vendredi 30 novembre 2012

Du nouveau sur l’Album zutique : en dépouillant Le Moniteur universel, par David Ducoffre





Dans le volume collectif La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, sous la direction de Seth Whidden (Classiques Garnier, 2010), j’ai publié une « Anthologie de textes utiles à la compréhension des parodies zutiques » (p.101-117). Dans l’hebdomadaire Le Monde illustré figuraient plusieurs textes de François Coppée, une seconde série de 23 dizains de Promenades et intérieurs (parue le 8 juillet 1871) et trois pré-originales des Humbles : Le Petit épicier (22/07), Une femme seule (27/07), La Nourrice (30/09), ainsi qu’une nouvelle qui avait échappé aux rimbaldiens et dont j’ai cité quelques extraits : Ce qu’on prend pour une vocation (26 août et 02 septembre 1871), laquelle, signée « Francis Coppée », s’avérait une source importante des Remembrances du vieillard idiot[1]. Les journalistes du Monde illustré ressassaient souvent en première page le dicton « Fais ce que dois, advienne que pourra » qui donna son titre à la pièce de Coppée Fais ce que dois, montée à Paris le 21 octobre en pleine période d’activité zutique. Une sentence de Corneille parodiée dans l’Album zutique figurait sur la page même du journal où s’étalaient les nouveaux dizains de Coppée. Proliféraient aussi des articles fort hostiles à la Commune, notamment le texte L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor en juin. Tout cela donnait du sens aux parodies de l’Album zutique. J’avais des dates et un contexte de publication. La dimension politique des parodies de Coppée se confirmait et les références intertextuelles prenaient de l’évidence. Pourtant, quelque chose me dérangeait. Steve Murphy avait repéré un intertexte probant dans le poème Un fils de Coppée. L’hémistiche : « et dont il faut qu’on rie », était visiblement à l’origine de cet autre du Balai zutique de Rimbaud : « et ne vaut pas qu’on rie ». Le poème Un fils est un poème du recueil Les Humbles paru seulement en 1872. Comment affirmer qu’il pût être une source pour un poème d’octobre-novembre 1871, à moins d’en trouver la pré-originale dans la presse ? Ce problème se posait également pour le poème Petits bourgeois dont l’expression d’un désir de vieillesse paisible et d’honnête intérieur pouvait idéalement justifier des passages parodiques de « Vieux Coppée » tels que Etat de siège ? ou « Aux livres de chevet… ». Je lançai cette phrase :

Toutefois, deux autres poèmes des Humbles (Un fils et Petits bourgeois) représentent à ce point des cibles zutiques idéales qu’il serait bon d’en repérer les pré-originales dans l’une ou l’autre revue (Le Moniteur universel apparemment), de manière à attester par la chronologie la possibilité d’une réécriture rimbaldienne. (p.112)

Mon intuition venait de ce que les revues Le Moniteur universel et Le Monde illustré étaient toutes deux dirigées par Paul Dalloz[2]. Mais je n’avais aucun accès au Moniteur universel, alors qu’un chercheur parisien n’avait besoin que d’une matinée de libre pour s’en informer à la Bibliothèque Nationale. L’hypothèse n’a pas reçu le moindre sort dans le livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique paru en 2011. Ma vérification personnelle a eu lieu en juillet 2012. François Coppée a publié plus de textes dans Le Moniteur universel que dans Le Monde illustré. Voici le détail de ces publications : la nouvelle série de 23 dizains de Promenades et intérieurs dès le 19 juin 1871, une nouvelle L’Aveu (04/07), deux pré-originales des Humbles : Une femme seule et Le Petit épicier rassemblées par un surtitre Deux victimes (18/07), une nouvelle Le Remplaçant (01/08), une pré-originale des Humbles : En province (15/08), Un fils et Petits bourgeois l’un à côté de l’autre (29/08), une nouvelle Les Vices du capitaine (12/09), La Nourrice (26/09), Fais ce que dois au moment de sa représentation en octobre 1871.
Plusieurs textes sont publiés dans Le Moniteur universel qui ne le sont pas dans Le Monde illustré : trois pré-originales des Humbles : En province, Un fils et Petits bourgeois, trois petites nouvelles : L’Aveu, Le Remplaçant, Les Vices du capitaine, et la pièce Fais ce que dois. Seule la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation n’apparaît pas dans Le Moniteur universel. Qui plus est, à l’exception de La Nourrice, les publications sont antérieures dans Le Moniteur universel et c’est cette antériorité qui explique l’anomalie du surtitre Deux victimes au-dessus du poème démembré Une femme seule dans Le Monde illustré. Cette antériorité est essentielle en ce qui concerne les 23 dizains.  Dans mon article « A propos de l’Album zutique » dans la revue Europe (« Rimbaud », n°966, 2009), je constatais que Verlaine avait envoyé à Léon Valade le 14 juillet 1871, six jours seulement après la parution de cette nouvelle série, deux premières parodies des Promenades et intérieurs. Il s’agit de deux poèmes qui ont été transcrits dans l’Album zutique, mais à des endroits différents : « Bien souvent, dédaigneux… » et « Le sous-chef est absent… », alors qu’ils sont réunis par une succession fantaisiste en chiffres romains dans la lettre à Valade : LXII, LXIII, un LXIV étant suivi d’une ligne de pointillés.
Et la pratique du « Vieux Coppée », et l’effet de suite de deux dizains viennent de Verlaine, et c’est Rimbaud qui s’est inspiré du modèle verlainien avec les deux dizains successifs en début d’Album zutique : « J’occupais un wagon… », « Je préfère sans doute… », à tel point que le dizain de Verlaine « Le sous-chef est absent… » est un intertexte important de « J’occupais un wagon… » dont il éclaire quelques motivations comiques. Le mot « brocards » a été repris avec une faute d’orthographe « brocarts » et la mention « sous-chef » a précipité le jeu lexical de Rimbaud : « caporal », « aumônier chef », « rejeton royal », « derechef ». Nous glissons de la hiérarchie de l’employé à une hiérarchie politique déchue. Le modeste employé n’est plus qu’un voyageur de troisième classe, mais l’un se dit « orléaniste », malgré les traits perfides des mots à la rime « tyran » et « camarades », tandis que l’autre s’intéresse au rétablissement de la monarchie avec le sort d’un « rejeton royal ». L’un a pour péché mignon le mazagran servi chaud avec du cognac, l’autre observe un prêtre dont le plaisir est de fumer le brûle-gueule et de « malaxer » la « chique / De caporal » (il a d’ailleurs existé une marque « chique Caporal »)[3]. Et nous observons encore les symétries de ponctuation (le signe « : » après neuf syllabes) et de césure entre les premiers vers, avec un contrepoint entre absence et occupation de l’espace.

