollaire dans les pratiques d’écriture de la vie de Rimbaud, conséquence d’une instabilité des témoignages qui a pu laisser place aux suppositions les plus saugrenues. La perspective démystificatrice se contente de les dénoncer, sans interroger leur statut fictionnel, ni la portée éventuelle de l’herméneutique originale que, bien souvent, les textes biographiques ou pseudo-biographiques mettent en œuvre. Le dernier problème traditionnel regarde le statut des Illuminations aux yeux de la réception, que l’on peut étendre à l’interrogation d’une postérité poétique du recueil. Plutôt que de renvoyer dos à dos l’œuvre et sa réception, plutôt que de conforter l’approche interne de l’œuvre dans la certitude que la réception nous égare sur ces questions, nous postulons que, pour chacune d’entre elles, le rimbaldisme est à même d’apporter solidairement un éclairage original sur l’œuvre, donc de satisfaire aux exigences de la critique interne, et de proposer sur le corpus de réception des aperçus d’ensemble qui mettent en lumière sa capacité à continuer l’œuvre par d’autres moyens.
Nous nous proposons donc de réexaminer ces problèmes en adoptant ce postulat fondamental qu’entre l’œuvre et sa réception s’est immédiatement tissé un lien dont la fécondité poétique, au sens large – le potentiel d’innovation formelle, dans le sillage de l’œuvre –, n’a pas encore été perçu. Le rimbaldisme est avant tout une langue commune, structurée par une grammaire, qui s’installe progressivement dans un inconscient collectif du xxe siècle. On peut retenir une compréhension large de cette langue, qui intègre l’ensemble des modalités selon lesquelles le rimbaldisme est l’expression d’une réponse originale que donne la réception à un poète qui, après avoir voulu « trouver une langue », s’est tu : à ce titre, elle recouvre autant la reconstitution, l’agencement et la promotion éditoriale de l’œuvre, que les cadres interprétatifs, les réappropriations poétiques, les constructions fictionnelles, le brandissement de sésames critiques, tout ce qui concourt à donner à Rimbaud une portée symbolique dans un imaginaire collectif par le biais de réinvestissements de toute nature de l’œuvre. Si le rimbaldisme tient dans l’élaboration d’un ensemble de moyens poétiques, dans les cadres formels et génériques les plus divers – critiques, fictionnels, poétiques pour l’essentiel – qui entreprennent de donner une voix au poète qui a voulu trouver une langue, il désigne donc, de façon générale, l’ensemble des réponses originales que la réception s’est employée à donner au silence du poète. L’étude des avatars de cette langue et de cette grammaire, des conditions de son déploiement, de ses corollaires, de ses ressources thématiques et poétiques concentrera toute notre attention. Dans ces conditions, l’investigation de la réception rimbaldienne revient à mettre au jour l’ensemble des modalités selon lesquelles les écrivains que nous retenons de façon privilégiée écrivent moins sur Rimbaud dans leurs productions textuelles qu’ils n’élaborent avec son œuvre cette langue originale.
Tout le sel de la réception rimbaldienne, son véritable intérêt, se trouve ainsi dans la compréhension et dans l’approfondissement d’un lien poétique dont les enjeux sont absolument majeurs, à la fois rimbaldiens et extra-rimbaldiens. L’étude de ce lien offre la possibilité de projeter un éclairage neuf sur ce qui est habituellement le privilège de la critique interne, c’est-à-dire l’investigation de l’œuvre, en particulier d’Une saison en enfer et des Illuminations. En retour, un ensemble de textes dont on a jusqu’ici proposé, pour l’essentiel, des présentations descriptives, qui tissent la trame de l’histoire de la réception, seront mis en relation pour pénétrer les modalités selon lesquelles ils concourent à l’élaboration du rimbaldisme. À partir de l’entre-deux-guerres, celui-ci n’est plus seulement une affaire rimbaldienne puisqu’il coïncide progressivement avec les destinées de la poésie moderne, et plus précisément avec la théorisation de cette poésie, autant qu’avec son historiographie.
