Dans
le volume collectif La Poésie
jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, sous la direction de
Seth Whidden (Classiques Garnier, 2010), j’ai publié une « Anthologie de textes
utiles à la compréhension des parodies zutiques » (p.101-117). Dans
l’hebdomadaire Le Monde illustré
figuraient plusieurs textes de François Coppée, une seconde série de 23 dizains
de Promenades et intérieurs (parue le
8 juillet 1871) et trois pré-originales des Humbles :
Le Petit épicier (22/07), Une femme seule (27/07), La Nourrice (30/09), ainsi qu’une
nouvelle qui avait échappé aux rimbaldiens et dont j’ai cité quelques extraits :
Ce qu’on prend pour une vocation (26
août et 02 septembre 1871), laquelle, signée « Francis Coppée », s’avérait
une source importante des Remembrances du
vieillard idiot[1].
Les journalistes du Monde illustré
ressassaient souvent en première page le dicton « Fais ce que dois,
advienne que pourra » qui donna son titre à la pièce de Coppée Fais ce que dois, montée à Paris le 21
octobre en pleine période d’activité zutique. Une sentence de Corneille
parodiée dans l’Album zutique figurait
sur la page même du journal où s’étalaient les nouveaux dizains de Coppée. Proliféraient
aussi des articles fort hostiles à la Commune, notamment le texte L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor en
juin. Tout cela donnait du sens aux parodies de l’Album zutique. J’avais des dates et un contexte de publication. La
dimension politique des parodies de Coppée se confirmait et les références
intertextuelles prenaient de l’évidence. Pourtant, quelque chose me dérangeait.
Steve Murphy avait repéré un intertexte probant dans le poème Un fils de Coppée. L’hémistiche :
« et dont il faut qu’on rie », était visiblement à l’origine de cet
autre du Balai zutique de
Rimbaud : « et ne vaut pas qu’on rie ». Le poème Un fils est un poème du recueil Les Humbles paru seulement en 1872.
Comment affirmer qu’il pût être une source pour un poème d’octobre-novembre
1871, à moins d’en trouver la pré-originale dans la presse ? Ce problème
se posait également pour le poème Petits
bourgeois dont l’expression d’un désir de vieillesse paisible et d’honnête
intérieur pouvait idéalement justifier des passages parodiques de « Vieux
Coppée » tels que Etat de
siège ? ou « Aux livres de chevet… ». Je lançai cette
phrase :
Toutefois, deux
autres poèmes des Humbles (Un fils et Petits bourgeois) représentent à ce point des cibles zutiques
idéales qu’il serait bon d’en repérer les pré-originales dans l’une ou l’autre
revue (Le Moniteur universel
apparemment), de manière à attester par la chronologie la possibilité d’une
réécriture rimbaldienne. (p.112)
Mon
intuition venait de ce que les revues Le
Moniteur universel et Le Monde
illustré étaient toutes deux dirigées par Paul Dalloz[2].
Mais je n’avais aucun accès au Moniteur
universel, alors qu’un chercheur parisien n’avait besoin que d’une matinée
de libre pour s’en informer à la Bibliothèque Nationale. L’hypothèse n’a pas
reçu le moindre sort dans le livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique paru en 2011. Ma vérification
personnelle a eu lieu en juillet 2012. François Coppée a publié plus de textes
dans Le Moniteur universel que dans Le Monde illustré. Voici le détail de
ces publications : la nouvelle série de 23 dizains de Promenades et intérieurs dès le 19 juin 1871, une nouvelle L’Aveu (04/07), deux pré-originales des Humbles : Une femme seule et Le Petit
épicier rassemblées par un surtitre Deux
victimes (18/07), une nouvelle Le
Remplaçant (01/08), une pré-originale des Humbles : En province
(15/08), Un fils et Petits bourgeois l’un à côté de l’autre
(29/08), une nouvelle Les Vices du
capitaine (12/09), La Nourrice
(26/09), Fais ce que dois au
moment de sa représentation en octobre 1871.
