Date sur le manuscrit de la lettre de Rimbaud |
Dans toutes les éditions de la correspondance de Rimbaud, une lettre du poète à Delahaye nous est présentée comme datant du « 5 mars 1875 ». Cette datation est erronée, mais procédons d’abord à quelques rappels pour bien situer les choses.
Il ne s’agit pas de n’importe quel document. Rimbaud y livre un bref récit de sa dernière entrevue avec Verlaine, à Stuttgart. Mais cette lettre était demeurée mystérieuse au sujet d’un dénommé Wagner. Celui-ci est en effet cité dans le corps de la lettre (« Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner... »). Il l’est encore à deux reprises sur un dessin coincé tant bien que mal dans la marge gauche. Ce dessin représente une maison aux détails précis qu’une corde rattache à un pendu dénudé, une bouteille de « Riessling » enfoncée dans le derrière. Le pendu est identifié par la mention « Wagner » sur son épaule et une légende a été glissée entre la maison et le corps étiré du pendu : « Wagner verdammt in Ewigkkeit » (« Wagner damné dans l’éternité ! »). Il n’est évidemment pas question d’une rue Wagner comme l’a fait croire le biographe Berrichon qui a inventé au minimum le titre de précepteur pour Rimbaud, le nom Lübner du logeur et la localisation dans la « Wagnerstrasse ». Rimbaud vise clairement une personne de ce nom qu’il a sans doute déjà évoquée dans une autre lettre à Delahaye encore antérieure au séjour de Verlaine. Pouvait-il s’agir du célèbre musicien ? Une hypothèse tirée par les cheveux voulait qu’il soit fait allusion à une semaine consacrée à la musique de Richard Wagner qui se serait déroulée du 27 février au 5 mars 1875 à Stuttgart, ce qui n’a jamais été corroboré par les archives historiques. En août 2001, un intervenant allemand a élucidé ce mystère. Ute Harbusch a découvert que, le samedi 7 mars, Rimbaud a fait paraître une annonce dans un journal de la villle de Stuttgart, la Schwäbische Kronik où il a livré son adresse (« Hasenbergstr. 7, Stuttgart »). Il s’agissait d’apprendre l’allemand avec quelqu’un qui, en retour, aurait étudié le français dans ses échanges avec Rimbaud. Ute Harbusch a pensé à consulter l’annuaire au sujet de cette adresse, et le nom d’un pasteur à la retraite, Ernst Rudolf Wagner, lui est apparu. Dans la foulée, le chercheur allemand accompagna son article d’un dessin susceptible de donner une idée de cette maison aujourd’hui détruite. Je cite ici au moins un passage de l’article que nous nous devons de bien mettre en relief :
La maison du Dr. Wagner avait été construite en 1862. Un plan de constructions est conservé aux archives de la ville qui montre une villa de quatre étages – comme celle que Rimbaud a dessinée dans sa lettre à Delahaye.
Le document figure au milieu de l’article, à la page 306 du double numéro 17-18 de la revue Parade sauvage. La comparaison est éloquente. C’est bien une façade similaire à quatre étages avec un sommet triangulaire, des balcons et de nombreuses fenêtres que Rimbaud a représentée sur sa lettre. Loin d’être précepteur comme l’a prétendu Berrichon, Rimbaud semble avoir payé un fort loyer à une personne désagréable qui lui faisait sentir le mépris qu’il croyait devoir aux français depuis la récente guerre francoprussienne. Le prix avait dû être fixé au moment de l’arrivée de Rimbaud et celui-ci ne pouvait espérer subsister très longtemps face à un comportement aussi haineux. Bien qu’il semble avoir eu le loisir de loger deux jours et demi Verlaine, Arthur était exaspéré et il lui tardait de trouver un logement plus abordable où il eut pu enfin respirer. Dans son style particulier, il précise à Delahaye que, dans une semaine, il partira enfin et qu’il en est grand temps pour ses économies, d’autant que les échanges sont infructueux :
Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner et je regrette cette argent payant de la haine, tout ce temps foutu à rien.
Soulignons au passage cet accord au féminin « cette argent » qui semble le début d’une imitation de l’accent allemand dans une suite de paroles en français. A la Balzac, Rimbaud écrit un peu plus loin : « « j’excèpe un : Riessling, dont j’en vite un ferre en vâce des gôdeaux gui l’onh fu naîdre, à ta sandé imperbédueuse. » Ce trait d’écriture (« cette argent ») ressemble fort au très mystérieux accord « une froid » du sonnet La Maline, indice probable d’un parler flamand ou (plus énigmatiquement) belge (une fois !) qui a dû frapper Rimbaud lors de son passage dans La Maison verte en octobre 1870.
Mais revenons à la lettre de Stuttgart. Nous avons vu que le principal dessin montre la grande animosité de Rimbaud à l’égard du propriétaire. Le dernier paragraphe : « Tout est assez inférieur ici – j’excèpe un : Riessling,… », apparaît comme une réplique évidente à l’égard des outrecuidances « prussiennes » du mauvais hôte souabe. Suivent d’autres dessins de la terne Allemagne rehaussés par quantité de bouteilles de « Riessling » (avec deux « s »).
Il est à noter que la lettre révèle un Rimbaud qui prend plus à cœur son ressentiment pour le propriétaire que le récit de son entrevue avec Verlaine expédié en un paragraphe. La remarque a son intérêt. Rimbaud manifeste ainsi son désir de tourner la page.