Le sous-chef est absent du bureau : j’en profite […]

J’occupais un wagon de troisième : un vieux prêtre, […]

L’intertexte donne à réfléchir sur le poème de Rimbaud et la lettre du 14 juillet n’est qu’un élément parmi d’autres qui nous ont permis de montrer l’importance insoupçonnée de Verlaine dans la création d’un Album zutique où ses contributions ne dominent pas de prime abord. Mais, en réalité, au lieu d’être conçues en six jours, les deux parodies de Verlaine semblent avoir été mûries depuis le 19 juin. Le gain critique peut paraître minime, mais des remarques de durée ne sont pas innocentes. Deux parodies mûries pendant 25 jours au lieu de six, ce n’est plus la même spontanéité légère. Il est maintenant question de plus de méditation des idées parodiques. Mais ce n’est pas tout. La publication des Promenades et intérieurs le 8 juillet pouvait sembler vouloir tourner la page de la Commune : la vie quotidienne reprenait son cours, les blessures commençant à être pansées. Or, nous découvrons que ces poèmes furent publiés le 19 juin, à très peu de distance de la Semaine sanglante et à un moment où les passions politiques des vainqueurs se sentent délivrées et s’expriment avec verve et intensité, ce qui veut dire que Coppée n’a accordé aucun deuil aux communards et qu’il laisse sa poésie réaliste et humble a priori se fondre dans des remous publics partisans. Sa poésie devient expression politique du retour à l’Ordre des vainqueurs, ni plus ni moins. Les communards comprendront que cette date de publication, le 19 juin, est conforme à l’idéologie exprimée par Coppée dans son poème La Grève des forgerons, mais aussi au mot d’ordre de la plaquette Plus de sang dénonçant la Commune :

Oublions à jamais cet instant de démence.
Vite à nos marteaux. Travaillons.

Ou « Vite ! retournons à la poésie pacifique des humbles ! » Le cynisme et l’hypocrisie de Coppée ont été d’autant mieux compris par les zutistes que Le Moniteur universel ne donnait plus de feuilleton pendant les heurts de la guerre civile. Or, c’est ce retour à un plaisir de lire indifférent aux aléas de la politique que manifeste la publication des dizains le 19 juin dans le bas de page consacré jadis aux feuilletons. Les poèmes sont précédés de la mention « Feuilleton du Moniteur universel du 19 juin 1871. » Il n’y en a pas eu pendant la Commune et le « feuilleton » de Coppée n’est précédé que par le texte L’Orgie rouge de Paul de Saint-Victor le 12 juin. Les autres textes de Coppée publiés dans ces pages de « feuilleton » alterneront encore avec d’autres textes engagés de Paul de Saint-Victor : La Sainte Chapelle, La Haine sainte. Un tel partage avec l’auteur du livre Barbares et Bandits, La Prusse et la Commune est éloquent. D’autres articles de la revue parlent constamment de la Commune comme d’une « orgie de destruction ». Si bon nombre de parodies de Coppée et de ses dizains peuvent paraître relever d’une approche plus littéraire, les parodies zutiques eurent une dimension politique très forte. Suite au témoignage de Lemerre, Verlaine est perçu comme ayant été jaloux du succès de Coppée, tandis que Rimbaud tournerait en dérision une poésie mièvre. Pourtant, l’opinion de Lemerre n’a pas force de loi et le talent de Coppée (tout comme celui de Dierx, Banville ou Glatigny) est une réalité, quand bien même il est difficile de ne pas trouver quelque peu mesquine son approche réaliste et humble en poésie. La dimension politique des parodies de Rimbaud et Verlaine a été jusqu’à présent sous-évaluée. Il ne faut pas se contenter d’indiquer la signification politique de telle ou telle saillie parodique, ni s’attarder sur les mérites respectifs des poètes en accablant la prétendue et discutable médiocrité de l’un. Ni les Promenades et intérieurs, ni Les Humbles n’évoquaient la Commune, mais tout le monde comprendra désormais la réaction épidermique des zutistes à la lecture des poèmes de Coppée au milieu d’un grand nombre de publications anticommunardes.
Cerise sur le gâteau, Rimbaud n’eut pas besoin de se souvenir du texte du drame Fais ce que dois représenté le 21 octobre 1871, puisque le texte en a été publié au même moment dans Le Moniteur universel, à proximité d’un feuilleton de Paul de Saint-Victor, lequel venait de publier son livre anticommunard Barbares et bandits dont la recension eut aussi lieu au mois d’octobre dans Le Figaro, Le Moniteur universel, etc. Le journal Le Monde illustré publiait des articles sur la vie des prisonniers dans les pontons à ce moment-là, tandis que Le Moniteur universel avait rendu compte des arrestations et exécutions des mois de juin-juillet-août dans une rubrique intitulée Les Epaves de la Commune. Précisons que le titre de cette rubrique Les Epaves de la Commune a marqué les esprits, puisque Félicien Champsaur l’a repris dans un article de L’Etoile française quelques jours avant de publier son article sur Le Rat mort où il cite un extrait des Chercheuses de poux. Revancharde, la presse amalgamait régulièrement Commune et Internationale. Avec Le Monde, Le Figaro plaisantait le procès d’un communard condamné à mort dont la jeunesse et la violence avaient retenu l’attention du public :