Plusieurs
textes sont publiés dans Le Moniteur
universel qui ne le sont pas dans Le
Monde illustré : trois pré-originales des Humbles : En province,
Un fils et Petits bourgeois, trois petites nouvelles : L’Aveu, Le Remplaçant, Les Vices du
capitaine, et la pièce Fais ce que
dois. Seule la nouvelle Ce qu’on
prend pour une vocation n’apparaît pas dans Le Moniteur universel. Qui plus est, à l’exception de La Nourrice, les publications sont
antérieures dans Le Moniteur universel
et c’est cette antériorité qui explique l’anomalie du surtitre Deux victimes au-dessus du poème
démembré Une femme seule dans Le Monde illustré. Cette antériorité est
essentielle en ce qui concerne les 23 dizains. Dans mon article « A propos de l’Album zutique » dans la revue Europe (« Rimbaud », n°966,
2009), je constatais que Verlaine avait envoyé à Léon Valade le 14 juillet
1871, six jours seulement après la parution de cette nouvelle série, deux
premières parodies des Promenades et
intérieurs. Il s’agit de deux poèmes qui ont été transcrits dans l’Album zutique, mais à des endroits
différents : « Bien souvent, dédaigneux… » et « Le
sous-chef est absent… », alors qu’ils sont réunis par une succession
fantaisiste en chiffres romains dans la lettre à Valade : LXII, LXIII, un
LXIV étant suivi d’une ligne de pointillés.
Et
la pratique du « Vieux Coppée », et l’effet de suite de deux dizains
viennent de Verlaine, et c’est Rimbaud qui s’est inspiré du modèle verlainien
avec les deux dizains successifs en début d’Album
zutique : « J’occupais un wagon… », « Je préfère sans
doute… », à tel point que le dizain de Verlaine « Le sous-chef est
absent… » est un intertexte important de « J’occupais un
wagon… » dont il éclaire quelques motivations comiques. Le mot
« brocards » a été repris avec une faute d’orthographe
« brocarts » et la mention « sous-chef » a précipité le jeu
lexical de Rimbaud : « caporal », « aumônier chef »,
« rejeton royal », « derechef ». Nous glissons de la
hiérarchie de l’employé à une hiérarchie politique déchue. Le modeste employé
n’est plus qu’un voyageur de troisième classe, mais l’un se dit
« orléaniste », malgré les traits perfides des mots à la rime
« tyran » et « camarades », tandis que l’autre s’intéresse
au rétablissement de la monarchie avec le sort d’un « rejeton
royal ». L’un a pour péché mignon le mazagran servi chaud avec du cognac,
l’autre observe un prêtre dont le plaisir est de fumer le brûle-gueule et de
« malaxer » la « chique / De caporal » (il a d’ailleurs
existé une marque « chique Caporal »)[3].
Et nous observons encore les symétries de ponctuation (le signe « : »
après neuf syllabes) et de césure entre les premiers vers, avec un contrepoint entre
absence et occupation de l’espace.
Le sous-chef est
absent du bureau : j’en profite […]
J’occupais un
wagon de troisième : un vieux prêtre, […]
L’intertexte
donne à réfléchir sur le poème de Rimbaud et la lettre du 14 juillet n’est
qu’un élément parmi d’autres qui nous ont permis de montrer l’importance
insoupçonnée de Verlaine dans la création d’un Album zutique où ses contributions ne dominent pas de prime abord.
Mais, en réalité, au lieu d’être conçues en six jours, les deux parodies de
Verlaine semblent avoir été mûries depuis le 19 juin. Le gain critique peut
paraître minime, mais des remarques de durée ne sont pas innocentes. Deux
parodies mûries pendant 25 jours au lieu de six, ce n’est plus la même
spontanéité légère. Il est maintenant question de plus de méditation des idées
parodiques. Mais ce n’est pas tout. La publication des Promenades et intérieurs le 8 juillet pouvait sembler vouloir
tourner la page de la Commune : la vie quotidienne reprenait son cours,
les blessures commençant à être pansées. Or, nous découvrons que ces poèmes
furent publiés le 19 juin, à très peu de distance de la Semaine sanglante et à
un moment où les passions politiques des vainqueurs se sentent délivrées et
s’expriment avec verve et intensité, ce qui veut dire que Coppée n’a accordé
aucun deuil aux communards et qu’il laisse sa poésie réaliste et humble a priori se fondre dans des remous
publics partisans. Sa poésie devient expression politique du retour à l’Ordre
des vainqueurs, ni plus ni moins. Les communards comprendront que cette date de
publication, le 19 juin, est conforme à l’idéologie exprimée par Coppée dans
son poème La Grève des forgerons,
mais aussi au mot d’ordre de la plaquette Plus
de sang dénonçant la Commune :
Oublions à
jamais cet instant de démence.
Vite à nos
marteaux. Travaillons.