Mais, quand exactement Rimbaud a-t-il écrit cette lettre ? Nous apprenons qu’il devait quitter le 15 la résidence de l’odieux Wagner pour « une chambre agréable » (traduction de l’allemand par Harbusch, mais, ne parlant pas allemand, je reconnais l’idée d’ami dans « freund ». Delahaye avait-il étudié un peu d’allemand ?) :
Le 15 j’aurai une Ein freundliches Zimmer n’importe où […]
(Après le 15, Poste restante Stuttgart)
La forme adverbiale « n’importe où » confirme qu’il s’agit bien de quitter le 15 son logement au 7, Hasenbergstrasse. En clair, Rimbaud avait payé son loyer pour un mois. La phrase « Je n’ai plus qu’une semaine de Wagner… » devrait donc nous aider à dater la rédaction de cette lettre autour du 8 mars. Or, la lettre a été envoyée le 6 mars d’après la marque d’un cachet sur l’enveloppe. En définitive, il est reposant pour tout le monde d’accepter que cette lettre soit datée du 5 mars 1875.
Le problème vient de ce que Rimbaud a écrit « février » et non « mars ». Toutefois, l’objection a été balayée d’un revers de la main. C’était une simple erreur de distraction. La preuve, Rimbaud n’est parti pour Stuttgart que le 13 février (journal de Vitalie), une lettre du « 5 février 75 » n’est pas concevable. Toutefois, où les rimbaldiens ont-ils vu que la lettre était datée du 5 février ? Editeur de la correspondance de Verlaine, Michael Pakenham pense pour sa part que Rimbaud l’a datée du « 3 février ». Pourtant, Rimbaud n’a précisé aucun jour, il a simplement écrit « février 75 ». Il est vrai que cette mention est précédée d’un gribouillis, mais celui-ci ne saurait en aucun cas passer pour un chiffre 5 ou un chiffre 3. Ou ce gribouillis demeure un trait d’humeur qui n’a pas à être interprété, ou il s’agit d’un remords de plume au moment de dater la missive. Le seul chiffre envisageable dans ce gribouillis serait la mention 2 des dizaines. Le chiffre n’a pas eu le temps d’être formé, il a été emporté aussitôt par une arabesque de renoncement. Et ce sont les boucles absurdes de cette arabesque qui ont été interprétées comme la forme du chiffre 3 ou du chiffre 5 par l’ensemble des rimbaldiens. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la lettre ou son fac-similé n’ont pas été examinés attentivement. Pour ceux qui veulent à tout prix apprécier la manière d’écrire le chiffre « 5 » chez Rimbaud, ils devront se contenter de sa mention clairement calligraphiée dans « février 75 ».
Je veux bien admettre que je ne comprends pas bien pourquoi Rimbaud date cette lettre de février et prétend qu’il ne lui reste qu’une semaine à demeurer chez l’odieux Wagner, s’il ne doit partir que le 15 mars. Mais, au moins, pour ce qui est de l’établissement du texte, l’idée d’une bévue « 5 février 75 » pour « 5 mars 75 » est désormais clairement infirmée. Rimbaud a-t-il repris une lettre quasi vierge qui ne portait encore qu’une mention de mois « février 75 » sans la corriger ? A-t-il composé sa lettre en deux temps, le premier paragraphe sur Verlaine pouvant dater de février ? Plus probablement, Rimbaud est-il adepte des évaluations approximatives : une semaine pour deux semaines ? On peut chercher les explications les plus saugrenues : monsieur Wagner allait-il être absent lors de la dernière semaine de location ? Il est bien sûr toujours loisible de penser qu’il y a eu une simple erreur d’inattention de la part de Rimbaud. Mais, tout de même, avec insistance, il précise à deux reprises qu’il part le 15 et il écrit nettement qu’il ne lui reste qu’une semaine de Wagner, et tout cela ne l’a pas empêché de dater sa lettre de février ! Voilà qui ne manque pas de toupet.
Enfin, il serait plaisant de déterminer le moment exact du passage de Verlaine. Celui-ci est demeuré deux jours et demi. Le début de la lettre, après la mention « février 75 », parle d’une aventure de « l’autre jour ». Or, Rimbaud était lui-même arrivé à Stuttgart après le 13 février. Verlaine était-il arrivé dix jours ou quinze jours après ? Dans tous les cas, ce fut rapide et cela montre combien il n’avait rien eu de plus pressé que d’aller rejoindre Rimbaud à sa sortie de prison, ce qui renvoie circulairement à la magie de cette lettre qui nous révèle un Rimbaud déjà bien informé de tous les mouvements ou intentions de déplacements de Verlaine : de son retour à Paris à son départ « de suite » pour Londres, citation de Banville à l’appui « là-bas dans l’île ». Ceci dit, désormais, le présent pour Rimbaud, c’était l’apprentissage de la langue allemande dont il avait commencé l’étude en Angleterre en 1874 (précision que nous devons à Jacques Bienvenu), c’était le vécu avec l’allemand haineux ordinaire, c’était la question du loyer. Il n’était plus dès lors question de faire date ! Pas tout à fait, un certain dossier remis dans les mains de quelqu’un qui en eut soin…