Écrire un article concernant la pagination des Illuminations sur internet présente un grand avantage. En effet, grâce au site Gallica de la Bibliothèque Nationale, les prestigieux feuillets de Rimbaud sont accessibles gratuitement Ils sont de plus photographiés avec une très grande qualité qui permet de les examiner et éventuellement de les agrandir à la loupe. C’est un progrès considérable - profitons-en. Nous bénéficions aussi de la possibilité de consulter les Illuminations de la vente Bérès de juin 2007. Une partie de la revue La Vogue est en ligne ainsi que la totalité de la plaquette de 1886. Je rappelle qu’il s’agit ici de discuter des arguments de Steve Murphy dans un article que l’on peut aussi trouver en ligne. Ainsi le lecteur intéressé par ce sujet peut avoir accès à tous ces documents. La première partie de mon article peut être consultée ici.
Après Bouillane de Lacoste, qui est le premier chercheur à avoir questionné Fénéon sur la pagination des Illuminations, il a fallu attendre 36 ans pour qu’une étude minutieuse de cette question soit entreprise par André Guyaux dans sa thèse Poétique du fragment publiée en 1985. André Guyaux fait remarquer d’abord la difficulté du problème. Ainsi commence-t-il son exposé sur la numérotation des poèmes en écrivant : « Il faut aborder ici la question la plus insoluble ». C’est dire si le problème est loin d’être évident. Pour bien comprendre à présent les arguments de Steve Murphy, il faut savoir que ce critique s’inspire d’une étude réalisée en 1989 par Claude Zissmann cinq ans après la publication de la thèse d’André Guyaux. Il s’agit d’une petite plaquette intitulée « Ce que révèle le manuscrit des Illuminations ».
Nous allons en parler, mais il faut d’abord exposer dans le détail ce qui pourrait faire penser que les feuillets ont été numérotés par Rimbaud. La singularité réside dans le fait que la pagination ne présente pas un caractère homogène. Il est établi que les 9 premiers feuillets sont paginés de 1 à 9 d’abord au crayon puis repassés à l’encre. Tous les autres numéros sont au crayon à l’exception notable des feuillets 12 et 18 qui sont à l’encre et qui ont, comme nous le verrons, une importance toute particulière. Claude Zissmann sur cette question dit ceci :
Tout ce qui a été, sur les feuillets, écrit au crayon, facile à gommer, doit l’avoir été par d’autres que Rimbaud : l’encre en revanche est la marque de l’auteur. Attribuer toute la pagination à Fénéon est contraire au bon sens : pourquoi aurait-il paginé certains feuillets au crayon et certains autres à l’encre ?
Steve Murphy attribue aussi les paginations à l’encre à Rimbaud. Il cite le passage de « Ce que révèle le manuscrit des Illuminations » où Claude Zissmann critique André Guyaux :
Dans sa thèse, André Guyaux tente désespérément de faire croire, contre toute vraisemblance, que ce n’est pas à Rimbaud, mais à Felix Fénéon, qu’il faut attribuer la pagination à l’encre de certains feuillets.
Mais c’est surtout la numération à l’encre de la page 12 sur laquelle Steve Murphy va jeter la base essentielle de son argumentation. Il écrit :
En commentant pour la première fois la p. 12, A. Guyaux donnait ces indications : « le chiffre, tout différent de ceux des autres feuillets, est écrit à l’encre, de la même encre que le texte (nous soulignons) : « ce chiffre pourrait-être de la main de Rimbaud ». Dans sa thèse comme dans son édition critique, cette indication n’est ni confirmée, ni contredite ; [...]