Maroteau a trouvé un avocat : le National essaie de le justifier en disant qu’il s’était lancé dans le mouvement en poëte. En poëte est trouvé. Pourquoi ne pas le couronner de fleurs, ce pauvre enfant ? Le Monde a trouvé dans cette bizarre apologie le texte d’une agréable fantaisie.
[…]
– Prévenu, comment vous êtes-vous jeté dans le mouvement ? Est-ce en poëte ou bien en homme politique ? […] et si vous avez été le jouet de la brise ? […] (Le Figaro, 07/10, p.3)

Voilà qui fait songer au Bateau ivre emporté dans le « Poëme / De la Mer » et à la vision finale du jouet d’enfant, le « bateau frêle » dans la « flache ». Nous pouvons imaginer sans peine la rage écumante de Rimbaud à ces lectures. La volonté de devenir « épave » du Bateau ivre est une probable réponse à toute cette presse anticommunarde. La métaphore du Bateau ivre aurait également pour origine la volonté de répondre au drame de Coppée Fais ce que dois où il est question de la devise de Paris assimilant la capitale à un bateau, une réponse aussi aux blagues sur la condamnation à mort du quasi « enfant » Maroteau. Il va de soi que Rimbaud n’a jamais lu Le Bateau ivre lors du dîner des Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871, c’est une invention des critiques qui n’est appuyée par aucun témoignage, pas même celui suspect de Delahaye, et on peut penser que le sonnet Cocher ivre avec ses deux moments : exaltation et désastre, n’est pas un doublon burlesque du Bateau ivre, mais plutôt une de ses diverses sources. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts d’une recherche dans la presse que d’offrir de sérieux arguments de remise en cause de la datation factice actuelle du Bateau ivre.
Ces recherches doivent continuer. Eugène Manuel est l’un des rares à partager les bas de pages du Moniteur universel réservés aux feuilletons, mais son poème La Mort du saltimbanque n’y apparaît que le 12 novembre, ce qui est trop tard pour justifier un lien avec la parodie de Léon Valade datée du 22 octobre qui concerne un tout autre poème, ni un lien avec la mention de Manuel dans le sonnet Paris. D’autres journaux suivis de près par les zutistes doivent encore être repérés. Camille Pelletan travaillait au Rappel qui ne reprit qu’en novembre, mais il y a d’autres revues à éplucher (Journal des Débats, La Liberté, etc., etc.). J’ai montré sur le blog Rimbaud ivre que le poème Les Corbeaux était une réponse à la plaquette Plus de sang de François Coppée. J’avouerai ici que je recherche d’éventuelles pré-originales de trois autres poèmes de Coppée. En tête du Cahier rouge, le poème Aux amputés de la guerre contient un grand nombre de rimes, mots clefs et motifs du poème Les Corbeaux : « drapeaux » :: « corbeaux », « chaînes » :: « chênes », « Et la fauvette fait son nid / Dans le trou creusé par la bombe[,] » « Et sur les tombeaux de nos morts / L’herbe est trop haute et croît trop vite ! » Ce poème Aux amputés de la guerre est selon moi un intertexte des Corbeaux, mais aussi de La Rivière de Cassis où le « paysan matois / Qui trinque d’un moignon vieux » est bien sûr un de ces amputés de la guerre :

Amputés, ô tronçons humains,
Racontez-nous votre martyre,
Et de vos pauvres bras sans mains
Apprenez-nous à mieux maudire.

Le célèbre vers « Mais que salubre est le vent ! » s’inspirerait du vers de Coppée : « Qu’aux salubres parfums des forêts il préfère […] » (Intimités I). Je m’intéresse également au dizain Croquis de banlieue publié tantôt dans le Cahier rouge, tantôt à la suite des Promenades et intérieurs. Il contient la rime « redingote » :: « gargote » dont, en son livre L’Art de Rimbaud, Michel Murat, parmi une poignée d’autres critiques, a pu dire avec vraisemblance qu’elle était reprise au pluriel par Rimbaud dans Ressouvenir, sauf qu’il nous faudrait démontrer la publication antérieure du poème de Coppée. Je suis également surpris par les rapprochements possibles entre Les Remembrances du vieillard idiot et le poème Mon père parfois publié isolément, mais dont Yann Mortelette m’a précisé qu’il s’agissait de la cinquième partie du long poème Olivier paru en 1876.
Un certain avenir des études rimbaldiennes est dans le dépouillement de la presse.


[1] J’ai découvert ces textes en dépouillant Le Monde illustré à la Bibliothèque Municipale de Toulouse, avant de m’apercevoir qu’ils avaient été repérés par Michael Pakenham plus de quarante ans auparavant, mais ni le périodique, ni la nouvelle Ce qu’on prend pour une vocation n’ont retenu l’attention par la suite.
[2] François Coppée avait publié dans Le Monde illustré dès 1862 ou 1863, signant alors « Francis Coppée ». Je n’ai plus les références exactes du texte que j’ai pu repérer.
[3] Le prêtre fume, puis chique. Steve Murphy, suivi par Bernard Teyssèdre, pense que le caporal est du tabac à fumer et qu’il y a une anomalie dans le texte pour ce qui est tout de même clairement présenté comme une « chique de caporal » à « malaxer ».

mercredi 21 novembre 2012

Rimbaud et Jules Mary, une petite anecdote inédite, par Jacques Bienvenu





        Dans un article publié le dimanche 15 avril 1900, un certain Ernest Blum racontait des souvenirs de Jules Mary qui avait débarqué à Paris en 1871 avec trente francs en poche. Selon l’auteur de l’article, Jules Mary lui avait fait jurer de ne pas les raconter. Ernest Blum les publiait cependant, en faisant remarquer que ce genre de demande  était le meilleur moyen de le faire savoir. Il est un peu question de Rimbaud dans ce témoignage. Blum notait que Jules Mary avait réussi à faire recevoir au théâtre des Folies-Marigny un vaudeville, puis il précisait :

« Le vaudeville rapporte quatre-vingt francs avec lesquels Mary achète le jour même un pardessus hongrois guigné depuis plus de six mois à la devanture d’un fripier de la rue de l’École de médecine. Le pardessus avait trente-deux poches seulement ! Ce pardessus excita longtemps la jalousie d’Arthur Rimbaud, compatriote et camarade de classe de Jules Mary. Forain lui-même le regardait d’un œil plutôt envieux. »

