Dans son Introduction qui vaut comme premier chapitre de l’ouvrage, Banville énumère les différents types de vers qui sont à la disposition du poète, exemples à l’appui. Il énumère les huit vers simples de une à huit syllabes. Il donne le décasyllabe littéraire qu’il appelle « vers de dix syllabes, avec un repos ou césure après la quatrième syllabe » et il donne l’alexandrin qu’il appelle « vers de douze syllabes, avec un repos ou césure entre la sixième et la septième syllabe. » S’il s’en était tenu à cette liste, il aurait donné ainsi le répertoire traditionnel des vers français, à ceci près que les classiques bannissaient les vers de une à trois syllabes. Mais, Banville enrichit le répertoire de types de vers plus rares : vers de neuf, onze et treize syllabes, concurrence d’un autre vers de dix syllabes.
Tout le monde connaît le célèbre poème des Djinns de Victor Hugo, dont Banville cite la seconde strophe pour illustrer le vers de deux syllabes dans son traité. Le poète a cru mimer le rapprochement et l’éloignement des démons par un allongement du vers de strophe en strophe. Le vers croissait d’une syllabe par strophe, nous passions du vers d’une syllabe à l’octosyllabe, puis il décroissait d’une syllabe par strophe, de l’octosyllabe au vers d’une syllabe. Mais, entre les deux strophes d’octosyllabes, nous n’avions pas une strophe en vers de neuf syllabes, mais une strophe en décasyllabes littéraires avec une césure après la quatrième syllabe. Hugo avait renoncé à recourir à un vers de neuf syllabes qui n’avait pas été consacré par la tradition littéraire. Pourtant, il existe un type de vers de neuf syllabes ou ennéasyllabe. Ce vers se rencontre dans les parties chantées d’œuvres en vers d’écrivains classiques. Il s’en rencontre ainsi dans l’œuvre de Molière lui-même, ce qui semble avoir échappé à Banville. Mais, ce vers était réservé à la chanson et n’était pas admis dans la poésie de type littéraire. Banville s’est rendu compte de son existence et il en cite un exemple tiré de la pièce Le Prophète d’Eugène Scribe. Or, le poète commet là une erreur fatale qui a dû exciter les fous rires de Rimbaud et Verlaine. Voici cette perle :
VERS DE NEUF SYLLABES, AVEC DEUX REPOS OU césures, L’UNE APRES LA TROISIEME SYLLABE, L’AUTRE APRES LA SIXIEME.
Oui ! c’est Dieu – qui t’appelle – et t’éclaire !
A tes yeux – a brillé – sa lumière,
En tes mains – il remet – sa bannière.
Avec elle – apparais – dans nos rangs,
Et des grands – cette fou – le si fière
Va par toi – se réduire – en poussière,
Car le ciel – t’a choisi – sur la terre
Pour frapper – et punir – les tyrans !
EUGENE SCRIBE, Le Prophète, Acte II, scène VIII.
Cette scansion hachée qui rend la compréhension difficile (problème du passage à l’impératif) est particulièrement caricaturale. Quel monde entre un découpage binaire du type « Car le ciel – t’a choisi sur la terre / Pour frapper – et punir les tyrans » et la lecture ci-dessus proposée. En réalité, Banville s’est trompé. L’ennéasyllabe de chanson exploité par Molière, Scribe et beaucoup d’autres n’est pas tronçonné en trois segments de trois syllabes, mais il ne comporte qu’une seule césure après la troisième syllabe. Il faut parler de vers de chanson de neuf syllabes avec une césure après la troisième syllabe.
Mais, dans ce cas, comment se fait-il que l’exemple exhibé semble se conformer à la règle édictée par Banville ? Cette conformation est une illusion. Dans un premier temps, le découpage masque des unités rythmiques naturelles : « qui t’appelle et t’éclaire », « a brillé sa lumière », « il remet sa bannière », « apparais dans nos rangs », « cette foule si fière », « se réduire en poussière », « t’a choisi sur la terre », « et punir les tyrans ». Dans un second temps, la césure que propose Banville au milieu du mot « foule » est anachronique. Banville lui-même ne s’est encore jamais autorisé une telle césure dans ses alexandrins. Plus fort encore, l’a-t-il jamais pratiquée par la suite ? Cette césure typique en anglais et italien était proscrite en français depuis le début du seizième siècle. Son retour était dans l’air du temps avec une poignée dérisoire d’exemples récents, notamment chez Villiers de l’Isle-Adam et Leconte de Lisle (Qaïn, version du second Parnasse contemporain). N’en déplaise à ceux qui voient des trimètres partout dans les alexandrins du dix-neuvième siècle, la césure devant la dernière syllabe « e » d’un mot était pour ainsi dire inimaginable en 1871 sous la plume tant d’un Rimbaud ou Verlaine que d’un Banville ou Hugo. Loin de prouver que la césure était admise à l’époque, cette césure sur le mot « fou – le » est le signe patent que, convaincu d’avoir affaire à un vers à deux césures, Banville a cru bon d’accorder une licence poétique à une production chansonnière. Et c’est ce découpage-là qui a précisément ridiculisé l’auteur du traité aux yeux de Rimbaud et Verlaine :
Et des grands – cette fou – le si fière[.]
