vendredi 22 avril 2022

Mise au point sur les rapports entre Verlaine et Rimbaud (actualisé le 23 avril)

 

Favart. DR.

Quand on envisage la relation entre Verlaine et Rimbaud on pense en général que Rimbaud est du côté de la force et du génie et que Verlaine est un faible qui suivait tant bien que mal les innovations de son ami. Un très bon critique britannique, Cecil Hackett, qui s’était penché sur cette question écrivait :


« Ce ne fut jamais un dialogue entre égaux, mais entre un poète profondément original-un génie- et un timide novateur, entre un adolescent que Verlaine prit pour un dieu et qui soudain illumina puis brisa son existence banale, et un homme que Rimbaud avait admiré et ensuite méprisé. » 


Plus récemment Antoine Fongaro soutenait aussi que Rimbaud méprisait Verlaine. Dans un article qui m’était consacré, il écrivait que Rimbaud « ne perdra jamais une occasion  de se moquer de la poésie de Verlaine ». Ceci l’amène à des interprétations un peu ridicules comme celle d’expliquer que « Cage de la petite veuve » dans le poème Juillet de Rimbaud désigne la prison de Verlaine qui se considérait comme « un veuf » après sa séparation avec sa femme ! Fort heureusement d’autres critiques comme Olivier Bivort ne se sont pas trompés. Il écrivait dans le dictionnaire Rimbaud : « Il est illusoire d’indiquer qui de Verlaine ou Rimbaud a influencé l’autre. Leur vers de 1872 reflètent autant leur personnalité propre que leur génie poétique »


Néanmoins il convient de préciser autant que possible la nature de la relation poétique entre les deux poètes.


Il est bien connu que Rimbaud admirait Verlaine avant de l’avoir connu. On sait qu’il avait apprécié en 1870 Les Fêtes Galantes qu’il jugeait « admirables ». Dans la lettre du Voyant à Demeny il parle de Verlaine comme un voyant et un vrai poète. Aussi, n’est-il pas surprenant qu’entre les deux poètes soit née une grande amitié qui va se transformer sous l’impulsion de Verlaine en véritable liaison. Cependant Rimbaud avait dû rentrer à Charleville pour ménager la femme de Verlaine. Pour bien comprendre les échanges poétiques entre les deux poètes il faut lire la lettre du 2 avril 1872 que Verlaine envoie à Rimbaud. On y apprend que Verlaine a reçu un exemplaire d’une ariette de la part de son ami qualifiée d’ « ariette oubliée ». Une ariette c’est une sorte de chanson à la mode au 18ème siècle qui se trouvait parfois insérée dans le livret d’un opéra comique. Au moment de cet envoi Rimbaud n’avait pas encore (du moins on n’en a pas trace) écrit ce que l’on appelle ses derniers vers. Il est probable que Rimbaud avait compris que Verlaine serait sensible à cette chanson.(Selon Verlaine Rimbaud aurait découvert en classe de seconde des libretti de Favart). L’image en haut de notre blog montre le passage de l’ariette « Le vent dans la plaine /Suspend son haleine. » que Verlaine a reproduit pour la première fois dans la Renaissance littéraire et artistique du 18 mai 1872  en tête de son poème Romance sans paroles .


Renaissance littéraire et artistique du 18 mai 1872. Gallica. DR.

Verlaine fut en effet si sensible à cet envoi qu’il publia 9 « ariettes oubliées » dans Romances sans paroles. Quant à Rimbaud il écrivit en 1872 des sortes de Chansons et des vers « mauvais » dans lesquels il s’affranchissait des contraintes de la rime ou des césures. Rien n’indique qu’à ce moment Rimbaud se moque de Verlaine. Il y a une admiration réciproque entre les deux poètes. Quant à la poésie de Verlaine elle est à son sommet toute en finesse et en subtilités. Toutefois si on veut comprendre les arguments de ceux qui considèrent que Rimbaud se moque de la poésie de Verlaine, il est possible que Rimbaud ait trouvé mièvre La Bonne Chanson. Comme le recueil était dédié à Mathilde ce pourrait être la raison pour laquelle Rimbaud ne l’aurait pas apprécié. On a trouvé en effet plusieurs mentions de La Bonne Chanson dans les écrits de Rimbaud qui semblent dépréciatives. J’ai montré que le Poème « Poison perdu » que j’attribue à Rimbaud possède un intertexte avec le poème X de la Bonne chanson : « Et portant sur sa pointe aiguë un fin poison/ Voici venir pareil aux flèches le soupçon » qui fait écho à «  Pointe d’un fin poison trempée » de Poison perdu. Plus surprenant encore le regretté Yann Fremy trouve un lien très net entre la pièce XVII de La Bonne Chanson et la première partie du poème « Phrases » des Illuminations.