      Le vaudeville de Jules Mary s’intitulait Claude et sa femme et fut représenté le 2 février 1873. L’anecdote doit être prise avec une grande prudence car Jules Mary n’est pas un témoin très fiable. Néanmoins, ces confidences interviennent une vingtaine d’années avant la lettre que le condisciple de Rimbaud à Charleville fit parvenir à Breton en 1919. Sa mémoire était-elle plus fraîche ? L’année 1873 pose un problème déjà. Rimbaud a pu passer à Paris en avril de cette année ou plus tardivement après l’affaire de Bruxelles. Sa présence n’y est pas vraiment attestée. Ce témoignage, s’il était exact, serait néanmoins  une preuve du passage de Rimbaud à Paris après le 2 février 1873. Dans la lettre de 1919, il est question d’une rencontre après la guerre qui ne correspond pas à celle-ci, car  Jules Mary précise qu’il n’a  plus revu Rimbaud après son départ en Belgique et à Londres. Tout cela incite donc à la méfiance, pour les deux témoignages, d’ailleurs. Versons donc cette pièce au dossier Jules Mary en prenant la distance nécessaire qu’il convient pour cette mince anecdote qui a tout de même le mérite de l’inédit.

      Voici pour mémoire les souvenirs de Jules Mary publiés dans revue Littérature du 8 octobre 1919 :

      « J'avais commencé d'écrire quelques notes de souvenirs sur Arthur Rimbaud car je n'avais pas oublié la promesse que je vous ai faite, mais au fur et à mesure que j'avançais dans mon travail et que je remontais cette époque de ma jeunesse, je me suis aperçu que je ne pouvais parler de Rimbaud enfant et jeune sans que ma personnalité intervînt à tout propos. Outre que cela ne me plaît guère ce n'était ni votre désir ni le mien. J'ai donc jeté ces premières feuilles au panier. Du reste, je n'apporte pas une bien large contribution aux biographies de mon ancien condisciple. Je crois vous l'avoir fait pressentir. En outre, il est plus difficile que je ne l'aurais cru de faire renaître des impressions d'enfance, naïves et primesautières, sur ce gentil gamin qu'était Rimbaud dont je vois encore très clairement les yeux bruns doux et malicieux. Plus difficile que je ne l'aurais cru de se dégager, pour parler de lui, des théories, des opinions fausses ou exagérées, des admirations ou des dénigrements qui ont roulé sur sa tombe et dont, s'il avait pu les entendre, son sourire narquois se fût fort amusé. Personne ne fut moins pontife que cet aimable et insouciant garçon et je pense de lui que si l'on tenta plus tard, dans les cénacles sacrés, de le griser de sa célébrité naissante, il n'y perdit pas sa raison. L'éclair de moquerie que j'ai connu dans ses yeux était trop indication d'un bon sens caché pour qu'il se laissât prendre aux énormes flatteries qui firent de la fantaisie échevelée de son esprit un symbole. Et j'ai gardé de mon petit camarade un souvenir charmant et mélancolique. J'étais au Séminaire de Charleville dont les classes étaient communes avec celles du Collège lorsque je fis la connaissance de Rimbaud. Tout de suite nous fûmes très liés, malgré notre rivalité de forts en thème. Nous avions le même goût excessif de lecture. Et ce goût, comme il est vaste, nous faisait rechercher de préférence les livres qui n'avaient rien de classique. Pendant qu'à l'étude ou au dortoir j'écrivais au crayon mes premiers romans, il écrivait ses premiers vers. Il était externe et m'apportait de chez lui Lamartine, Musset, Hugo, sans compter Daphnis et Chloé, et la traduction des Comédies d'Aristophane où nous traduisions, à notre tour, non sans trouble, les commentaires latins qui accompagnaient le texte français. J'eus ainsi bientôt une bibliothèque trop complète que l'on ne manqua pas de découvrir. Et je dus choisir entre une vocation religieuse à laquelle je n'avais jamais pensé et l'autre vocation impérieuse qui déjà fermentait et en dehors de laquelle je n'ai jamais compris que rien pût exister de possible pour moi.
Au Collège, par une cristallisation dont même à cette distance, je ne puis bien déterminer les causes, ce frêle garçon, au large regard, nous étonnait et passait, pour ainsi dire, au dessus de nous. Sa réputation se faisait hors de notre classe et, du dehors, y rejaillissait. Je suis surpris qu'aucune pièce de vers n'ait couru parmi nous sous le manteau, que nous aurions apprise par cœur et cependant nous savions qu'il était poète.
Bon élève, avec docilité et sans grand travail. Très doux, sans éclats de gaieté, s'il prenait plaisir du coin de l'œil aux mauvais tours qu'il est de tradition d'inventer contre les professeurs, ces méchancetés ne venaient pas de lui. Il n'aimait ni les jeux bruyants ni la violence de certains plaisirs. Déjà la vie tenait tout entière dans l'horizon de ses lectures, dans sa fièvre d'apprendre et son besoin de composer: Plus jeune que nous de trois ou quatre ans, il était beaucoup plus âgé.
Pour cause de livres défendus je dus quitter le Séminaire et je ne retrouvai Rimbaud qu'après la guerre, à Paris. J'y étais très misérable. Il l'était autant que moi. A nous deux nous n'avions pas toujours à mettre une chemise propre et Rimbaud avait adopté l'ingénieux système qui consiste à ne posséder qu'une chemise. On la jette quand elle n'est plus portable, après en avoir acheté ou emprunté une autre qui la remplace. Ainsi nous économisions le blanchissage. Ce système il me l'expliqua certain jour où j'étais allé le surprendre de bon matin. Il demeurait alors dans une vaste chambre dont les deux uniques meubles étaient une table et un lit perdu au fond d'une alcôve de ténèbres. C'étais je crois rue des Grands-Degrés, peut-être rue St Séverin où j'habitais moi-même. Il était au lit et comptait y passer la journée, n'ayant rien de mieux à faire, étant de ces gens qui ne pouvant pas manger, essayent de dormir. On  disait en ce temps-là, des pauvres diables de débutants qu'ils menaient une joyeuse vie de Bohême. Mais si la vie de Bohême est de la vie gaie, la vraie, la nôtre, était lugubre.
J'avais malgré mon dénuement des habitudes régulières qui s'étonnèrent un peu, car autour de moi je ne voyais rien qui rappelât quelque travail et déjà le nom de Rimbaud courait sur toutes les lèvres parmi les étudiants du Quartier latin. je ne pouvais pas m'imaginer cette renommée naissante sans le prodigieux élan d'un effort continu et je lui demandai naïvement
- C'est ici que tu travailles ?
 -Mais oui.
- Avec quoi ?
II me répondit avec un demi-sourire, l'ironie aux yeux - cette ironie douce qui lui était si familière
- Regarde... là-bas... sur la table...
Sur la table, ni plume, ni papier, mais un encrier de plomb empli d'une boue verdâtre et desséchée. Rimbaud riait sous ses draps.
Je ne sais comment mon porte-monnaie contenait ce matin-là une vingtaine de sous. Je l'emmenais déjeuner dans un restaurant tout proche où l'on « avait droit » pour 0,50 centimes à une soupe grasse, une portion de bouilli et un morceau de pain. Nous n'en mangions pas autant tous les jours. Il me rendit du reste cette fastueuse invitation quelque temps après en m'offrant, quai Saint-Michel, à l'éventoir d'un marchand des quatre saisons, une botte de cresson qui composa notre dîner, ce soir-là.
Et l'on se redisait ses poèmes...
On lui en prêtait même qui n'étaient pas de lui dans lesquels on le pastichait, déjà...
J'entendais :