Précisons qu’il s’agit d’une remarque faite par André Guyaux huit ans avant sa thèse. Steve Murphy indique que c’est à Claude Zissmann que l’on doit la découverte de ce détail. C’est là où ma conception de l’étude codicologique diffère complètement de celle de Steve Murphy. J’observe d’abord que si André Guyaux ne reprend pas une ancienne remarque, c’est probablement qu’il n’en était pas sûr. J’aurais préféré que Steve Murphy nous dise : « nous sommes allé consulter le feuillet 12 à la Bibliothèque Nationale et nous avons constaté que l’encre du chiffre 12 est la même que celle du texte ». Pour ma part, j’ai fait cette démarche : j’ai examiné attentivement le feuillet 12 à Richelieu. J’ai pris la peine de poser la question à une personne compétente. Rien ne permet d’affirmer sur la simple vue du manuscrit que l’encre est la même. De plus, une comparaison attentive montre que l’écriture même du 12 ne semble pas être de la même main que celle qui a écrit le poème. D’ailleurs, c’est le moment d’aborder la question des arguments graphologiques. La graphologie est le socle de la thèse de Bouillane de Lacoste dont Steve Murphy fait le plus grand cas. Il faut tout de même savoir que l’argument majeur de Bouillane réside principalement dans la forme d’une lettre, la lettre f bouclée ou non en bas. Du reste, Steve Murphy nous gratifie dans son article d’une reproduction de trois manuscrits (non visible dans l’article en ligne) qui concernent la forme de cette lettre. Dès l’instant où il s’agit d’attribuer à Rimbaud une pagination je ne vois pas pour quelle raison on négligerait la forme des chiffres qui peut être caractéristique. Or, dans son article d’Histoire littéraires, Steve Murphy n’insiste pas sur cette question, ne se donne pas la peine de nous donner des échantillons de l’écriture de Rimbaud sur les manuscrits. Il écrit simplement ceci :
Plusieurs paginations possèdent des formes très proches d’autres chiffres de Rimbaud (en particulier les 5 et plus caractéristiques encore, les 2 des f.21-22), mais c’est surtout l’analyse codicologique qui permet de réfuter ces hypothèses.
On voit que l’analyse graphologique pour Steve Murphy est totalement sous-estimée, voire ignorée, comme tout à fait secondaire. La question majeure du chiffre 2 de la page 12 et du chiffre 8 de la page 18 est totalement éludée alors qu’il s’agit précisément des chiffres à l’encre sur lesquels repose toute l’analyse codicologique du critique - j’y reviendrai. Pour ma part, j’adopte un point de vue radicalement opposé et je commence par là où Steve Murphy termine. En effet, il a fallu attendre le tome IV des Œuvres complètes de Rimbaud (Fac-similés) édités par ce critique en 2004 aux éditions Champion pour que la question de la pagination des Illuminations soit abordée sous l’angle de la graphologie. Toujours un peu négligent sur cette question, Murphy y consacre une simple note. Pour être précis : à la page 68, il écrit en parlant de la numérotation des 24 premières pages : « […] nous espérons avoir prouvé par une argumentation codicologique, [Murphy 2000] que conforte la graphologie, que ce sont bien des traits autographes comme le soutenait C. Zissmann. » Or, c’est au-dessus du mot « graphologie » qu’une note 62 est censée nous conforter.
Il convient de la citer complètement :
Nous frappe en particulier le 22 du feuillet contenant Marine et Fête d’hiver, le premier chiffre étant d’une forme assez idiosyncrasique très proche notamment de celui qui coiffe la seconde section de Comédie de la soif et qui apparaît dans les calculs au dos de Fêtes de la faim, en particulier dans le 24 de la dernière série de chiffres. Parmi les autres chiffres, ce sont surtout le 3 et (encore davantage) le 5 qui ont une forme très rimbaldienne. Même le 8 de la page 18, dont la forme paraît peu rimbaldienne, n’est pas sans analogie avec celui de la date 1870 dans la lettre à Aicard de juin 1871 ou avec celui du chiffre 380 au dos de Fêtes de la faim. Le chiffre à l’encre de la page 7 est plus surprenant à cause de sa barre transversale (le 7 au crayon, surchargé par le chiffre à l’encre, ne comporte pas de barre) ; on trouve toutefois un exemple avec une légère barre transversale au début de la lettre du 10 juin 1871 ; la numérotation de la p. 17 ne présente pas cette forme.