Nous privilégions une approche fine de l’invention de cette langue commune, sur une période qui coïncide exactement, ou peu s’en faut, avec la période retenue par Étiemble, c’est-à-dire que notre xxe siècle prendra fin dans les années 1950, pour plusieurs raisons. Étrangère à toute ambition d’érudition documentaire, notre approche a pour ambition principale de forger des outils interprétatifs dont les vertus pourront être éprouvées sur des textes qui se situent au-delà de la période retenue. Or l’élaboration de ces instruments est tributaire d’une interrogation serrée de textes particulièrement riches, dont il nous semble peu souhaitable de sacrifier l’examen à ce qui relèverait d’une passion du bibelot rimbaldien. Des textes aussi différents que le premier chapitre d’Anicet ou que la préface du « mystique à l’état sauvage » appellent aujourd’hui des études de fond, au besoin soutenues par des micro-analyses qui permettent de démêler la démultiplication des types de rapports herméneutiques et poétiques entretenus avec l’œuvre rimbaldienne, voire, dans le cas d’Aragon, entretenus avec l’histoire même de la réception.
Le début des années 1950 constitue par ailleurs un véritable tournant dans l’histoire de la réception rimbaldienne. En 1949, l’affaire de La Chasse spirituelle donne à Breton l’occasion d’écrire avec Flagrant délit l’un des textes majeurs du rimbaldisme, qui propose également un bilan de soixante-dix ans de réception, et qui rend sensible un passage de témoin entre la critique d’écrivains, jusqu’alors largement dominante, et une critique universitaire dont les analyses que propose Suzanne Bernard dans son histoire du poème en prose, en 1959, signent un premier aboutissement (7). Breton croise également le fer avec Bouillane de Lacoste, qui dans sa thèse remet au même moment la chronologie relative d’Une saison en enfer et des Illuminations en question (8), confirmant le sentiment qu’une page se tourne alors. Celui-ci s’accompagne aussi d’un repli de la lecture de l’œuvre à l’époque structuraliste, dans les années 1960 et 1970, avant un renouveau de la critique interne, dans les années 1980 et 1990, dont nous mettons les instruments à profit dans notre réflexion.
Le défi présenté par notre champ d’investigation n’est pas documentaire, mais engage, au contraire, à promouvoir un corpus resserré de textes qui n’ont pas reçu jusqu’ici le traitement que réclame leur profondeur : il s’agit de se concentrer essentiellement sur ce corpus choisi, qui permet de penser véritablement le rimbaldisme dans toutes ses implications formelles, historiques, esthétiques, ou encore herméneutiques. À ce titre, on peut désigner, par ordre chronologique, un éventail restreint d’auteurs qui sont les piliers de la réception rimbaldienne, et sur lesquels se fonde en priorité notre analyse : Verlaine, Félix Fénéon, Gustave Kahn, au cœur du rimbaldisme symboliste ; Segalen, qui définit les contours de ce que nous appelons l’herméneutique du double ; Claudel et Rivière, piliers du rimbaldisme catholique ; Aragon, qui est le plus grand rimbaldien du xxe siècle, et Breton, essentiel lui aussi, principal théoricien du rimbaldisme surréaliste. D’autres auteurs, qui sont sporadiquement sollicités, apportent une contribution importante à la compréhension du rimbaldisme : il s’agit de Valéry, de Thibaudet, de Jouve, de Char, de Gracq surtout. Enfin, des acteurs importants, qui ne sont pas des écrivains ou des critiques de premier plan, mais dont les ouvrages ou les témoignages jouent un rôle capital dans l’histoire de la réception, doivent être mentionnés, et font partie intégrante de l’histoire du rimbaldisme : Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud et Ernest Delahaye.
Chez ces auteurs, nous n’avons pas seulement pris en considération les écrits se référant explicitement à l’œuvre ou à la trajectoire rimbaldienne, mais tout ce qui relevait du régime de l’allusion, directe ou indirecte, particulièrement développé chez les surréalistes et bien souvent ignoré des éditeurs. Ce que nous appelons réception rimbaldienne désigne ainsi pour l’essentiel les productions textuelles de ce cercle privilégié, qui prennent pour objet explicite Rimbaud, ou qui se fondent d’une manière ou d’une autre sur son œuvre pour soutenir des réflexions de tous ordres. Cependant, la part littéraire du corpus étiemblien pourra à l’occasion soutenir notre réflexion : l’approche des productions de cette communauté doit avant tout servir à forger un ensemble d’outils dont la validité peut être éprouvée sur l’ensemble du corpus étiemblien, du moins sur la part, vaste, qui ne relève pas essentiellement du mythe. Autour d’un corpus privilégié, nous sollicitons donc de la façon la plus souple un ensemble de textes, pour l’essentiel critiques, mais aussi théoriques, poétiques ou encore romanesques qui contribuent à nourrir notre approche du rimbaldisme.