Mais, avant de montrer les réponses des moqueurs, il faut remarquer que Banville est revenu pour le plus grand bonheur des rieurs sur la question de l’ennéasyllabe. La Conclusion du traité est suivie d’un appendice, où Banville bat sa coulpe en se reprochant une erreur au sujet du vers de neuf syllabes. L’erreur n’est pas celle que nous avons ciblée plus haut, mais Banville se serait rendu compte qu’il existait un second type d’ennéasyllabes possible. Je cite cet extrait d’anthologie sans savoir si beaucoup en riront autant que moi, Verlaine ou Rimbaud.
Hélas ! qui sait mon infirmité mieux que moi ? Pour t’en donner une seule preuve, j’ai indiqué au Chapitre Premier (page 14) le vers de neuf syllabes avec deux césures, l’une après la troisième syllabe, l’autre après la sixième syllabe, - comme étant le seul vers de neuf syllabes qui existe. Eh bien ! je viens de m’apercevoir à ce même instant qu’on peut faire un très-excellent VERS DE NEUF SYLLABES, AVEC UNE SEULE CESURE APRES LA CINQUIEME SYLLABE ! comme en voici l’exemple, qui eût gagné à être mis en œuvre par un ouvrier plus habile que je ne le suis.
VERS DE NEUF SYLLAES, AVEC UNE SEULE CESURE PLACEE APRES LA CINQUIEME SYLLABE
Le Poète.
En proie à l’enfer – plein de fureur,
Avant qu’à jamais – il resplendisse,
Le poëte voit – avec horreur
S’enfuir vers la nuit – son Eurydice.
Il vit exilé – sous l’œil des cieux.
Les fauves lions – avec délire
Ecoutent son chant – délicieux,
Captifs qu’a vaincus – la grande Lyre.
Le tigre féroce – avait pleuré,
Mais c’était en vain, – il faut que l’Hèbre
Porte dans ses flots – mort, déchiré,
Celui dont le nom – vivra célèbre.
Puis divinisé – par la douleur,
A présent parmi – les Dieux sans voiles,
Ce charmeur des bois, - cet oiseleur
Pose ses pieds blancs – sur les étoiles.
Mais l’ombre toujours – entend frémir
Ta plainte qui meurt – comme étouffée,
Et tes verts roseaux – tout bas gémir,
Fleuve qu’a rougi – le sang d’Orphée !
Il ne me reste plus qu’à te demander ton indulgence, mon frère, et à te dire : Excuse les fautes de l’auteur !
L’anomalie du raisonnement de Banville est patente. Les traités de poésie sont prescriptifs. Ils fixent un répertoire traditionnel des mètres, mais ils n’en justifient pas ou peu la pertinence critique. L’ouvrage de Banville est tantôt prescriptif, tantôt théorique, mais sa façon outrancière de déclarer que tel type de césure est possible, tel autre ne l’est pas, est inexplicable, sauf à considérer que ce traité a été rédigé avec une certaine hâte dans un esprit de confusion plus important qu’il n’y paraît de prime abord.
Rimbaud et Verlaine ont très bien compris que le naïf Banville n’était pas l’homme compétent qu’il prétendait être. En 1874, Verlaine publie son recueil Romances sans paroles. La deuxième ariette présente une apparition inédite sur la scène littéraire, celle du vers de chanson de neuf syllabes avec une seule césure après la troisième syllabe. Pour faire bonne mesure, Verlaine a osé deux césures modernes plus audacieuses aux vers deux et trois, mais il n’a pas osé la césure à l’italienne du type « fou – les ». Verlaine marquait des points sur Banville en termes d’histoire de la versification.
Je devine, - à travers un murmure,
Le contour – subtil des voix anciennes,
Et dans les – lueurs musiciennes,
Amour pâle, - une aurore future !
