mercredi 30 janvier 2013

Une promenade le long du boulevard du Régent, par David Ducoffre



Kiosque du Vauxhall en 1872


Pour lire le poème Juillet de Rimbaud, il n’est pas inutile de préciser le cadre de la composition : la fugue belge des deux poètes en juillet-août 1872.
Le 7 juillet 1872, Verlaine et Rimbaud quittent Paris. Après trois jours de péripéties en France (Arras, Paris, Charleville), ils franchissent la frontière et s’installent à Bruxelles du 10 (environ) au 22 juillet 1872. Mais Verlaine écrit à sa femme, en lui précisant son adresse et le succès de Rimbaud auprès des réfugiés communards. Le 22 juillet, Mathilde se rend donc à Bruxelles pour ramener son mari à Paris. Elle parvient à lui faire prendre le train, mais celui-ci l’abandonne à nouveau au cours du trajet de retour. Il reste sur le quai au départ de la locomotive après une station dans une gare de la commune frontalière de Quiévrain et il part rejoindre Rimbaud. Les deux poètes se rendent (ou se réunissent) à Walcourt où ils prennent le train. Ils décident de demeurer à Charleroi et ce n’est que le 8 août qu’ils reviennent dans la capitale belge où ils vont séjourner jusqu’au 7 septembre, en se permettant quelques excursions à Liège ou à Malines. Le train est un moyen de locomotion clef durant ces deux mois d’escapades multiples en Belgique. Cela apparaît dans les poèmes Juillet, voire Michel et Christine, de Rimbaud, sans parler de la présence importante du monde ferroviaire dans les poèmes en prose qui vont suivre. Les allusions aux trains s’étalent également dans plusieurs des Paysages belges du recueil Romances sans paroles de Verlaine : Walcourt, Charleroi et Malines. Un billet de Verlaine à Lepelletier, qui n’est pas daté, mais qui pourrait coïncider avec un embarquement à Walcourt, sinon Charleroi[1], peut achever de nous convaincre à ce sujet :

Mon cher Edmond,

Je voillage vertigineusement. Ecris-moi par ma mère, qui sait à peine « mes » adresses, tant je voillage ! Précise l’ordre et la marche. Rime-moi et écris-moi rue Lécluse, 26. –  Ç[a] parviendra – ma mère ayant un aperçu vague de mes stations… psitt ! psitt ! – Messieurs, en wagon !

ton P.V. […]