Un élément permet de bien comprendre l’importance de Verlaine pour Arthur. Quand Rimbaud fut arrêté à Bruxelles après le fameux drame on a retrouvé dans son portefeuille plusieurs lettres de Verlaine qui dataient parfois de deux ans, notamment celle du 2 avril 1872 dont nous avons parlé. On peut consulter notre article : Les enseignements du porte-feuille de Rimbaud.

Même après l’emprisonnement de Verlaine, Rimbaud recopie Crimen amoris avec un soin extraordinaire pour l’impression. Signalons à ce sujet que Crimen amoris est écrit en vers de 11 syllabes. C’est Rimbaud qui semble être à l’origine de l’utilisation de ce rythme que les deux poètes vont utiliser à partir de 1872. On sait que Rimbaud avait fait découvrir Marceline Desborde-Valmore à Verlaine. La poétesse usait du vers de onze syllabes dans ses poésies.


Revenons à présent sur notre précédent article qui parle d’ Est-elle almée ?. Aucun critique n’a pu envisager que Rimbaud ait pu s’inspirer de Verlaine pour écrire ce poème. On ne cherche chez Rimbaud que la parodie ou une imitation dépréciative. L’influence de Verlaine sur Rimbaud a été énorme. Rimbaud l’a admiré. La vie des deux poètes avec leurs disputes, leurs bagarres mêmes nous ont égarés. Ce qui compte c’est l’inspiration commune qui a produit des deux côtés de grandes œuvres. Romance sans paroles est un chef-d’œuvre écrit pendant que Rimbaud écrivait ses derniers vers. C’est un contresens de penser que Verlaine est un timide novateur à côté de Rimbaud.


Actualisation du 23 avril


La difficulté de voir que Verlaine ne subit pas nécessairement les critiques dépréciatives de Rimbaud nous est donnée par Steve Murphy. 

Suite à une étude sur un manuscrit du poème Malines révélé en 2000 par la revue Histoires littéraires de Jean-Jacques Lefrère, il observe que Verlaine au vers 11 avait écrit « Le railway défile en silence » avant de le remplacer par « Les wagons filent en silence » ce qui permettait de donner avec le mot railway un argument décisif pour observer un intertexte majeur avec le poème Michel et Christine qui comportait aussi  des mots communs aux deux poèmes : « plaine » « prairies » « horizons ». 


Curieusement ce mot railway avait pourtant été déjà mentionné dans une édition de référence de Jacques Robichez en 1969. Murphy d’ailleurs le signale. Il écrit : « cette variante indiquée par Robichez mais omise dans les autres éditions -y compris dans celle de la Pléiade qui n’accorde aucune note au poème -, a empêché beaucoup de critiques de déceler un rapprochement intertextuel majeur avec un poème sans date de Rimbaud » Le problème est que Murphy décide que Rimbaud a parodié Verlaine. Il dit que cette parodie « consiste à infléchir dans une direction communarde un paysage un peu trop tranquille et une perception cossue ». C’est un peu mince comme argument pour une parodie ! 


L'autre problème est que Murphy croit pouvoir en déduire une datation du poème de Rimbaud qui dit-il, n’a pas pu le composer avant août 1872 puisque c’est la date inscrite sur le manuscrit du poème Malines dont Rimbaud se serait inspiré. De plus il considère qu’un rapport intertextuel en sens inverse est peu soutenable. Pourquoi ? Il n’en donne pas de raisons sans doute parce que dans son esprit c’est toujours Rimbaud qui domine Verlaine. 


Il convient de faire état ici d'une divergence de point de vue entre Yves Reboul et Steve Murphy à ce propos. Ce dernier lui avait reproché de voir dans l’absence de toute influence perceptible du Verlaine des Romances sans paroles un argument de datation. Murphy faisait allusion à un article de Reboul de 1990. La réponse de Reboul est venue 19 ans après…dans son ouvrage Rimbaud dans son temps il écrit qu’il admet l’intertexualité démontrée par Murphy mais il ajoute : 

« Quant à sa conclusion, selon laquelle Rimbaud « parodie » le poème de Verlaine dans Michel et Christine, elle semble assez incertaine; il y a sûrement là un lien intertextuel, mais lequel et dans quel sens ? L’idée que ce puisse être Verlaine qui ait entamé ainsi un dialogue avec le poème de Rimbaud semble à Steve Murphy « peu soutenable » mais il n’avance aucun argument à l’appui de cette assertion. » 


Yves Reboul, qui semble avoir été un peu irrité par l’accusation d’erreur de datation, la récuse de manière péremptoire. Je laisse au lecteur le soin de lire ses arguments dans son livre. Ce serait un peu long pour ce petit article. 