Ou
« Vite ! retournons à la poésie pacifique des humbles ! » Le
cynisme et l’hypocrisie de Coppée ont été d’autant mieux compris par les
zutistes que Le Moniteur universel ne
donnait plus de feuilleton pendant les heurts de la guerre civile. Or, c’est ce
retour à un plaisir de lire indifférent aux aléas de la politique que manifeste
la publication des dizains le 19 juin dans le bas de page consacré jadis aux
feuilletons. Les poèmes sont précédés de la mention « Feuilleton du
Moniteur universel du 19 juin 1871. » Il n’y en a pas eu pendant la
Commune et le « feuilleton » de Coppée n’est précédé que par le texte
L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor
le 12 juin. Les autres textes de Coppée publiés dans ces pages de «
feuilleton » alterneront encore avec d’autres textes engagés de Paul de
Saint-Victor : La Sainte Chapelle,
La Haine sainte. Un tel partage avec
l’auteur du livre Barbares et Bandits, La
Prusse et la Commune est éloquent. D’autres articles de la revue parlent
constamment de la Commune comme d’une « orgie de destruction ». Si
bon nombre de parodies de Coppée et de ses dizains peuvent paraître relever
d’une approche plus littéraire, les parodies zutiques eurent une dimension
politique très forte. Suite au témoignage de Lemerre, Verlaine est perçu comme
ayant été jaloux du succès de Coppée, tandis que Rimbaud tournerait en dérision
une poésie mièvre. Pourtant, l’opinion de Lemerre n’a pas force de loi et le
talent de Coppée (tout comme celui de Dierx, Banville ou Glatigny) est une
réalité, quand bien même il est difficile de ne pas trouver quelque peu
mesquine son approche réaliste et humble en poésie. La dimension politique des
parodies de Rimbaud et Verlaine a été jusqu’à présent sous-évaluée. Il ne faut
pas se contenter d’indiquer la signification politique de telle ou telle
saillie parodique, ni s’attarder sur les mérites respectifs des poètes en
accablant la prétendue et discutable médiocrité de l’un. Ni les Promenades et intérieurs, ni Les Humbles n’évoquaient la Commune,
mais tout le monde comprendra désormais la réaction épidermique des zutistes à
la lecture des poèmes de Coppée au milieu d’un grand nombre de publications
anticommunardes.
Cerise
sur le gâteau, Rimbaud n’eut pas besoin de se souvenir du texte du drame Fais ce que dois représenté le 21
octobre 1871, puisque le texte en a été publié au même moment dans Le Moniteur universel, à proximité d’un
feuilleton de Paul de Saint-Victor, lequel venait de publier son livre
anticommunard Barbares et bandits
dont la recension eut aussi lieu au mois d’octobre dans Le Figaro, Le Moniteur
universel, etc. Le journal Le Monde
illustré publiait des articles sur la vie des prisonniers dans les pontons
à ce moment-là, tandis que Le Moniteur
universel avait rendu compte des arrestations et exécutions des mois de
juin-juillet-août dans une rubrique intitulée Les Epaves de la Commune. Précisons que le titre de cette rubrique Les Epaves de la Commune a marqué les
esprits, puisque Félicien Champsaur l’a repris dans un article de L’Etoile française quelques jours avant
de publier son article sur Le Rat mort
où il cite un extrait des Chercheuses de
poux. Revancharde, la presse amalgamait régulièrement Commune et
Internationale. Avec Le Monde, Le Figaro plaisantait le procès d’un
communard condamné à mort dont la jeunesse et la violence avaient retenu
l’attention du public :
Maroteau a
trouvé un avocat : le National
essaie de le justifier en disant qu’il s’était lancé dans le mouvement en poëte. En poëte est trouvé. Pourquoi ne pas le couronner de fleurs, ce
pauvre enfant ? Le Monde a
trouvé dans cette bizarre apologie le texte d’une agréable fantaisie.