Depuis quelques mois également, Verlaine et Rimbaud échangent énormément autour de vers de chanson, de Marceline Desbordes-Valmore, de « littérature démodée », d’« opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs », d’« espèces de romances » (Alchimie du verbe). Le 2 avril 1872, Verlaine remercie par lettre Rimbaud du « délicat envoi » de « l’Ariette oubliée », extraite de la pièce Ninette à la cour ou le Caprice amoureux de Favart. Dans la foulée, Verlaine compose des poèmes qui seront réunis sous le titre Ariettes oubliées, ce dont témoigne précocement la publication de deux d’entre elles dans La Renaissance littéraire et artistique en mai-juin 1872. Rimbaud déclare encore dans Alchimie du verbe : « un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi », et, selon Etiemble, le poème Michel et Christine semble avoir pris son titre à un vaudeville homonyme d’Eugène Scribe. L’opérette, l’opéra-comique, le vaudeville se sont dégagés au cours du XVIIIe siècle des spectacles de foire, mais en expurgeant les obscénités, le cynisme et la gaîté franche. Justement, Verlaine a composé un poème sur une fête foraine populaire à Bruxelles : Bruxelles, Chevaux de bois. Or, si le poème Juillet de Rimbaud est accompagné de deux suscriptions ponctuées par des virgules (ce qui signifie que les mentions de lieu qu’elles livrent sont importantes pour la compréhension du poème), parallèlement, Verlaine a adopté la souscription de lieu et de temps pour son diptyque Simples fresques : « Estaminet du Jeune Renard, août 72 », et pour Chevaux de bois : « Champ de foire de Saint-Gilles, août 72. » Ces symétries complices révèlent que Rimbaud a composé Juillet en juillet-août 1872, et son poème se veut la relation de sa découverte des hauts lieux symboliques de la monarchie belge entre le 10 et le 22 juillet, puisque, par calembour, le « boulevart du Régent » dont il est question semble devoir mener à un roi. En effet, le boulevard passe à côté du Palais Royal, de la place ducale et du Palais des Académies, avec une vue dégagée sur le Parc Royal de Bruxelles en arrière-plan. Puis, à l’intersection du Boulevard du Régent et de la rue de la Loi, il est possible à nouveau d’apercevoir le Parc Royal de Bruxelles qui longe la rue de la Loi, en notant la présence du complexe du Vauxhall, jardin d’attractions avec débit de boissons, et celle du Théâtre du Parc Royal, dépendance annexe du Théâtre de la Monnaie, lequel, s’il ne se trouve pas du côté du boulevard du Régent, a jadis été dirigé triomphalement de 1746 à 1749 par Favart. Le Théâtre du Parc Royal sert au XIXe siècle d’école dramatique où des enfants se forment au métier d’acteur en interprétant des ballets, de petits opéras, des comédies ou des drames. A l’époque, et en 1872-1873 même, des articles de journaux belges (L’Illustration européenne, etc.) se scandalisent du fait que des jeunes enfants déguisés montent sur scène la nuit, au détriment des heures consacrées au sommeil et que tout cela soit assimilé à un apparat social qui sied aux parents. Ce théâtre s’est spécialisé aussi dans le vaudeville, le théâtre de boulevard, l’opérette, l’opéra-comique, le drame romantique, avant de s’intéresser à la comédie vers 1869. Autant de spectacles susceptibles de séduire Rimbaud et Verlaine. « Drame », « comédie », « scènes » : trois mots clefs du dernier quatrain de Juillet, et les déguisements ne sont pas absents du poème sans titre : « Est-elle almée ?... », qui, lui, est daté précisément de « Juillet 1872 ».
Mais, le Théâtre de la Monnaie compte une autre dépendance annexe en ces lieux. Le Parc Royal de Bruxelles contient deux kiosques importants qui existent encore à l’heure actuelle : plutôt à proximité du Parlement, un Kiosque à musique de 1841 pour la musique militaire et la musique d’harmonie, puis un Kiosque du Vauxhall dont les « jeux », comme son nom l’indique, se déroulent « au fond de l’enclos », derrière le Vauxhall, ce fameux jardin d’attraction avec débit de boissons. Ce Kiosque du Vauxhall a subi quelques remaniements en 1913 et il est aujourd’hui la propriété privée du baron d’Huart. Une gravure extraite précisément d’un numéro de l’année 1872 de la revue belge L’Illustration européenne nous permet de nous représenter ce monument en soirée, tel que Rimbaud a pu le connaître. Ce kiosque était réservé par le Théâtre de la Monnaie pour y donner des concerts et bals d’été[2]. Or, le poème estival de Rimbaud parle d’un « Kiosque de la Folle par affection ». L’expression « Folle par affection » est une corruption étrange de l’expression « folle par amour » qui fait partie du titre d’une comédie à ariettes du musicien Dalayrac[3] sur un livret de Marsolleau : Nina ou la folle par amour, titre qui n’est pas sans faire écho à celui de la comédie à ariettes de Favart Ninette à la cour ou le caprice amoureux, d’où provient la fameuse « Ariette oubliée » envoyée à Verlaine. La référence est confirmée par l’intertexte relevé par Robert Goffin dans le poème verlainien Le Bon alchimiste, plus tard rebaptisé Images d’un sou.

La Folle-par-amour chante
Une ariette touchante.

