Navire en rade de Brest
ayant servi de ponton du 31 mai au 3 décembre 1871
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Il est préférable de lire
le présent article après celui qui s’intitule : Rimbaud ou le meurtre du père Hugo. J’invite donc le lecteur à
s’y reporter. J’y écrivais que l’identification faite par Yves Reboul de Victor Hugo pour L’Homme juste était très convaincante. Un seul point discutable, qui ne remet
nullement en cause cette identification, me semble être l’affirmation de ce
critique jugeant « infiniment probable » le fait que Rimbaud ait pu
lire le poème « Pas de représailles »
de Victor Hugo dans Le Rappel du 21 avril 1871. Yves Reboul dit que les vers de ce
poème « semblent faits exprès pour servir à la satyre de L’Homme juste. » (Rimbaud dans son temps, p.158.) Je ne suis pas certain que Rimbaud ait pu accéder à ce journal parisien à
Charleville. La question mériterait d’être étudiée. Rien dans la lettre du
Voyant écrite le 15 mai à Demeny, trois
semaines après cet article, ne montre d’exaspération contre Hugo. En revanche, ce dont on est sûr est que Rimbaud a pu avoir accès au Rappel à partir du premier novembre, car il était à Paris à cette date. Ce journal
qui avait été censuré un temps, reparaissait avec, à la Une, un long article de Hugo qui reprenait le thème de « Pas
de représailles », c'est-à-dire la demande réitérée d’implorer la clémence
pour les communards après la répression sanglante du mois de mai. C’était le
retour définitif de Hugo dans la capitale après vingt ans d’exil et un séjour en
Belgique pendant la Commune. Son article
fut largement repris par la presse. Toujours dans Le Rappel, une semaine après, le 8 novembre, il prit la défense
d’un jeune poète, Gustave Maroteau, qui avait publié en 1867 un livre, Les flocons, dont le premier
poème lui était dédié. Il n’avait alors que dix sept ans (précisément
l’âge de Rimbaud quand il arrive à Paris) et il s’était engagé dans la Commune
à vingt et un ans, au point d’y être condamné à mort. Nul
ne doute que Rimbaud devait se sentir concerné. Qu’à t-il bien pu en
penser ? Il ne pouvait reprocher à Hugo de défendre ce frère en poésie et
en idées révolutionnaires. Mais connaîtrons-nous jamais la psychologie
de Rimbaud ?
Article de Hugo dans Le Rappel du 8 novembre 1871 |
Extraits du poème de Maroteau dédié à Victor Hugo |
Le 20 novembre suivant était publié dans Le Rappel un poème inédit de Hugo : À ceux qu’on foule aux pieds. Cette préoriginale d’un poème de L’Année terrible ne semble pas avoir été signalée dans la Pléiade, ni dans d’autres éditions de ce recueil que j’ai pu consulter.
Portons notre attention sur quelques vers de ce poème :
Il faut savoir qu’à cette date les prisonniers communards étaient enfermés dans des pontons, navires immobilisés dans un port. Les pontons dont parle Victor Hugo ne sont pas ceux de la révolution de 1848, mais ceux où étaient enfermés les adversaires de Napoléon III, qui les y avait envoyés après le coup d’état de 1851. Une fois sur les pontons les prisonniers étaient destinés à être exilés de leur patrie dans des contrées lointaines comme la Nouvelle-Calédonie. Rappelons que le poème du Bateau ivre se termine par une évocation des pontons avec leurs « yeux horribles », j’y reviendrai.
Dans son poème, Hugo, avec son imagination de poète, prophétise le triste avenir de ces prisonniers. Il les voit déjà précipités :
« Dans la tempête infâme et dans l’écume amère »
On
observe que Hugo est en train de décrire à partir de ces pontons, une sorte de Bateau ivre avec ce radeau de la Méduse
qui navigue avec la mort pour pilote.
Mon hypothèse est que ce texte a pu être un élément majeur d’actualité qui a pu inciter Rimbaud à écrire Le Bateau ivre comme réponse à Hugo, avec des oppositions très marquées. Pour Rimbaud les révolutionnaires représentaient l’avenir. Ainsi dans un premier temps : À « l’enfer pour aube avec la mort pour pilote » s’oppose dans Le Bateau ivre : « L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes ». Puis, à Hugo qui écrit « refermer l’océan et dire : c’est fini » et qui ajoute que les prisonniers vont « dans on ne sait quelle ombre au fond du ciel profond », s’oppose les vers de Rimbaud :
« Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et
t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? »Mais, quand Rimbaud, à la fin du poème exprime son désespoir de la répression versaillaise (allusion au mois de mai dans le poème) il s’écrit : « Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! » (comme Hugo pleurait sur les pontons) et il ajoute à présent « Les Aubes sont navrantes ». D’autres vers du poème de Hugo semblent avoir un rapport direct avec Le Bateau ivre. Ainsi celui-ci : « En tournant dans un cercle horrible on devient ivre » où l’on retrouve notamment le mot horrible de Rimbaud sur les pontons.