Et mon âme – et mon cœur en délires
Ne sont plus – qu’une espèce d’œil double
[…]
Dans la seconde section Paysages belges des Romances sans paroles, la cruauté atteint une nouvelle pointe cime. Verlaine propose un vers de neuf syllabes dont Banville n’a pas reconnu la possibilité empirique. Banville se targuait d’avoir inventé un ennéasyllabe avec césure après la cinquième syllabe, autrement dit aux hémistiches de cinq puis quatre syllabes. Verlaine renverse le modèle en imposant l’ennéasyllabe avec césure après la quatrième syllabe, autrement dit aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes. Il s’agit du poème Bruxelles. Chevaux de bois dont voici le premier quatrain au rythme si sûr et si humiliant pour Banville :
Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
S’il est encore des esprits assez lourds pour douter de l’allusion au traité de Banville, précisons que le poème est précédé d’une épigraphe extraite d’un poème de Victor Hugo en vers de trois syllabes :
Par Saint-Gille,
Viens nous-en,
Mon agile
Alezan.
On songe inévitablement à la citation caricaturale d’Eugène Scribe par Banville.
D’autres poèmes en vers de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe suivront dans la carrière de Verlaine. Mais, un exemple entre autres doit être impérativement cité ici, rien moins que le célèbre poème L’Art poétique dont Bienvenu a cerné avec raison qu’il était une réponse humoristique au traité de Banville. Le poème est en vers de neuf syllabes clairement césurés après la quatrième syllabe. Deux vers seulement sont plus délicats à séparer en hémistiches et ces deux vers vont prouver qu’il est question d’une réponse à Banville. Il s’agit du vers 3 du premier quatrain et du vers 15 dans la quatrième strophe.
De la musique – avant toute chose,
Et pour cela – préfère l’Impair
Plus vague et plus – soluble dans l’air,
Sans rien en lui – qui pèse et qui pose.
[…]
Car nous voulons – la Nuance encor,
Plus la Couleur, – rien que la Nuance !
Oh ! la Nuan – ce seule fiance
Le rêve au rêve – et la flûte au cor !
[…]
Le commentaire sur la solubilité de la césure au vers 3 va de soi. En revanche, il faut bien mesurer à quel point la césure à l’italienne sur « Nuan – ce » n’était pas encore usuelle vers 1872-1874, pour comprendre qu’il s’agit là d’une satire évidente de la lecture « fou – le » du traité de Banville. Rimbaud n’a jamais pratiqué la césure à l’italienne dans ses poèmes en alexandrins, à l’exception de trois concentrées dans le même poème Mémoire en 1872 : « ombe-lles », « sau-les », « sau-tent ». Dans de telles conditions, il est indéniable que nous avons affaire à une réponse directe au Petit traité de poésie française.
Le corpus verlainien va nous en apprendre plus sur l’influence du livre théorique de Banville et sur le répertoire des mètres qu’il a proposé, ce qui pourra avoir son intérêt pour renouveler l’approche des derniers vers de Rimbaud. Mais, reste à déterminer qui a inventé le vers de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe. En effet, en 1873, Charles Cros a publié une première édition du Coffret de santal où figure un poème méconnu Chant éthiopien en vers verlainiens de neuf syllabes avec césure après la quatrième syllabe ! Or, depuis le 7 juillet 1872, les deux poètes ne se parlaient plus. Les frères Cros avaient pris parti pour la femme de Verlaine et celui-ci, en compagnie de Rimbaud, avait quitté la France pour la Belgique et l’Angleterre. Une idée toute naturelle s’impose dès lors. Verlaine n’a pas inventé le vers aux hémistiches de quatre puis cinq syllabes en Belgique, mais cette invention est parisienne, sans qu’on ne puisse déterminer de qui vient l’invention : Rimbaud, Verlaine ou Charles Cros ? Le Chant éthiopien semble le plus ancien modèle qui nous soit parvenu (à moins que L’Art poétique ne soit particulièrement précoce) et il donne la preuve que Jacques Bienvenu a vu juste quand il a deviné de grandes discussions des poètes zutistes autour de la parution du traité de Banville, qui était d’actualité durant l’hiver 1871-1872.
Chant éthiopien
Apportez-moi des fleurs odorantes,
Pour me parer, compagnes errantes,
Pour te charmer, ô mon bien-aimé.
Déjà le vent s’élève embaumé.
Le vent du soir fait flotter vos pagnes.
Dans vos cheveux, pourquoi, mes compagnes,
Entrelacer ces perles de lait ?
Mon cou – dit-il – sans perles lui plaît.
[…]
A suivre…