La date de composition exacte du poème de Verlaine est inconnue. Il pourrait s’agir d’un poème à peu près contemporain, et de Juillet de Rimbaud, et de la sixième des Ariettes oubliées (« C’est le chien de Jean de Nivelle »). Le rapide défilement d’images hétéroclites est similaire entre ces poèmes. Le vers de Rimbaud signifie tout simplement l’évocation d’un kiosque authentique où pouvaient être représentées des œuvres légères et désuètes du genre de Nina ou la folle par amour. Le poème Images d’un sou évoque encore l’opéra Le Comte Ory de Rossini sur un livret de Poirson-Delestre et de Scribe. Cet opéra était une référence pour les auteurs d’opéras-comiques, opérettes, etc. Mais, pour Verlaine, cette pièce sert à désigner obliquement son compagnon, puisque le comte Ory d’opéra est un suborneur de femmes (qui se présentent comme veuves d’époux partis en croisade) et il est aidé d’un « chevalier, compagnon de folies » nommé Raimbaud. Le livret de Nina ou la folle par amour est insignifiant et ne semble pas avoir inspiré le poème de Rimbaud à deux exceptions près : la corruption du titre en « Folle par affection » dont nous avons parlé et le fait que Nina, rendue folle par la conviction que son amant est mort en duel contre le rival préféré par son père, « vêtue d’une robe blanche » (scène 5), aime à demeurer « assise sur [un] banc » où « elle chante des chansons qu’elle compose et que bientôt elle oublie » (scène 4), ce qui fait songer à « la blanche Irlandaise » qui « chante au paradis d’orage », sur un « Banc vert ». Les orages, témoins psychologiques, sont présents également dans divers opéras-comiques, et il arrive qu’ils soient rendus par l’accompagnement instrumental. La conversation avec les arbres, les fleurs et les oiseaux est aussi un lieu commun des comédies à ariettes. Or, la pièce même de Ninette à la cour ou le caprice amoureux comporte elle aussi des éléments intéressants. Le nom « Ninette », qui varie en « Ninon », est construit avec le même diminutif « -ette » que les noms « Juliette » et « Henriette » du poème de Rimbaud. Dans Ninette à la cour, la jolie paysanne est enlevée par le prince, ce qui permet une opposition du paysan au prince, et de la campagne à la cour. La cour artificielle avec ses fleurs sans odeur ne permettra pas à Ninette d’oublier l’authenticité de Colas et de ses racines villageoises. A « L’agréable palais de Jupiter » de Rimbaud s’oppose une « Campagne agréable » (didascalie en tête de l’Acte I mentionnée également par Benoît de Cornulier dans son étude du poème). L’expression « dans ces lieux » revient à deux reprises dans Le Comte Ory et elle figure aussi dans la comédie de Favart (ariette de l’Acte I, scène 7 : « Toi, dans ces lieux »). Enfin, le poème Juillet se termine sur une formule de recueillement : « Je te connais et t’admire en silence », qui relève d’un émerveillement similaire à celui qu’exprime un air chanté par Ninette (Acte I, scène 4) :

Des oiseaux amoureux
Sous un feuillage,
J’admire en secret les jeux,
Le badinage ;
[…]

Rimbaud ne s’inspire pas des sujets des pièces légères qu’il affectionne, mais il reprend des motifs et des éléments de style. La rime en « -age » est surabondante dans la pièce de Favart, tirant à soi une ribambelle de mots : « mariage », « village », « ménage », etc. Et le présent « badinage » des oiseaux n’est pas sans faire penser au « Bavardage des enfants et des cages », expression d’une manière de « romance sans paroles »[4].
Nous l’avons compris, le « Kiosque de la Folle par affection » n’est autre que le Kiosque du Vauxhall où il est possible de jouer de telles pièces légères en été. Mais tout le poème est imprégné de cette atmosphère de comédies à ariettes et d’opéras-comiques. La « blanche Irlandaise » avec sa « guitare » est une transposition des « sérénades » et « guitares » des Fêtes galantes verlainiennes dans le registre de l’opéra-comique. Boieldieu a écrit un célèbre opéra-comique La Dame blanche dont l’action se situe en Ecosse et les ballades irlandaises, de Thomas Moore en particulier, sont à la mode dans la littérature romantique.
Mais cette culture théâtrale ne doit pas nous faire oublier le cadre royal du poème. Des rimbaldiens pionniers, Robert Goffin et Antoine Adam, ont identifié le « palais de Jupiter » comme étant le Palais Royal, une hypothèse plus faible laissant envisager que les « amaranthes », symbole d’immortalité, désigneraient les académiciens du palais voisin. Les académiciens sont appelés les Immortels, mais, dans l’économie du poème, il ne s’agit là, dans le meilleur des cas, que d’un clin d’œil au passage. Un Régent occupe le pouvoir jusqu’à l’arrivée d’un roi, il fait la transition, et le boulevard agrémenté de parterres d’amarantes apparaît comme l’équivalent d’un tapis rouge qui conduit au palais du roi. Une communication privée de Jacques Bienvenu nous a appris que le Parc Royal de Bruxelles contenait deux kiosques, de nombreuses statues antiques éclairant l’idée d’un « palais de Jupiter » et encore des volières. Tout cela est essentiel à la compréhension du poème. Bien que la bipartition semble la suivante : amarantes pour le boulevard, rosiers aux « jeux enclos » dans le parc, remarquons plus prudemment que les plates-bandes ou parterres peuvent concerner à la fois le boulevard et le Parc Royal. Les plates-bandes généralement gazonnées du parc ont été fleuries à certaines époques. « Amaranthes », « rose », « rosiers », « buis » décoratif (taillé en « Balcon »), « Banc vert » ont leur place dans ce décor. Le « sapin du soleil », qu’il soit un sapin méditerranéen, un pin parasol ou non, se présente comme une marque de solennité légèrement exotique dans le paysage belge, le parc privilégiant toutefois les feuillus, tels les ormes. Rimbaud avait déjà couplé « lianes » et « Guyanes » dans Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs. Cette touche exotique revient dans Juillet avec la triade « rose et sapin du soleil / Et liane ont ici leurs jeux enclos », où, malgré une possible lecture comme « lierre » ou « glycine », la « liane » suppose une forte charge exotique et sauvage. Le mot « jeux » nous rappelle qu’il était question de « lourd délire des lianes » dans le poème envoyé à Banville un an auparavant. A cela s’ajoute une « salle à manger guyanaise » abritant les échanges de cris, pépiements, etc., entre les enfants et les oiseaux. Il s’agit donc d’une qualification métaphorique pour l’endroit couvert ou semi couvert qui abrite les volières. Un an plus tard, en 1873, seront construites les immenses serres royales de Laeken pour abriter les collections florales que le roi Léopold II a ramenées de ses expéditions. Peut-on imaginer qu’il y ait eu une serre dans le Parc Royal en juillet 1872, ou s’agit-il plutôt d’un décor végétal sur le principe de la tonnelle ? Une enquête sur les volières pourrait apporter une réponse. Dans tous les cas, Rimbaud évoque le caractère arrangé du parc. Ces éléments enlevés à la Nature ne sont plus sauvages et libres, puisque « leurs jeux » sont « enclos ». Le décor est lié par son relatif exotisme a une symbolique solaire, à tel point que le beau temps du mois de juillet paraît lui-même un don royal : le « Bleu presque de Sahara » du ciel serait apporté par le pinceau d’un peintre et remplirait lui-même une fonction de prestige. Malheureusement, le manuscrit du poème Juillet est déchiré au niveau de l’apostrophe monosyllabique à la rime du vers 3. Seule la première lettre majuscule apparaît partiellement, ce qui a fait dire à Claude Jeancolas :