Un soir plein de rose et de bleu mystique
 Nous allions dans un lupanar antique

Le troisième vers, même en latin, braverait l'honnêteté, et je ne sais trop s'il y en eut un quatrième.
Sa vie m'échappait, au vrai, je ne tenais pas à la connaître. J'obéissais à un sentiment bizarre que j'ai analysé depuis et qui était fait de compassion et de crainte. Sans éprouver une amitié véritable, qui n'eut pas le temps de se développer, j'avais pour lui un vif penchant et si sa vie me restait étrangère, du moins je n'ignorais pas certaines de ses habitudes contre lesquelles se révoltait, ou plutôt auxquelles répugnait mon caractère de jeune paysan déraciné, têtu, orgueilleux et solitaire. Rimbaud fréquentait alors assidûment, par snobisme - le mot n'était pas inventé - bien plus que par une attirance vicieuse, un caboulot de la rue Saint-Jacques drôlement appelé: L'Académie d'absinthe. La verte y coûtait trois sous et ce prix modique amenait une clientèle nombreuse des types les plus variés. Pour trois sous, et s'il « renouvelait », pour six ou neuf sous, le pauvre gosse prenait là des apéritifs qui, par dérision, demeuraient ses repas et qui, en plus, lui versaient l'oubli et la surexcitation. Je le rencontrai plusieurs fois comme il en sortait. Dans son large regard tremblait un peu de gêne et d'hésitation, mais toujours y luisait cette douce moquerie qui pouvait faire penser qu'il ne prenait guère au sérieux, ni lui-même, en ces heures de trouble, ni les autres...
Puis, j'appris qu'il venait de partir pour la Belgique, ensuite qu'il était en Angleterre. Il courait à ses aventures. Je demeurai dans ma misère. Et je ne l'ai plus jamais revu.
Bien des années après, il écrivait à Paul Bourde, du Temps, une lettre affectueuse où il lui demandait de mes nouvelles. Il s'intéressait à mes travaux et à ma réputation. Cette lettre a été perdue après la mort de Bourde. Je le regrette. Rimbaud y donnait des détails sur son genre de vie. Il dirigeait alors un comptoir en Afrique aux confins du désert et faisait du commerce avec les caravanes. La poésie était loin ! II n'en parlait pas. Se souvenait-il même qu'il avait été poète ? Je crois bien qu'il n'en avait cure
Tel est, Monsieur, le simple et bien léger récit qui résume mes relations avec Rimbaud. Faites-en ce que vous voulez.
Un mot, avant de terminer.
Quel que soit le sort de ces pages, je tiens à vous remercier de me les avoir demandées et voici pourquoi
Je me souviens d'un article écrit sur Rimbaud par un certain Rodolphe Darzens - le même, sans doute, qui après un long sommeil dans la poussière de l'oubli vient de se réveiller directeur d'un théâtre d'avant-garde, aux Batignolles, à mi-chemin de Montmartre « mamelle du monde ». Mon nom avait glissé sous la plume de mon flamboyant confrère et en l'y laissant tomber comme une ordure il l'avait accompagné du commentaire suivant: « Nous nous excusons devant les mânes de Rimbaud, d'accoler un pareil nom à sa mémoire... » Je n'ai pas été surpris, Monsieur, d'apprendre que vous n'avez point pareille étroitesse de jugement et je vous sais gré de m'avoir déclaré « que votre liberté d'esprit était assez grande pour vous permettre d'admirer à la fois l'œuvre de Rimbaud et 1a mienne de sens pourtant si opposés. »
Ce qui fut dit de moi jadis par Darzens était une grossièreté et une sottise. Votre courtoisie, spontanée, jeune et charmante, me les fait oublier.
Déchirez donc tout cela, Monsieur, ou publiez - je vous laisse juge. Et recevez mes cordiaux compliments »

Jules Mary.


vendredi 16 novembre 2012

Traduction de l’article « Arthur Rimbaud » d’Oscar Panizza, par François Herry







    L’article peu connu sur Rimbaud de l’écrivain allemand Oscar Panizza n’a pas été, sauf erreur,  traduit en français. Il paraît utile pour l’Histoire littéraire de le donner ici grâce à François Herry que je remercie vivement. Oscar Panizza (1853-1921) a une formation de médecin aliéniste et s’intéresse aux rapports entre le génie et la folie. Né en Bavière, d’un père catholique et d’une mère huguenote, Oscar Panizza a vite renoncé à son métier de médecin aliéniste pour se consacrer à la littérature. Poète, auteur satirique, dramaturge, c’est un  ennemi déclaré de la religion et de la papauté. Sa pièce Le Concile d’amour lui a valu un an d’emprisonnement  en 1895. En 1899-1900 il habite Paris. Écrivain maudit,  Il meurt fou à l’asile en 1921.
 J.B.