L’appréhension mythographique de la réception rimbaldienne inféode l’ensemble des « problèmes rimbaldiens traditionnels » à des interrogations de type herméneutique. Notre compréhension et notre extension des problèmes traditionnels voudraient contester cette exclusivisme herméneutique, en lui substituant un principe d’examen poétique : nos trois parties approfondissent ainsi l’observation du lien entre l’œuvre et sa réception, qui se situe au cœur du rimbaldisme. Six « problèmes traditionnels », dont l’approche étiemblienne pensait pouvoir faire justice, constituent le fil rouge d’une réflexion qui, dans chaque chapitre, entend éclairer réciproquement un pan de l’œuvre rimbaldienne et un aspect d’une réception qui sera toujours envisagée chronologiquement, sauf dans le premier chapitre, qui est théorique. Ce choix chronologique est motivé par le souci d’appréhender au plus près non seulement la constitution de cette langue qu’est le rimbaldisme, mais aussi de suivre sa sédimentation critique, fictionnelle, poétique dans un imaginaire collectif, et de cerner la nature puissamment réflexive de notre objet : mouvement de réappropriation de l’œuvre, le rimbaldisme embrasse progressivement un mouvement de réappropriation littéraire de l’histoire même de la réception dont une appréhension fine rend compte dans chacun de nos six chapitres.
La première partie, « Trouver une voix. Le rimbaldisme, antidote du silence », est essentiellement métacritique. Dans son premier chapitre, elle revient en détail sur la substitution de la notion de rimbaldisme, englobante, à la notion de mythe ; elle se place donc en surplomb des études de réception, qu’elle entend refonder. Dans son deuxième chapitre, consacré à « la légende éditoriale de l’œuvre rimbaldienne », le problème traditionnel de la genèse éditoriale de l’œuvre et de son agencement est repensé à l’aune des pratiques autochtones de reconfiguration d’un parcours poétique, notamment dans Une saison en enfer, sous la bannière de la notion fondamentale de saison, encore peu questionnée. Dans cette première partie, la langue, métaphorique, rend compte d’un processus de circulation entre le poète et sa réception : elle est envisagée comme un apprentissage de l’œuvre et comme témoignage d’une parole rendue au poète qui s’est tu, sur le fondement même de cette œuvre.
La deuxième partie, « Rimbaud, langue critique de la modernité », étudie la part strictement poétique du rimbaldisme. Dans un troisième chapitre consacré aux « régimes d’historicité de la trajectoire rimbaldienne », elle étudie la définition des grands schémas herméneutiques qui ont rendu la trajectoire dépositaire de régimes d’historicité à vocation universelle, principalement au xxe siècle. L’étude de ces schémas est complétée au chapitre IV – « une poétique de la réception rimbaldienne » – par une analyse chronologique de l’avatar le plus spectaculaire de cette langue en partage, qui est la poétique de la formule rimbaldienne. Le problème traditionnel qui est alors repensé est directement corrélé au cœur du mythe étiemblien, qui postule un détournement généralisé de la lettre de l’œuvre. Cette fois, l’acception de la langue est resserrée : le rimbaldisme y prend progressivement les atours d’une grammaire de la pensée de la poésie moderne, nourrie par la lettre de l’œuvre, qui investit un ensemble de discours critiques sur lesquels se concentre plus spécifiquement cette partie.
La troisième partie – « Rimbaud, de toutes façons, partout » – réinvestit enfin les postulats métacritiques, herméneutiques et poétiques des deux précédentes. Elle s’intéresse au traitement fictionnel que certains textes de réception réservent à leur approche de l’œuvre et du parcours, en y puisant un matériau qui constitue ce que nous appellerons un légendaire du poète, dans un cinquième chapitre consacré à l’approche du biographique rimbaldien. Le chapitre VI, « les mirages d’une introuvable postérité poétique », interroge la fiction critique d’une postérité poétique, en particulier, du poème en prose rimbaldien. La compréhension de la langue, dans cette dernière partie, est extensive : elle assimile au chapitre V un ensemble d’images, de scénarios fictionnels, d’épisodes de l’histoire de la réception qui sont l’aliment d’une écriture originale de la légende rimbaldienne – que l’on oppose à la stérilité du mythe ; elle prend enfin la forme d’un sésame critique au chapitre VI, qui reconnaît aux Illuminations une capacité de caractérisation critique générale qui entre en tension, sinon en contradiction, avec une aire d’attraction poétique restreinte, dont la délimitation est problématique.
Notes :