Ce mot commence par P ou R. Régent pourrait sembler logique mais alors le vers serait de 11 pieds, quand tous les autres sont de 10. Soit Roi, soit Père peuvent convenir ; Père est plus dans l’esprit des rimes.[5]

En réalité, si la concurrence de la plupart des majuscules est à exclure, il ne s’agit que des hypothèses les plus plausibles. Par comparaison avec les autres majuscules de ce seul manuscrit, un B ou un F sont d’autres candidats potentiels : voyez pour « Banc » et « Fenêtre ». Nous n’avons rien à perdre à accepter la prudence qui s’impose. N’oublions pas que nous n’avons pas affaire à des caractères d’imprimerie. Un fac-similé du manuscrit peut être consulté sur internet[6]. En outre, la rime « Jupiter » :: « Père » n’en est pas vraiment une, puisque le premier mot est de cadence masculine et le second de cadence féminine. Banville a déjà montré l’exemple de telles rimes dans le poème Désespérance des Stalactites : « confus » :: « touffues », « rochers » :: « cachées », etc., et Verlaine compose à la même époque un poème selon ce principe, poème qui deviendra la sixième des Ariettes oubliées du recueil Romances sans paroles. Une rime, par ailleurs très approximative, au second quatrain de Juillet (« soleil » :: « Quelles ») montre que Rimbaud peut lui-même jouer avec ce mélange des cadences masculine et féminine. Néanmoins, le poème Juillet est volontairement mal rimé, à tel point qu’il n’est pas interdit de songer à une absence de rime à cet endroit. Rappelons que le poème contemporain Michel et Christine comporte une rime orpheline avec le mot « amaigries ». Dans l’absolu, bien des mots peuvent convenir : « Prince », « Peintre », « Palme », « Peuple », « Paix », voire « Parc », etc., pour n’illustrer que l’hypothèse d’un P à l’initiale. Réduits à des conjectures, nous devons considérer que, en tenant compte de l’articulation cohérente du texte, ce tutoiement s’adresse soit à un élément du décor, soit à une personne importante, plus probablement le boulevard ou le roi.
Etant dominé par les phrases nominales, le poème présente pas moins de trois tutoiements. Le premier est devenu difficile à déterminer suite à la déchirure du manuscrit, mais l’accord à la 2ème personne du singulier de la relative « qui fais que je pense » révèle que la « Fenêtre du duc » est elle-même tutoyée, avant que le « Boulevart » ne le soit à son tour dans l’espèce de reprise finale du dernier quatrain, à la manière de l’envoi dans une ballade. Les éléments tutoyés ont une fonction monarchique, puisqu’il s’agit du boulevard du Régent et de la fenêtre d’un roi qui est lui-même assimilé à un duc de Bourgogne. Le Palais royal a été construit à l’emplacement même du château des ducs de Bourgogne qui a disparu dans un incendie au XVIIIe siècle, le Parc Royal étant lui-même un vestige du parc attenant à ce château. Ses ruines étant souterraines et invisibles, la « Fenêtre du duc » témoigne d’une superposition. Le roi de Belgique est assimilé à un seigneur féodal d’Ancien Régime, malgré la Révolution belge de 1830.
Pour un français, le mois de juillet rappelle d’importants moments révolutionnaires (la prise de la Bastille en 1789 et quelque peu les « Trois Glorieuses » en 1830). En 1872, le 21 juillet n’était pas une date officielle de Fête Nationale, mais sa signification pour les Belges n’est pas révolutionnaire. Quelques précisions historiques sont ici nécessaires.
Comme à peu près tout ce qui fit partie de la Lotharingie (époque du partage en trois de l’Empire de Charlemagne), le territoire belge a eu une histoire médiévale complexe. Il a été partagé entre l’influence latine et l’influence germanique. A l’exception de la Principauté de Liège, le « pays » fut à partir du XVe siècle sous la dépendance des ducs de Bourgogne, dont Charles-Quint fut l’un des descendants. Les Pays-Bas se révoltèrent, devinrent indépendants et protestants, tandis que le territoire belge demeura catholique et sous domination espagnole. La Belgique connut ensuite la domination autrichienne, puis une courte période d’indépendance, avant d’être annexée à la France en 1793. Mais, à la chute de Napoléon, les grandes puissances voulurent affaiblir la France et décidèrent de placer la Belgique sous la dépendance des Pays-Bas. Une telle réunion ne fut que factice. Nous n’étions plus au XVIe siècle. Les Belges considérèrent les Néerlandais comme des envahisseurs et désirèrent quitter l’oppressant Royaume des Pays-Bas. Or, peu après les Trois Glorieuses en France (27-29 juillet 1830), une révolution belge éclata. Le 25 août 1830 à Bruxelles avait lieu la première d’un opéra au Théâtre de la Monnaie : La Muette de