Si mon hypothèse est recevable, alors Le Bateau ivre a pu être écrit après cette date du 20 novembre, suite à la lecture de l’article et probablement pas avant décembre au moment où Rimbaud n’était plus sans domicile fixe. Il logeait alors rue Campagne première. L’expression du Bateau ivre « Moi l’autre hiver,...» prendrait alors tout son sens, mieux que si le poème avait été composé en septembre avant le départ de Rimbaud à Paris comme le prétendait Delahaye.(L’autre hiver, c’est celui de 1870 quand Rimbaud est allé à Paris pour la première fois.) Yves Reboul écrit à ce propos : « Or on sait aujourd’hui que Delahaye n’est que trop souvent qu’un faux témoin, rien ne permettant d’affirmer que le poème a été écrit dans les Ardennes ; et s’il serait sans nul doute excessif d’en faire un tombeau de la Commune, il reste qu’il s’achève sur ces pontons où il est difficile de ne pas voir une allusion à la répression versaillaise. » (Rimbaud dans son temps, p.84.)
C’est effectivement le dernier vers du poème : « Ni nager sous les yeux horribles des pontons. », qui placé en position finale invite à une relecture du poème dans le sens d’une éventuelle allégorie communarde. À cela, certains critiques ont signalés d’autres éléments comme le vers « Quand les juillets faisaient crouler à coup de triques » qui pourraient se rapporter aux juillets révolutionnaires comme l’a déjà remarqué naguère Jacques Gengoux.
Je
crois que l’opposition Hugo-Rimbaud se réalise dans Le Bateau ivre sur deux
plans : le plan politique révolutionnaire et le plan métrique qui est révolutionnaire lui aussi. Ces deux aspects
semblent inextricablement mêlés. Je pense que par rapport aux critiques qui ont
montré, avant moi, dans Le Bateau ivre
une dimension révolutionnaire, ma conception est assez différente. C’est l’opposition et la rivalité de Rimbaud à l’égard de Hugo, la volonté de révolutionner
le vers comme le suggérait Banville, la lecture critique du traité de Banville par Verlaine et Rimbaud,
et l’intertexte hugolien du Rappel jamais cité et d’actualité sur
les pontons qui forment la trame de mon approche. Il va de soit que ceci
n’empêche pas les nombreux intertextes, notamment hugoliens, qui ont pu être
cités pour ce célèbre poème.
Ce
qui m’intrigue, cependant, est que Rimbaud ait pu en juillet (pour quelle
raison soudaine ?) réaliser dans l’Homme juste un enjambement de mot, cet acte de destruction
majeur anti-hugolien (comme je l’ai montré dans l’article concernant Hugo et
Rimbaud). En juin, Rimbaud transmettait à Demeny le poème Les Pauvres à l’église qui n’annonçait
rien de semblable sur le plan métrique. Je comprendrais mieux cette audace, si
le poème avait été composé à Paris au moment où paraissait le traité de
Banville et où Rimbaud fréquentait Verlaine. Néanmoins le mot «
juillet » est inscrit au bas d’un fragment du manuscrit de L’Homme juste recopié par Verlaine. Le second manuscrit autographe,
lui, n’est pas daté. Je crois qu’il n’est
pas impossible de remettre en cause la datation de Verlaine qui n’a pas
toujours été d’une précision exemplaire pour les dates. La mention du mois de
juillet pouvant jouer le rôle de la fausse date du 14 juillet mise par Rimbaud
pour le poème Ce qu’on dit... écrit
en août. Observons, en outre, que les articles et poèmes d’Hugo publiés dans Le Rappel après le 1er novembre,
reprenaient des expressions identiques à celles de Pas de représailles sur les mots « juste » et
« doux », sans compter que Rimbaud a pu lire d’autres anciens numéros
du Rappel à Paris chez ses amis
poètes.
Hugo dans Le Rappel du 8 novembre où il est question de Maroteau |
Hugo dans À ceux qu'on foule aux pieds. |