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Source : Jean-Baptiste de Proyart. DR. |
La ville de Charleville-Mézières vient de lancer une souscription pour l’achat de l’original d’un dessin connu d’Isabelle Rimbaud qui représente son frère en joueur de harpe. L’histoire de ce dessin mérite d’être racontée.
La première mention de ce dessin a eu lieu dans la revue La Plume le 15 février 1893 avec un poème de Verlaine intitulé : À Arthur Rimbaud d’àprès un dessin de sa soeur le représentant en costume oriental. Nous savons que ce croquis appartenait à son éditeur Léon Vanier qui le lui avait montré.
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Manuscrit de la seconde version du poème de Verlaine . DR. |
Considérons les deux derniers tercets du poème dans sa réédition de Dédicaces en 1894 :
Retenons ce passage : « Je t’admire en ces traits naïfs de ce croquis,/Don précieux à l’ultime postérité/Par une main dont l’art naïf nous est acquis »
Observons le mot naïf qui désigne Isabelle Rimbaud et dont nous allons par la suite découvrir toute la saveur.
Une lettre de Vanier à Louis Pierquin du 30 janvier 1893 nous donne une information intéressante. L’éditeur de Verlaine écrit qu’il lui a montré le croquis de la tête de Rimbaud et que Verlaine avait fait le lendemain son sonnet. On en déduit que Vanier possédait le croquis en janvier 1893 et que par conséquent Isabelle le lui avait communiqué entre novembre 1891 (date de la mort de Rimbaud) et janvier 1893.
La seconde mention du dessin apparaît dans la première lettre de Berrichon le 12 juillet 1896 où il évoque « tel dessin touchant de votre main, le représentant lyre aux mains en Orient à la fin de son épopée vécue »
On apprend de la correspondance qu’Isabelle avait effectivement offert ce dessin à Vanier. Berrichon qui voulait absolument avoir ce dessin pour illustrer un article sur Rimbaud n’a jamais pu y arriver car suite à la mort de Vanier en 1898, sa veuve ne parvenait pas à le retrouver.
Donc en 1898 le croquis se trouvait chez Madame Vanier.
Le dessin d’Isabelle réapparut en 1931 dans le catalogue Blaizot, collection de Mme Heartt. Nouvelle apparition en 1936 à l’exposition du cinquantenaire du symbolisme où l’on trouve la curieuse notice N° 64 : Rimbaud en 1991, à son retour d’Éthiopie. Calque de Paterne Berrichon d’après un dessin d’Isabelle Rimbaud -À Mme Paterne Berrichon.
Rappelons que Paterne Berrichon est mort en 1922 et que sa veuve avait hérité de tous les documents. Ce calque prouve que Berrichon n’avait pu avoir le dessin original de Madame Vanier mais qu’il avait du en prendre copie chez Vanier puisqu’il l’avait vu chez cet éditeur. En 1948 il est reproduit dans l’iconographie de François Ruchon sur la base du document Blaizot (planche XXIII). En 1954. Il figure à l’exposition de la Bibliothèque Nationale organisée pour le centième anniversaire de la naissance d’Arthur. Le catalogue indique au numéro 483 :
Rimbaud en costume oriental. Tenant une harpe abyssine. Dessin par Isabelle Rimbaud. Avec comme référence la planche XIII de Ruchon.
Mais en 1967 il figure dans l’album Pléiade confectionné par Pierre Petitfils et le libraire et collectionneur Matarasso. On peut penser que Matarasso avait réussi à avoir l’original. Cependant il n’en avait pas fait don au musée Rimbaud et il ne figure pas non plus dans la vente de 1972 de ses collections. C’est tout récemment que l’on a appris que le libraire Jean-Baptiste de Proyart possède l’original et qu’il s’est entendu avec la ville de Charleville-Mézierre pour le céder au prix de 180 000 euros.
On peut à présent revenir en arrière pour bien comprendre l’histoire de ce portrait.
En 1930, Marguerite Yerta-Méléra grande amie de Berrichon et d’Isabelle Rimbaud avait publié dans l’édition de luxe de sa biographie de Rimbaud des dessins attribués au poète qu’il aurait réalisés au cours de ses pérégrinations en Afrique. Isabelle Rimbaud avait confié ces dessins à Marguerite Méléra qui entretenait à présent la légende d’un Rimbaud dessinateur. Dans son livre « Résonances autour de Rimbaud » elle écrivait :
Arthur Rimbaud, en Orient, est un commerçant avisé. Et parfois, sur une feuille de papier à lettres, pour l’édification de sa famille il écrit, il dessine le paysage qu’il a sous les yeux. Voici Aden : « La pointe du Steamer « , voici dans la fraîche et montagneuse Abyssinie : « Les environs de Farré », « La maison de soleillet »,voici « Ankober »; les toucouls, les rondes maisons abyssines paillent de boue des indigènes, parmi les broussailles et les pierres. Et quels dessins ! Sages, léchés, exacts, sans relief, directement inspirés par les illustrations aux récits de voyage qu’à onze ans Rimbaud dévorait dans le « Magasin pittoresque » ou « L’Univers illustré ».
On peut cliquer sur l'image pour agrandir
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La Maison de Soleillet présentée comme dessin de Rimbaud. Planche XII. Col. JB. DR. |
Suite à cette publicité les dessins sont vendus assez cher au cours de différentes ventes pendant assez longtemps.