Ce dialogue entre Reboul et Murphy m’avait échappé avant que j’écrive mes articles, mais il permet de mieux comprendre ce que j’ai voulu dire. N’oublions pas que Murphy et Reboul sont de grands critiques qui se connaissent bien et qui dialoguent depuis longtemps.


Mon opinion est donc que Steve Murphy se trompe. Rimbaud a écrit en premier son poème et c’est Verlaine qui s’en inspire. Il ne parodie pas Rimbaud mais il lui dit gentiment qu’il ne le suit pas dans sa violence. À la fureur de Rimbaud il oppose avec humour le silence des wagons dans un site « apaisé » avec un poème correctement rimé car il ne souhaitait pas suivre Rimbaud dans ces audaces de rimes et de césures.


On peut consulter une réaction de David Ducoffre à cet article

mercredi 6 avril 2022

Un poème de Rimbaud sous le signe de Verlaine

 


Le poème Est-elle almée ? est considéré comme un des plus mystérieux de Rimbaud. Les éditions de références en donnent en général très peu de commentaires comme si elles craignaient de s’affronter aux difficultés.

Le but de cet article est de faire le point ici sur ce que l’on peut dire sur cet étrange poème.

À la première lecture on est frappé par deux termes très rares : le premier est almée, le second est feues. On connaît le sens de ces mots. Il est précisé dans le dictionnaire Bescherelle  où  Rimbaud a pu les trouver.


Almée est une femme faisant profession d’improviser des vers, de chanter et de danser dans les fêtes publiques qui sont peut-être les fêtes de nuit dont on parle dans le dernier vers. feues est un adjectif qui signifie : débarrassées de la vie. Les fleurs feues sont des fleurs défuntes, c’est-à-dire fanées.

Les premières heures bleues seraient celles du matin. On connaissait les soirs bleus du poème Sensation.


On a observé que l’expression C’est trop beau ! se retrouve dans le poème Plates-bandes d’amarantes dont le titre pourrait être juillet. Comme le poème Est-elle almée est bien daté de juillet 1872 on a pu penser qu’il a été écrit à Bruxelles pendant le compagnonnage avec Verlaine. On est étonné que dans une notice du récent dictionnaire Rimbaud Alain Chevrier écrive : « L’exclamation « C’est trop beau ! » se trouve dans une féerie du mois précédent, Jeune ménage. » C’est inexact. 


La ville énormément florissante dont il est question dans le poème pourrait être Bruxelles, mais cette identification ne sert pas à grand-chose.


Concernant la forme, le poème est formé de deux quatrains à rimes plates et toutes féminines. Les vers sont de onze pieds appelés hendécasyllabes. On a peu souligné que ce type de vers a été utilisé simultanément par Verlaine et Rimbaud à partir de 1872. Ainsi Louis Forestier écrit fort justement : « Durant l’année 1872, notamment, leurs oeuvres interfèrent et se complètent . En sorte qu’on ne saurait lire un poème comme Plates-bandes d’amarantes sans le rapprocher des « Paysages belges » dans les Romances sans paroles ».

Pour ma part, j’ai longuement signalé que la nouvelle poétique de Verlaine et Rimbaud provenait des discussions que les deux poètes ont eues autour du traité de Banville. 


Dans le second quatrain « La chanson du Corsaire » est une énigme. Selon Pierre Brunel « l’identification est impossible et d’ailleurs inutile. » Il ajoute qu’il est notamment inutile de chercher du côté de Byron. Ce n’est pas l’avis de David Ducoffre qui développe l’idée contraire dans un article récent de son blog.


Examinons les derniers vers :


Et aussi puisque les derniers masques crurent 

Encore aux fêtes de la nuit sur la mer pure.


Remarquons au passage la licence « crurent »/« pure ». Les « masques » font penser à ceux d’un carnaval comme celui de Venise. On peut aussi songer aux Fêtes galantes de Verlaine.


Il me semble à ce propos que le poème est le plus verlainien des poèmes de Rimbaud écrit en 1872. On a trop insisté sur l’influence de Rimbaud à cette époque sans vraiment examiner l’inverse. L’atmosphère vaporeuse, l’impression de clarté lunaire, le flou et l’indicible, les visions d’un rêve, l’imprécision voulue en font un chef-d’oeuvre du genre. 


Rimbaud n’a pas reproduit le poème dans sa Saison en enfer où il aurait pu avoir sa place comme étude.


On peut lire le poème et l’apprécier comme une musique sans vraiment en chercher le sens. Cependant le rôle du critique est d’expliquer. On ne perd rien à le faire car Rimbaud use d’un art consommé. Si le poème est mystérieux, Rimbaud l’a voulu comme tel. Il a réservé la traduction. Chaque mot, chaque expression n’est pas gratuite. On ne sera jamais déçu de l’analyser. Voyez par exemple l’usage du subjonctif « où l’on sente » qui indique que la scène est vécue dans l’imaginaire.