Donc Murphy commence par écrire qu’il est frappé par les chiffres 2 du feuillet 22 : « le premier chiffre étant d’une forme assez idiosyncrasique très proche notamment de celui qui coiffe la seconde section de Comédie de la soif et qui apparaît dans les calculs au dos de Fêtes de la faim, en particulier dans le 24 de la dernière série de chiffres ». Murphy ne dit pas un mot sur le 2 du fameux 12 écrit à l’encre qui est le pivot de son argumentation pour la pagination autographe. Il faut dire que ce 2 de la page 12 n’a vraiment pas une forme caractéristique et c’est là un sérieux problème. Voir notre illustration ci-dessous :
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Les deux 2 idiosyncrasiques choisis par Murphy, à droite le 2 de la p.12 |
Même chose avec le 18 écrit à l’encre et qui est donc avec le 12 le numéro clé. Murphy est obligé de reconnaître que ce 8 de la page 18 a une forme qui paraît « peu rimbaldienne ». En effet, il s’agit d’une forme classique de 8 exécutée par des personnes qui commencent la boucle du haut dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et qui viennent terminer le 8 par un trait au lieu de fermer la boucle. Il faut dire que les 8 se comptent par dizaines sur les lettres de Rimbaud quand on songe aux lettres des années 1871-1872-1873 etc. Il n’y a pas d’exemple chez Rimbaud d’un tel 8. Néanmoins, Murphy réussit à trouver, probablement suite à de longues recherches, un huit qui ne serait « pas sans analogie » avec celui de la date « 1870 [1] » dans la lettre à Aicard de Juin 1871. Murphy va chercher un autre exemple de 8 parmi les chiffres indiqués au dos de Fêtes de la faim alors qu’il n’est même pas assuré que ce soit l’écriture de Rimbaud ! Je donne en illustration un 8 écrit par Rimbaud à une date pertinente, puisque celui-ci est écrit de sa main sur son inscription à la British Library, juste au dessus de celle de Germain Nouveau, en avril 1874. En prime, nous avons aussi les chiffres 1 et 7 puisque le numéro inscrit est 178.
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Chiffre 8 inscrit par Rimbaud à Londres en avril 1874 et à droite le 8 de la p.18. |
S’agissant du chiffre 7 à l’encre de la page 7, cette fois Murphy le trouve surprenant : c’est son mot : surprenant. Pourquoi surprenant ? Tout simplement parce qu’il ne comporte pas de barre. Tous les 7 de Rimbaud - c’est un fait - n’ont pas de barre. Néanmoins, Murphy observe qu’on trouve un exemple avec une légère barre transversale au début de la lettre du 10 juin 1871…
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Un 7 et un 8 rimbaldiens (acte de renonciation de R.), à droite le 7 surprenant de la p.7. |
Vraiment, tout cela donne l’impression fâcheuse que le critique en dépit de l’évidence cherche désespérément à faire plier à sa thèse l’argument graphologique.
Il est temps à présent de nous occuper du raisonnement proprement codicologique de Steve Murphy. Son idée est la suivante : Claude Zissmann avait raison d’attribuer à Rimbaud les chiffres écrits à l’encre, mais il est alors absurde que Fénéon ait numéroté les autres pages au crayon. Pour Steve Murphy : « ce n’est pas Rimbaud qui aurait inscrit le chiffre 12, probablement en 1874, après des numérotations faites de 1 à 11… en 1886 » ; « ou bien toutes les paginations sont de Rimbaud, ou bien aucune. C’est la première hypothèse qui s’impose : il serait saugrenu de soutenir que Fénéon a paginé d’abord les pages 1-11, 13 à 17 et 19-24 avant d’insérer les pages 12 et 18. Si l’on pourrait à la rigueur imaginer qu’un éditeur insère les textes du feuillet 12 après Phrases en s’inspirant de leur ressemblance structurelle, l’enchaînement des pages 18 ( Veillées I et II ) devait être évident pour un éditeur, s’agissant d’une série, de sorte que l’on n'imagine pas qu’un éditeur numérote la page 18 après la page 19 ».
Notons que dans cette démonstration Murphy suppose que les chiffres à l’encre 12 et 18 sont de Rimbaud. Mais cette dernière supposition se heurte justement au fait que le 12 et le 18 n’ont pas une forme rimbaldienne. Précisons aussi que la pagination des 24 feuillets a pu se faire en plusieurs étapes et pas forcément d’un seul jet.