Portici d’Auber sur un livret de Scribe et Delavigne. Le jour même de l’anniversaire du roi néerlandais Guillaume d’Orange, la pièce romantique célébrait l’esprit de liberté et de révolte des Napolitains contre le joug espagnol au XVIIe siècle. Les spectateurs Belges s’identifièrent aux Napolitains et sortirent du théâtre en criant : « Aux armes ! » et « Vive la liberté ! » Ce fut le début des émeutes. Après la Révolution belge (août-novembre 1830), les grandes puissances s’opposèrent à ce que la Belgique plaçât à sa tête un roi pouvant également prétendre un jour à la couronne de France. Ainsi, le 24 février 1831, le baron liégeois Surlet de Chokier fut élu Régent du pays, jusqu’à ce qu’une solution fût apportée. Il le demeura jusqu’au 21 juillet 1831, date à laquelle le premier roi des Belges, Léopold Ier, prit ses fonctions après avoir prêté serment de fidélité à la constitution du pays. Nous le voyons bien : évoquant des révolutions en France (1789, 1830), le mois de « juillet » a une signification différente en Belgique. Le titre du poème se nourrit probablement de cette tension. Jacques Bienvenu a attiré l’attention sur la concentration au début du manuscrit du poème de deux mots orthographiés de manière archaïsante : « Boulevart » dans la suscription et au vers 25, puis « amaranthes » au vers 1. Ces archaïsmes contribuent à donner un cachet d’ancienneté au poème. Ces orthographes étaient plus volontiers usitées en 1830 et 1831, voire dans les comédies à ariettes du XVIIIe siècle. Elles créent une ambiance de recul historique, non sans perfidie, étant donné l’impression d’immobilité qu’accentue le poème, malgré les infinis développements possibles du drame et de la comédie.
Il est question d’un endroit de paix, de « Calmes maisons ». A l’époque, le boulevard était fermé à la circulation hippomobile et ce n’était pas une artère marchande de la ville, ce qui justifie la qualification de « Boulevart sans mouvement, ni commerce ». Ce passage a le mérite de ne pas accueillir l’agitation du monde moderne. Le terme « commerce » fait l’objet d’un jeu de mots en étant prolongé par « Muet » au début du vers suivant, adjectif qui pourrait être une allusion au titre La Muette de Portici, transformant, de par un hommage ambivalent, les suites de la Révolution belge en une sorte de spectacle d’opéra-comique. Dans « Est-elle almée ?... », le vers sur « la Pêcheuse et la chanson du Corsaire » confirme l’importance du thème de l’opéra-comique dans les poèmes contemporains de Rimbaud, et cette Pêcheuse peut être rapprochée également de la muette Napolitaine. Pourquoi Rimbaud admirerait-il sincèrement, par le biais d’un univers d’opéra-comique, les lieux symboliques manifestant le pouvoir du roi Léopold II ?
Il reste à progresser sur ce qui fait l’admiration du poète en ce parc. Deux passages peuvent encore retenir tout particulièrement l’attention. Dans un parterre de rosiers, le poète imagine voir le balcon de Juliette, allusion sensible au célèbre drame Roméo et Juliette de Shakespeare. Puis il est question du « poison des escargots et du buis ». Il s’agit d’un unique poison, puisque les escargots ingèrent le buis, une plante toxique. C’est pour cette raison qu’il convient de laisser jeuner quinze jours un escargot sauvage avant de le préparer comme plat. Le buis peut également être taillé en balcon. Et précisément, « buis » et « balcon », tous deux à la rime, sont présentés au ras du sol, par deux expressions voisines, respectivement « très bas » et « ici-bas ». Mieux encore, le « buis » « dort ici-bas au soleil », tandis que le « balcon » est présenté comme « Ombreux et très bas ». L’allusion au personnage de Juliette est donc clairement reliée à l’évocation du « poison des escargots ». Dans ce célèbre drame, pour partie une variante de l’histoire de Pyrame et Thisbé, Juliette a bu une potion qui a donné à son corps une apparence cadavérique afin de la soustraire à sa famille, mais ceci va tromper son récent époux Roméo qui n’a pas été prévenu à temps du stratagème, lequel absorbe un poison et meurt sur le corps de Juliette qui, se réveillant, va embrasser les lèvres de Roméo pour absorber quelques gouttes du poison violent et mourir avec lui. L’allusion au drame de Shakespeare demeure quelque peu mystérieuse, mais un calembour rattache le poison à l’idée de royauté. Le « duc » fait songer aux « escargots » par le biais des expressions « duc de Bourgogne » et « escargots de Bourgogne ». L’amour absolu entre Roméo et Juliette était contrarié par la querelle entre leurs deux familles respectives, et l’amour du poète pour le parc semble lui-même contrarié par la présence du roi, la fenêtre de son palais figurant une manière de regard inquisiteur. La préservation d’un idéal de beauté se fait apparemment par l’expression d’un « silence » de retraite face aux symboles de la monarchie ambiante. La subtilité du poème serait d’envisager la plénitude des lieux comme soustraite à la fonction prestigieuse du régime politique.