Wiener Rundschau [Vienne] n° 19, 1900

Arthur Rimbaud

par Oscar Panizza (Paris).

     Dans les semaines qui viennent sera érigé à Charleville, la ville des Ardennes où il est né, un monument à Arthur Rimbaud, le poète mort en 1891. Il paraît suffisant, en France, d’avoir écrit quelques bonnes poésies pour être mis sur un piédestal et accéder à l’immortalité. Rimbaud ne vécut que 37 ans et ne consacra à l’art poétique que quelques-unes de ses années de jeunesse – il vaudrait même mieux dire de ses années d’adolescence. C’est seulement de 1869 à 1873 qu’il écrivit ses poèmes, c’est-à-dire lorsqu’il avait entre 15 et 19 ans. Par la suite, sous l’effet dévastateur de sa relation avec Paul Verlaine, il abandonna brutalement toute préoccupation d’ordre poétique et esthétique et même n’éprouva plus envers la poésie qu’un dégoût irrépressible. Et pourtant, les quelques bons poèmes qui furent rassemblés et publiés en 1898 par les éditions du Mercure de France ont contribué à sa glorification.

    Ces événements sont tellement étroitement liés au développement spirituel de Verlaine à partir de 1871, et l’édification même du monument au jeune poète fera elle-même l’objet de tant d’attention et couler tant d’encre de la part des critiques et des esthètes, qu’il nous paraît intéressant d’examiner de près, d’après les sources dont nous disposons, cette aventure singulière : la fascination totale d’un poète trentenaire, déjà en pleine maturité, pour un épanouissement esthétique juvénile, à un tel point de fusion que le jeune poète de dix-huit ans qui en était l’objet s’en trouva étouffé, anéanti et en resta brisé .

    Verlaine, qui avait été pendant la Commune président du Bureau de la presse et s’était installé avec sa femme dans la rue Campagne-Première, reçut un jour par la poste un paquet contenant des poèmes ; un certain Rimbaud indiquait en être l’auteur et précisait également qu’à l’âge de seize ans, une fois ses études achevées, il s’était engagé auprès de la Commune, avait réussi à échapper à la vigilance des troupes versaillaises et vivait à nouveau avec sa mère à la campagne. Les Verlaine, Monsieur et Madame, furent tous deux convaincus que l’expéditeur du pli devait avoir trente ans, tant les poèmes témoignaient d’une grande maîtrise, en particulier certains d’entre eux, dont Le Bateau ivre, qui comptent parmi les meilleurs de Rimbaud. Ce dernier fut reconnu aussitôt comme poète à part entière par le connaisseur et l’expert qu’était Verlaine, qui l’invita aussitôt. Il vint. En l’absence de son époux, il fut accueilli par Mme Verlaine, qui fut stupéfaite de voir se présenter devant elle un adolescent de seize ans, d’une grande candeur – ce qui la rendit aussitôt méfiante. Elle avait raison, car sa vie devait par la suite être ruinée par le jeune homme, qui lui enlèverait son mari. Quand il rentra chez lui, Verlaine fut aussitôt frappé d’un coup de foudre – épris du miracle ; il reprit néanmoins sa contenance, et offrit à son visiteur d’habiter dans le logement familial.

    Il est singulier d’observer combien il arrive fréquemment que le hasard soit à l’origine de rencontres décisives entre les êtres humains. S’il n’avait pas croisé Rimbaud, Verlaine serait peut-être devenu un honnête et distingué poète, maîtrisant parfaitement l’esthétique formelle, comme il l’était précédemment d’ailleurs : un vrai Parnassien. La rencontre et la vie commune avec Rimbaud furent comme des étincelles qui illuminèrent chez lui des aspects nouveaux, complexes, hystérico-religieux. Il découvrit immédiatement qu’il était doté de la faculté de l’adoration ; à partir d’une nature masculine, fertile, se développèrent des aspects de lui-même d’essence féminine. De l’incandescence de l’expérience nouvelle qu’il vivait, et qui lui fit rejeter sa femme, son enfant, son foyer, naquit le nouveau Verlaine : religieux, fervent catholique, adorateur du péché et assoiffé d’expiation, tel que nous le connaissons tous et tel qu’il a gagné depuis l’admiration du monde entier. Rimbaud aurait sûrement, sans cette rencontre pour lui néfaste, évolué pour devenir un des poètes les plus éminents de France, ce qu’il promettait déjà d’être, mais il eût fallu qu’il développât normalement cette puissance mâle, cette essence purement virile qu’il possédait, au lieu de la contraindre en une fausse passivité. Ainsi, l’adolescent à la sensibilité sans limite qu’il était, écartelé entre des sentiments opposés et contradictoires, trébucha après une brève éclosion d’orgueil éclatant – et, comme c’est l’inspiration poétique qui était là en jeu, s’ensuivit pour lui le tarissement et l’épuisement de cette énergie même. La littérature et la poésie, celles de lui-même et des autres, lui devinrent sources de dégoût et le reste de sa vie se passa dans la désolation et l’aridité. L’affaire Verlaine-Rimbaud n’est pas seulement extraordinairement intéressante en ce qui concerne la littérature, mais aussi d’un point de vue médical ; c’est un cas d’école source d’enseignements multiples sur la façon dont sommeillent en nous les potentialités de tous les développements divers, et dont la chance ou la malchance des rencontres à un âge impressionnable et malléable déterminent notre bonheur ou notre malheur. Aucune tendance homosexuelle ne s’était révélée chez Verlaine, comme en témoignent son mariage, la naissance de son fils, ses bons poèmes d’école dans le style des Parnassiens, ses Fêtes galantes, grâce auxquelles il s’était déjà fait un nom ; néanmoins, le hasard des circonstances et un terrain naturel qui est peut-être celui de la plupart des hommes lui firent franchir le pas, et ce fut une chance pour lui et pour le monde. En effet, cette greffe nouvelle sur un tronc existant lui apporta une maturité inattendue et produisit des roses d’un éclat insoupçonné. Rimbaud, quant à lui, était un adolescent plein de vitalité et d’énergie mâle et virile, mais il devint l’objet d’un amour qui, face au principe masculin qu’il incarnait, ne présentait pas la complémentarité totale qui lui était nécessaire ; alors la plénitude de son accomplissement et de son développement devint impossible. Apollon avait entraîné l’adolescent vers le soleil et le laissa impitoyablement tomber vers l’abîme lorsque ses ailes fondirent.