Commençons par étudier le problème des paginations à l’encre et au crayon. Pour ma part, je considère, contrairement à Murphy et Zissmann que toutes les paginations à l’encre l’ont été vraisemblablement par La Vogue. Commençons par traiter la question des chiffres des 9 premiers feuillets au crayon repassés à l’encre. David Ducoffre me soumet une idée séduisante. Il observe des coïncidences qui suggèrent que La Vogue a dans un premier temps voulu publier 9 feuillets. On a déjà vu que les numéros des 9 premiers feuillets sont repassés à l’encre. Au bas du feuillet 9, on trouve écrit au crayon la mention : « Arthur Rimbaud » qui donne l’impression qu’on clôture une série comme à la fin de la série de poèmes du numéro 5 de la revue où était inscrit «Arthur Rimbaud ». Par ailleurs, c’est seulement jusqu’au feuillet 9 que tous les titres sont entourés par des crochets fermés ou non au crayon. Enfin, André Guyaux observe que : « le verso du feuillet 9 est plus jauni que les autres et porte des marques digitales. Il est tout simplement sali, comme s’il avait servi de couverture à une série de feuillets [...] ». Tout donne donc à penser que, dans un premier temps, les éditeurs de La Vogue avaient l’intention de faire une première série avec les 9 feuillets. Le recopiage à l’encre semble bien être une indication de Fénéon (ou d’un autre dirigeant) pour l’impression. De même, rien n’empêche que pour d’autres motifs les feuillets 12 et 18 aient été numérotés à l’encre, par La Vogue, c’est parfaitement possible. Pour quelle raison ont-ils choisi l’encre à ce moment ? Je n’ai pas la prétention d’en donner exactement l’explication qu’on ne connaîtra peut-être jamais, mais on peut faire un certain nombre de suppositions. La numérotation à l’encre me semble être le signe du « patron ». Une indication importante pour l’imprimerie. J’ai d’ailleurs signalé sur ce blog que pour le premier feuillet du numéro 7 de La Vogue il était écrit « Les Illuminations suite » à l’encre. Je signale aussi que ce manuscrit est paginé avec le numéro 1. Pour le 12 et le 18 on peut penser que l’indication à l’encre a été mise par Fénéon car les feuillets nécessitaient une attention particulière dans la mesure où ils étaient d’un format plus petit. Murphy nous dit que le feuillet 12 était coupé en haut et qu’il comportait une numérotation initiale 12 de Rimbaud. Qu’en sait-il ? De même pour le feuillet 18, on sait que c’est le bas du feuillet coupé non paginé de Fairy. Murphy nous dit alors qu’il y avait un autre feuillet initial comportant la numérotation 18. Encore une fois qu’en sait-il ? Il y a de plus des arguments qui donnent à penser que l’enchaînement 11-12 est plutôt l’œuvre de La Vogue. Il n’y a rien d’évident à ce que le poème Phrases soit suivi par les poèmes du feuillet 12 dont la thématique et l’écriture sont distinctes et dont les traits de séparations sont écrits de manière différente ( traits ondulés pour le feuillet 11 et étoiles pour le feuillet 12 ) comme on l’a déjà signalé plusieurs fois.
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Enchaînement des pages 11 et 12 |
Pour ma part, je pense que le regroupement des deux Veillées de la page 18 avec Veillée de la page 19 a été fait par Fénéon qui a pu rajouter à l’encre le chiffre romain III (voir notre illustration qui montre que deux autres III écrits par Rimbaud sur d’autres feuillets sont plus espacés) et qui a pu barrer à l’encre le mot Veillée. Fénéon n’avait-il pas dit qu’il avait tenté de donner un ordre logique aux feuillets ? Rimbaud d’ailleurs n’a pas cru bon de regrouper les deux poèmes Villes du même nom avec celui de Ville au singulier.
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Enchaînement des pages 18-19 |
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Deux chiffres III de Rimbaud pages 3 et 9, à droite le III de la page 12 |
En résumé, je dirais que les arguments de Steve Murphy sont très insuffisants pour attribuer la pagination à Rimbaud et en y regardant de près c’est même le contraire qui s’impose. Incontournable est le témoignage de Fénéon en 1886 qui parle de chiffons volants sans ordre. Le fait qu’il ait changé l’ordre dans la plaquette en est bien le signe, comme le souligne pertinemment Bouillane de Lacoste. Par ailleurs, la pagination des 23 feuillets correspond justement à la publication des numéros 5 et 6 de la revue. Pourquoi Rimbaud aurait-il exclu les poèmes Solde, Génie, Fairy, Guerre, Jeunesse, Promontoire, Scènes, Soir historique, Bottom, Mouvement, Dévotion, Démocratie, de sa pagination des poèmes en prose ? Enfin et surtout, l’analyse graphologique montre que les numéros paginés à l’encre, notamment le 12 et le 18, n’ont aucun caractère rimbaldien.
Je termine cet article en signalant que j’avais émis il y a quelques temps une hypothèse sur les feuillets des Illuminations qui montre d’ailleurs que, plus de 50 ans après, Fénéon se souvenait d’une mutation de personnel à La Vogue. Il n’avait pas une si mauvaise mémoire.
[1] On constate une nouvelle fois que Jean-Jacques Lefrère ne transcrit pas correctement les manuscrits qu’il publie. Dans son édition de la correspondance, il fait écrire à Rimbaud « Juin 1871 » au lieu de « Juin 1870 » alors que l’excellent fac-similé de la vente Guérin ne laisse aucun doute à ce propos. Voir sur ce sujet cet article.