Un élément du poème s’accorde toutefois mal avec une description des pourtours du boulevard du Régent. Quelle est cette « station du chemin de fer » nommée ou surnommée « Henriette » ? A l’époque, la gare centrale n’existait pas. La gare du Midi et la gare du Nord n’étaient pas reliées, et la gare du Nord était plus près de la place Rogier qu’elle ne l’est aujourd’hui. Rimbaud pense-t-il à la gare du Luxembourg qui ne se situe pas trop loin du boulevard, gare aujourd’hui souterraine, mais dont la « charmante » façade, classée monument, a été préservée malgré le contraste architectural violent avec l’actuel Parlement européen ? La gare du Luxembourg a-t-elle reçu jadis le nom d’Henriette ? Il semble également que quatre stations reliaient la gare du Nord à la gare du Luxembourg. Y avait-il une gare ou un simple embarcadère du nom d’Henriette du côté de la « place ducale » ? Toutefois, la station est présentée en tant que souvenir dans le poème et pourrait exceptionnellement ne pas désigner un élément de décor dans la proximité du boulevard du Régent. Nous l’avons dit, les deux poètes se plaisaient alors à voyager abondamment en train, ce qui alimente même leur production en vers. Aujourd’hui, la « Charmante station du chemin de fer » fait assurément écho aux « charmants asiles » du poème Walcourt des Romances sans paroles. Ceci dit, puisqu’il est question d’un vécu antérieur au 22 juillet, Rimbaud ne pourrait guère désigner en-dehors de Bruxelles que des gares françaises à Paris, Arras ou Charleville. L’évocation du train en poésie s’est développée peu de décennies auparavant, La Maison du berger en 1843, et, à moins d’un Maxime du Camp (l’auteur des Chants modernes), ces évocations sont essentiellement négatives. Rimbaud et Verlaine sont précurseurs d’une poésie du train comme échappatoire à la mélancolie. Expression d’une mélancolie de l’âme (distincte de la mélancolie des humeurs grecs) qui se rencontre dans Stello de Vigny et Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie notamment, les « diables bleus » désignent métaphoriquement les vapeurs de la locomotive. Leur danse est la cessation des tourments.
Mais, au-delà du biographique, il y a l’importance du motif ferroviaire pour une telle époque. De l’Antiquité au XIXe siècle, l’homme n’a pas marché plus vite, ni les armées. L’invention récente du train a tout bouleversé et la Belgique a été un lieu important d’installations ferroviaires. La ligne Bruxelles-Malines, concernée par un poème des Romances sans paroles, est historique : ce fut l’une des trois premières à être mises en service sur le continent (l’Angleterre étant mise à part). Elle fut inaugurée en 1835. Les Belges étaient réputés pour savoir fêter trois jours durant tout nouveau tracé, toute nouvelle gare. L’alliance était du rail (le chemin de fer) et de la locomotive (traction à vapeur initialement). Les pentes et reliefs du terrain étaient l’autre problème majeur, ce qui fit qu’après l’invention impressionnante des locomotives, des rails et des gares, il y eut encore de l’émerveillement s’étalant dans le temps avec l’invention spectaculaire de tunnels, ponts et viaducs. L’opposition « mont » et « fond » du vers : « Au cœur d’un mont comme au fond d’un verger », fait allusion à l’idée d’un train qui monte et descend partout grâce aux progrès technologiques. Néanmoins, le plat pays n’était pas l’endroit idéal pour s’en extasier à ce point. Les mentions « mont » et « verger » sont sans doute ironiques. Des brochures sur les voyages en train existaient à l’époque, par exemple sous la plume de Jules Janin. Mais, le spectacle du « boulevart sans mouvement » ne rappelle pas précisément le voyage en train. Rimbaud insiste bien sur la station, sur les arrêts, les escales. Ce qu’il apprécie, c’est la vision d’un mont, d’un verger, d’un parc. L’admiration est paradoxale dans ce poème, puisque c’est le mouvement qui a apporté les éléments exotiques du parc, puisque c’est le mouvement qui conduit aux stations. Tout semble correspondre à une stratégie retorse de joie ambivalente.
Le poème Michel et Christine pourrait apporter des éléments de réponse. Il est d’autant plus probablement contemporain de Juillet que Claude Jeancolas a fait cette remarque étonnante sur les deux manuscrits qui nous sont parvenus :