[…]
– Prévenu,
comment vous êtes-vous jeté dans le mouvement ? Est-ce en poëte ou bien en
homme politique ? […] et si vous avez été le jouet de la brise ? […]
(Le Figaro, 07/10, p.3)
Voilà
qui fait songer au Bateau ivre
emporté dans le « Poëme / De la Mer » et à la vision finale du jouet
d’enfant, le « bateau frêle » dans la « flache ». Nous
pouvons imaginer sans peine la rage écumante de Rimbaud à ces lectures. La
volonté de devenir « épave » du Bateau
ivre est une probable réponse à toute cette presse anticommunarde. La
métaphore du Bateau ivre aurait
également pour origine la volonté de répondre au drame de Coppée Fais ce que dois où il est question de
la devise de Paris assimilant la capitale à un bateau, une réponse aussi aux
blagues sur la condamnation à mort du quasi « enfant » Maroteau. Il
va de soi que Rimbaud n’a jamais lu Le
Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871,
c’est une invention des critiques qui n’est appuyée par aucun témoignage, pas
même celui suspect de Delahaye, et on peut penser que le sonnet Cocher ivre avec ses deux moments :
exaltation et désastre, n’est pas un doublon burlesque du Bateau ivre, mais plutôt une de ses diverses sources. Ce n’est pas
l’un des moindres intérêts d’une recherche dans la presse que d’offrir de
sérieux arguments de remise en cause de la datation factice actuelle du Bateau ivre.
Ces
recherches doivent continuer. Eugène Manuel est l’un des rares à partager les
bas de pages du Moniteur universel
réservés aux feuilletons, mais son poème La
Mort du saltimbanque n’y apparaît que le 12 novembre, ce qui est trop tard
pour justifier un lien avec la parodie de Léon Valade datée du 22 octobre qui
concerne un tout autre poème, ni un lien avec la mention de Manuel dans le
sonnet Paris. D’autres journaux
suivis de près par les zutistes doivent encore être repérés. Camille Pelletan
travaillait au Rappel qui ne reprit
qu’en novembre, mais il y a d’autres revues à éplucher (Journal des Débats, La
Liberté, etc., etc.). J’ai montré sur le blog Rimbaud ivre que le poème Les
Corbeaux était une réponse à la plaquette Plus de sang de François Coppée. J’avouerai ici que je recherche
d’éventuelles pré-originales de trois autres poèmes de Coppée. En tête du Cahier rouge, le poème Aux amputés de la guerre contient un
grand nombre de rimes, mots clefs et motifs du poème Les Corbeaux : « drapeaux » ::
« corbeaux », « chaînes » :: « chênes »,
« Et la fauvette fait son nid / Dans le trou creusé par la bombe[,] »
« Et sur les tombeaux de nos morts / L’herbe est trop haute et croît trop
vite ! » Ce poème Aux amputés
de la guerre est selon moi un intertexte des Corbeaux, mais aussi de La
Rivière de Cassis où le « paysan matois / Qui trinque d’un moignon
vieux » est bien sûr un de ces amputés de la guerre :
Amputés, ô
tronçons humains,
Racontez-nous
votre martyre,
Et de vos
pauvres bras sans mains
Apprenez-nous à
mieux maudire.
Le
célèbre vers « Mais que salubre est le vent ! » s’inspirerait du
vers de Coppée : « Qu’aux salubres parfums des forêts il préfère
[…] » (Intimités I). Je
m’intéresse également au dizain Croquis
de banlieue publié tantôt dans le Cahier
rouge, tantôt à la suite des Promenades
et intérieurs. Il contient la rime « redingote » ::
« gargote » dont, en son livre L’Art
de Rimbaud, Michel Murat, parmi une poignée d’autres critiques, a pu dire
avec vraisemblance qu’elle était reprise au pluriel par Rimbaud dans Ressouvenir, sauf qu’il nous faudrait
démontrer la publication antérieure du poème de Coppée. Je suis également
surpris par les rapprochements possibles entre Les Remembrances du vieillard idiot et le poème Mon père parfois publié isolément,
mais dont Yann Mortelette m’a précisé qu’il s’agissait de la cinquième partie
du long poème Olivier paru en 1876.
Un
certain avenir des études rimbaldiennes est dans le dépouillement de la presse.
[1] J’ai découvert ces textes en
dépouillant Le Monde illustré à la
Bibliothèque Municipale de Toulouse, avant de m’apercevoir qu’ils avaient été repérés
par Michael Pakenham plus de quarante ans auparavant, mais ni le périodique, ni
la nouvelle Ce qu’on prend pour une
vocation n’ont retenu l’attention par la suite.
[2]
François Coppée avait
publié dans Le Monde illustré dès
1862 ou 1863, signant alors « Francis Coppée ». Je n’ai plus les
références exactes du texte que j’ai pu repérer.
[3] Le prêtre fume, puis chique.
Steve Murphy, suivi par Bernard Teyssèdre, pense que le caporal est du tabac à
fumer et qu’il y a une anomalie dans le texte pour ce qui est tout de même
clairement présenté comme une « chique de caporal » à
« malaxer ».