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie

    Ainsi chantait Rimbaud après la catastrophe et qu’il se fut rendu compte, avec terreur, de ce qui lui restait à vivre intellectuellement.

    Mais nous avons brûlé les étapes. Il ne restait plus aux deux nouveaux amis que neuf mois à vivre dans le logement commun et sous les yeux de la maîtresse de maison et de la belle-mère du poète : le temps de faire connaissance, de la reconnaissance mutuelle ; puis les deux hommes, pour échapper au ressentiment croissant des deux femmes, entreprirent leur célèbre périple à l’étranger ; une menace d’emprisonnement de Verlaine, réelle ou prétendue, pour sa participation à la Commune, en fournit la justification. Ce furent alors ces « extravagants séjours en Belgique, en Angleterre », puis à nouveau « en Belgique ». Verlaine a décrit avec audace, comme un manifeste de liberté artistique, cette « camaraderie » précieuse, où ils ripaillaient, cuisinaient, composaient, fumaient, s’enivraient, pour en rendre compte à lui-même autant qu’aux autres. Il affirma même, et certains l’ont cru, qu’il s’agissait certes d’ « homosexualité », mais seulement « au point de vue psychique » et non pas de « faits matériels ».

Il déclame ainsi dans Parallèlement :

Nous allions – vous en souvient-il,
Voyageur où çà disparu ? –
Filant légers dans l’air subtil,
Deux spectres joyeux, on eût cru !

Car les passions satisfaites
Insolemment outre mesure
Mettaient dans nos têtes des fêtes
Et dans nos sens, que tout rassure,

Tout, la jeunesse, l’amitié,
Et nos cœurs, ah ! que dégagés
Des femmes prises en pitié
Et du dernier des préjugés……

Le roman de vivre à deux hommes
Mieux que non pas d’époux modèles,
Chacun au tas versant des sommes
De sentiments forts et fidèles……

    Les deux voyageurs ont probablement été fort remarqués. Le contraste entre eux était particulièrement vif. Verlaine, laid comme un chat-tigre, son visage d’étrangleur portant toutes les marques du crime et des tourments ; Rimbaud mignon – « si joli et si touchant »« un visage parfaitement ovale d’ange en exil » – et, ajoute Verlaine : « des jambes sans rivales… » pour couronner le tout !
L’homme et l’adolescent ont sans doute donné beaucoup à penser à ceux qui les remarquèrent au cours de leur affectueux périple. Ils ne s’en souciaient pas :

L’envie aux yeux de basilic
Censurait ce mode d’écot :
Nous dînions du blâme public
Et soupions du même fricot.

    Lorsqu’on considère l’allure impétueuse de ces vers, qui dans leur agitation, dans la spontanéité de leur sensibilité, rappellent les Wintermärchen de Heine, et qu’on les compare avec les productions scolaires qui les précèdent, on voit immédiatement la puissance de l’élan progressiste qui a porté Verlaine.

    Mais ce ciel même s’écroula. A Bruxelles, à une « brève et scandaleuse discussion », dont nous pouvons seulement imaginer le contenu, succéda une rupture entre les deux amis. La mère, la belle-mère et l'épouse de Verlaine vinrent de Paris pour récupérer l'infidèle, puisque dorénavant tout danger de poursuites judiciaires après le soulèvement de la Commune était écarté. Mais Verlaine, qui était à moitié décidé à les suivre, se rétracta à la vue des trois femmes. Il appela Rimbaud, qu'il allait abandonner, et se jeta dans ses bras à la consternation des trois témoins, en exigeant de lui la promesse sacrée que leur amitié resterait inébranlable. De la part de Rimbaud, cependant, les sentiments s'étaient attiédis à la longue. Il refusa la prolongation de cette relation et accepta que Verlaine repartît avec les trois dames. L'impensable eut lieu alors. Verlaine sortit un revolver de sa poche et tira sur Rimbaud, le blessant au bras. Rien ne caractérise davantage l'évolution de cette passion singulière de Verlaine que cet acte aveugle et sanguinaire. Mais tout aurait encore pu bien finir, si le poète avait accepté l'inévitable et rendu son ami à la liberté. Cela n'arriva point. Au retour de l'hôpital, où Rimbaud avait été pansé, Verlaine tira à nouveau sur Rimbaud, qui venait à nouveau de refuser nettement de partir à nouveau avec lui,  et toujours sans le blesser gravement; mais cette fois dans la rue: le scandale et le délit étaient publics. Les deux hommes furent arrêtés, Rimbaud envoyé à l'hôpital et, aussitôt que ses blessures furent guéries, expulsé par le gouvernement belge; Verlaine fut condamné à deux ans d'emprisonnement par les tribunaux de Bruxelles, malgré la déposition en sa faveur de Rimbaud. Berrichon, dont la Vie de Jean Arthur Rimbaud (Paris 1898) nous a fourni une grande partie des épisodes relatés ici, ajoute par ailleurs: « De méchantes langues ont fleuri monstrueusement sur la qualité d'affection unissant nos deux poètes, ces poètes dont l'œuvre eut une si saine influence sur les lettres nouvelles. Il les faut défleurir ces légendes, car l'arbre de cette liaison fut chaste et ses rameaux d'amitié ne produisirent rien au-delà d'une verdure de norme naturelle... » Nous ne pouvons que nous ranger à cette opinion. Le jugement avait été d'une sévérité sans mesure. Il s'agissait au pire d'une blessure corporelle, sans dommage définitif. Ainsi Verlaine aurait-il pu attendre qu'on lui accordât le bénéfice maximal des circonstances les plus atténuantes puisque, sous l'empire d'un raptus hystérique, dans l'effroi de perdre un compagnon dont l'influence était sur lui si profondément essentielle, et qu'il pensait conserver tout au long de sa vie, il avait agi sans aucun doute en dehors de toute clarté de conscience, celle que les juristes nomment « libre expression de la volonté ». A Paris même certaines jeunes dames sont condamnées souvent à quelques mois de prison seulement alors que, dans des situations analogues et croyant ne pas pouvoir surmonter l'imminence de la perte de leur amant, elles ont jeté du vitriol au visage de ce dernier, provoquant ainsi des séquelles corporelles graves et permanentes. Lepelletier lui-même (dans Écho de Paris) estime que le tribunal, dont l'attendu précise...« pour avoir, à Bruxelles, le 10 juillet 1873, volontairement porté des coups et fait des blessures ayant entraîné une incapacité personnelle de travail à Arthur Rimbaud...», a rendu un jugement rigoureux, et poursuit: Verlaine a été frappé avec une sévérité exceptionnelle par les juges belges, parce qu'il était français, parce qu'il était poète, et aussi parce que les notes de police le donnaient comme ayant participé à la Commune. S'il y avait eu une cause immorale à l'origine du méfait, les bons magistrats brabançons n'eussent pas manqué de le signaler.