Tache au centre sous les vers 4 et 5 [du manuscrit de Juillet] au même emplacement que la tache du manuscrit de Michel et Christine, ce qui confirme que ces deux manuscrits ont voyagé ensemble. » (opus cité, p.418)


                 Les deux taches au centre et à droite du manuscrit de Juillet le début d'une majuscule



L’image du « Sahara » est commune aux poèmes Juillet et Michel et Christine, et n’implique pas que la chaleur insupportable. Elle suggère l’idée de désert qui peut être sarcastique. Il nous reste encore des éléments à éclairer de ce poème énigmatique. Nous reviendrons ultérieurement sur les poèmes Juillet et Michel et Christine, notamment en ce qui concerne la versification. Nous aurions plusieurs autres informations à apporter, mais nous n’avons pas voulu composer un article plus long. Nous espérons avoir montré l’importance pour la compréhension de ce poème de la présence du Palais Royal, du Parc Royal et du Kiosque du Vauxhall près du boulevard du Régent et l’importance encore  de toute une culture autour de l’opéra-comique que partageaient Rimbaud et Verlaine. D’autres éclaircissements viendront en leur temps.



Je remercie Jacques Bienvenu qui a identifié le Palais Royal et le Parc Royal, lorsque je lui ai confié qu’il n’était pas normal de chercher à identifier un « palais de Jupiter » ailleurs que sur le boulevard du Régent. Il m’a communiqué également les notes utiles de Claude Jeancolas.




[1] Verlaine avait donné son adresse à sa femme en juillet, mais, dans ce billet, il refuse de la communiquer à Lepelletier. L’euphorie communicative de Verlaine se retrouve précisément dans le poème Walcourt et c’est une série de poèmes intitulée De Charleroi à Londres que Verlaine envisage de constituer dans une lettre à Blémont du 22 septembre 1872. Rimbaud est parvenu à détourner Verlaine de sa femme à partir du 22 juillet et le projet de « bohémienneries » agrémentées de voyages en train a fini par enthousiasmer le « Pitoyable frère » (Vagabonds).
[2] Identification également proposée, mais perdue de vue ensuite, par Antoine Fongaro dans une note de son livre « Fraguemants » rimbaldiques.
[3] Dalayrac a également fait représenter un drame en prose Roméo et Juliette ou Tout pour l’Amour en 1792 à l’Opéra-Comique (salle Favart). Mais nous n’avons pas pu consulter cette pièce.
[4] L’onomatopée « Dinn ! dinn ! dinn ! » de Fêtes de la faim semble faire écho également à l’onomatopée « din din din » de la « Clochette du village » au tout début de Ninette à la cour.
[5] Claude JEANCOLAS, Les Manuscrits Arthur Rimbaud. L’Intégrale, Textuel, 2012, p.418.
[6] http://www.bibliorare.com/vente