Mais une découverte importante est venue d’un grand rimbaldien allemand, M. Curd Hochwadt qui avait trouvé en 1965 en préparant une exposition Rimbaud à Hanovre le modèle exact de plusieurs dessins qui figuraient dans le livre de Madame Méléra. En particulier le dessin de la maison Paul Solleilet à Ankober. Le dessin était signé « Taylor » comme on peut le voir sur notre image. La source provenait d’une revue allemande illustrée de géographie et d’Ethnographie nommée Globus.
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La maison de Soleillet, dessin de Taylor. Source : Globus. DR. |
Cette signature « Taylor » (en bas à gauche sur l'image) ruinait la réalisation par Rimbaud de ce dessin car c’était une exacte réplique de celui qui figurait dans le livre de Madame Méléra.
L’information fut divulguée en 1966 par Pierre Petitfils dans la revue Bateau ivre N°20.
Ce n’est que 24 ans plus tard qu’on a trouvé la source véritable de ces dessins dans la revue française « Le Tour du monde » et précisément dans l’article « Un voyage au Choa » de 1889.
La découverte a été faite par Steve Murphy : “J’ai tous les talents !’’ : Rimbaud harpiste et dessinateur », Parade sauvage bulletin, n° 6, novembre 1990, pp. 28-38.
Murphy commence à montrer que le dessin de Rimbaud harpiste a été décalqué par isabelle dans cette revue et qu’elle avait remplacé habilement la tête de l’indigène par celle de son frère (voir image ci-dessous). Puis il montre aussi que d’autres dessins du livre de Méléra ont leur origine dans cette revue.
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Bulletin N°6 PS. DR. |
C’était là une belle découverte.
Cependant il existe une pointe qui n’a pas été soulignée par les commentateurs. Pour que ces dessins puissent passer pour des oeuvres de son frère il a fallu qu’elle fasse en sorte que l’on ne voit pas le véritable auteur du dessin, ce qu’elle a fait pour « Taylor » et pour le croquis du harpiste où le nom de l’auteur « Roujat » est soigneusement effacé. Quel montage raffiné !
Dès lors, on comprend qu’Isabelle Rimbaud est tout sauf une naïve dans cette affaire. Son travail de faussaire est admirablement réalisé. Le dessin de Rimbaud en harpiste dépasse l’intérêt de son simple portrait. D’ailleurs on peut se demander si ce portrait ressemblait au poète en 1891. Dans une lettre du 21 avril 1890 Rimbaud écrivait à sa mère : « Je me porte bien, mais il me blanchit un cheveu par minute. Depuis le temps que ça dure, je crains d'avoir bientôt une tête comme une houppe poudrée. C'est désolant, cette trahison du cuir chevelu ; mais qu'y faire ? »
On est en droit de penser qu’en un an et après d’atroces souffrances sa chevelure a pu encore blanchir. Il est donc probable que Rimbaud avait les cheveux blanc à l’hôpital de la conception à Marseille. Ce n’est pas le cas du Rimbaud jouant de la harpe. On est donc pas certain que ce portrait soit fidèle au Rimbaud de 1891. Elle avait confié à Berrichon d’autres portraits de Rimbaud mais elle-même les jugeait sans valeur et Berrichon les trouvait beaucoup moins intéressants que le portrait à la harpe. À son grand regret il ne pourra jamais l’imprimer. On comprend que ce portrait de Rimbaud jouant de la harpe a une valeur exceptionnelle. C’est le premier faux Rimbaud de l’histoire de la rimbaldie (qui en comporte de nombreux) et un symbole de l’entreprise d’hagiographie de la soeur du poète.
Mise à jour du 26 juillet :
L’actualité a donc remis en scène le dessin d’Isabelle Rimbaud. Avant d’écrire cet article j’ai voulu lire tout ce que j’avais sur cette question. Lefrère a publié deux livres « Face à Rimbaud » et « Les dessins d'Arthur » où l’on trouve déjà beaucoup d’informations. Je possède ces deux livres. Le document essentiel est l’article de Murphy. Je constatais que je n’avais pas dans ma bibliothèque rimbaldienne les bulletins Parade sauvage. J’ai pu l’obtenir en fichier joint grâce à l’amabilité de Madame Elise Nicolas qui travaille au Musée Rimbaud. Je la remercie vivement ici. Je signale que les bulletins Parade sauvage sont épuisés et qu’il serait souhaitable de les republier.
Je n’avais pas fait attention au rôle du grand rimbaldiste allemand Curd Hochwadt dans la révélation que les dessins publiés par Mme Méléra n’étaient pas de Rimbaud. Je ne sais pas s’il existe un catalogue de son exposition réalisée à Hanovre en 1965. J’ai pu consulter la revue Globus que je ne connaissais pas et qui me semble très intéressante.
J’ai relu la correspondance entre Berrichon et Isabelle Rimbaud. J’ai consulté tous les catalogues d’expositions et références iconographiques que je possède. J’ai pleinement réalisé l’incroyable travail de faussaire d’Isabelle Rimbaud que je n’avais pas assez mesuré. L’idée de remplacer une tête par celle de Rimbaud au moyen d’un calque est en avance par rapport aux procédés actuels qui permettent de le faire en deux clics.
Certes, les mensonges d’isabelle Rimbaud ont été dénoncés depuis longtemps. Etiemble l’avait fait. Plus récemment Yves Reboul notamment a écrit, en 2009, dans Rimbaud en son temps un article intitulé « Isabelle Rimbaud et l’aveu qu’il s’est trompé » où il dénonce ses impostures. Cependant il omet de signaler le travail de faussaire de la soeur du poète pour ce fameux croquis.