    A peine rétabli, Rimbaud revint à Paris. Mais les rumeurs funestes, avec leur cortège d'arrière-pensées obscures, l'avaient déjà précédé. Au Café Tabourey, près de l'Odéon, on l' «évitait » ostensiblement, lui qui était tant fêté jadis, et même célébré par le vénérable Victor Hugo comme un «Shakespeare enfant». Il n'avait pas encore dix-neuf ans. Il n'était plus qu'une fleur fanée. La guêpe qui lui avait enfoncé son dard en plein cœur et l'avait blessé pour la vie entière était en prison.  A elle on aurait pu imputer la faute, si quelqu'un même y avait pensé. Mais à cet adolescent naïf, qui avait à peine une conscience claire de lui-même et de ce qui l'entourait!... Le monde est souvent plein d'une cruauté imbécile....

    Secoué de frissons, Rimbaud repart tout droit dans sa région natale. Là-bas, il fait appel une fois encore à la poésie pour redonner une direction à sa vie. Il publie Une Saison en enfer (Bruxelles 1873): quelques esquisses courtes, arrachées et jetées sur le papier, d'une énergie visionnaire, dans lesquelles il trace avec une grande force le portrait du diable qui lui a fiché dans la poitrine un fer chauffé à blanc.

    Il décrit ainsi, entre autres passages:
« J'ai avalé une fameuse gorgée de poison. Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, éternelle peine! Voyez comme le feu se relève! Je brûle comme il faut. Va, démon!...»

     Dans un passage extrêmement tendre, il rassemble les âmes damnées de la « vierge folle » (Paul Verlaine) et de l'« époux infernal » (Rimbaud), dans un dialogue qui rappelle les extases contemplatives des mystiques chrétiens du XIVe siècle. La Vierge folle (Verlaine) parle : « O divin époux, mon seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis saoule. Je suis impure. Quelle vie !...Je suis esclave de l’Époux infernal, celui qui a perdu les vierges folles… Je suis veuve. J’étais veuve. Lui était presque un enfant. Ses délicatesses mystérieuses m’avaient séduite. J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s’emporte contre moi, moi, la pauvre âme… » (Tout paraît assez clair : Madame Verlaine avait déposé une demande de divorce contre son époux en raison des événements de Bruxelles et avait obtenu gain de cause.).

    L’Époux infernal (Rimbaud) répond ensuite à la pauvre âme damnée par la profession de foi suivante, remarquable en soi : « Je n’aime pas les femmes : l’amour est à réinventer, on le sait. Elles ne peuvent plus que vouloir une position assurée. La position gagnée, cœur et beauté sont mis de côté : il ne reste que froid dédain, l’aliment du mariage, aujourd’hui… »

    La Vierge folle poursuit : « Il a peut-être des secrets pour changer la vie. J’avais de plus en plus faim de sa beauté [sic]. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c’était bien un ciel, un sombre ciel, où j’entrais, et où j’aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j’en prenais l’habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse… »

    L’Époux infernal parle : « Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres : c’est mon devoir… »

    On voit clairement que Rimbaud avait éprouvé un changement profond de la nature de ses sentiments et l’impasse où il se trouvait. A peine l’ouvrage fini, le dégoût s’empara du jeune homme et il détruisit la totalité du premier tirage. Quelques exemplaires offerts en cadeau, et parmi eux celui envoyé secrètement à Verlaine, subsistèrent seuls. C’est l’un d’eux qui permit d’ajouter l’ouvrage à l’édition complète disponible aujourd’hui des œuvres de Rimbaud (Œuvres de Jean Arthur Rimbaud. Paris, Mercure de France, 1898). – C’était la fin.

    Depuis ses dix-huit ans, l’auteur n’a plus écrit une ligne. Et le dégoût éprouvé à l’égard de toute littérature persista jusqu’à sa mort, d’ailleurs prématurée. Il mourut en 1891 à l’âge de trente-sept ans à Marseille. Même pendant les dernières années de sa vie, lorsqu’on venait à parler des activités de sa jeunesse, il en repoussait avec violence l’évocation : « Absurde ! ridicule ! dégoûtant !... ».

    Rimbaud devint par la suite un commerçant avisé. Il achetait et revendait de l’ivoire, du café, de l’encens, des lingots d’or, et la France peut lui en être reconnaissante : c’est à son activité en Afrique de l’Est qu’elle doit d’avoir établi de bonnes relations avec la province de Harar, dans laquelle elle exerce de nos jours une influence prépondérante.

    Mais c’est au poète Rimbaud que l’on édifie aujourd’hui un monument à Charleville.


NDT : les titres d’œuvre ont été soulignés. Tous les passages en italique signalent les passages en français dans le texte original.