dimanche 20 janvier 2013

Le manuscrit et la mystification, par Jacques Bienvenu







     On peut être mystifié par un manuscrit de différentes façons. Éliminons le cas classique des écrits exécutés par des faussaires et intéressons-nous aux fac-similés de Rimbaud que nous connaissons. Car les manuscrits sont comme des miroirs qui reflètent une image différente selon le moment ou la manière dont nous les observons. Prenons un exemple. En 1919, Berrichon publiait des manuscrits de Rimbaud sans avoir remarqué qu’un certain nombre étaient écrits par Verlaine. De même le manuscrit du Bateau ivre qu’on croyait autographe ne l’était pas. On apprit des experts Bonnet et Chalvet lors de la vente Barthou de 1935 qu’il avait été recopié par Verlaine. Cela modifie légèrement notre vision des poèmes car on est en droit de penser que des variantes peuvent exister sur les manuscrits originaux. À l’inverse un cas assez fascinant est celui de « L’Enfant qui ramassa les balles… » dont on croyait d’après le témoignage de Régamey qu’il était de Verlaine. Mais lors d’une vente, en 1932, où se trouvait le manuscrit original de ce poème, les experts reconnurent l’écriture de Rimbaud. Dès lors, à l’exception notable de Bouillane de Lacoste, le poème a figuré comme étant de Rimbaud dans les éditions des œuvres du poète. Or, voici que tout récemment dans la dernière Pléiade, André Guyaux écrit : « David Ducoffre en se fondant sur le monogramme P.V. qui figure au bas du feuillet, a relancé l’hypothèse d’une attribution des deux dizains à Verlaine. » Si  ce critique a raison, le poème pourrait redevenir  un texte de Verlaine.

    Un autre cas, peut-être le plus saisissant, a été le moment où Bouillane de Lacoste a identifié l’écriture de Germain Nouveau dans deux poèmes des Illuminations. Ceci a considérablement modifié notre regard sur ces fameux poèmes en prose.

    Quand le critique interprète des signes extérieurs aux poèmes qui figurent sur le manuscrit, il peut être aussi mystifié. Ainsi, dans le  problème de la pagination des manuscrits des Illuminations, Je pense avoir montré que Steve Murphy s’est trompé en l’attribuant à Rimbaud, notamment en négligeant des arguments essentiels d’ordre graphologique. L’enjeu est d’importance car la vision des Illuminations en tant que recueil constitué par Rimbaud est modifiée.

   Une autre mystification était celle concernant la lettre de Gênes dont on avait « perdu » trois pages. On nous affirmait avec certitude qu’elles ne se trouvaient pas au musée Rimbaud. C’est pourtant là que je les ai trouvées grâce à la complicité d’Alain Tourneux. D’autres formes de mystifications sont dues à Rimbaud lui-même. David Ducoffre a montré qu’il n’était pas évident de lire sur une  lettre de Rimbaud datée de février 1875 un signe très bizarre qui a été interprété comme étant le chiffre 5 et qui montrerait que Rimbaud s’est trompé en écrivant février au lieu de mars, ce que ne pense pas Ducoffre, à mon sens avec raison. Mais la meilleure mystification de Rimbaud est peut-être celle où cette fois  il se trompe d’année et écrit : 1881 au lieu de 1882. Ce qui avait amené de nombreux éditeurs à penser que Rimbaud s’était trompé en écrivant « Aden » au lieu de « Harar ». J’ai pu retrouver  le manuscrit et surtout l’enveloppe de la lettre avec « le cachet de la lettre faisant foi » comme l’a dit Jean-François Laurent dans un compte rendu aimable de mon article qu’il a donné le 22 septembre dernier au Procope.

    Certes, on pourrait trouver d’autres exemples où nous sommes parfois mystifiés par les manuscrits de Rimbaud. Mais on me pardonnera, je pense, de faire particulièrement  allusion au travail effectué sur ce blog.